La ville, l’aé­ro­port, les pannes et les pins

Si la définition des smart cities varie selon les auteurs et les disciplines, un trait dominant semble se dégager au cours de cette première période transitoire: des efforts concertés visent à faire coïncider le modèle de la ville avec l’entreprise modèle.

Date de publication
06-05-2014
Revision
14-10-2015

Dans un film d’à peine une minute appartenant aux archives de la British Pathé, deux femmes belles et élégantes marchent dans un New York enneigé. Elles s’approchent graduellement de la caméra pour s’arrêter devant une bouche d’incendie. Par l’intermédiaire d’un fil, l’une d’entre elles y connecte la boîte plutôt volumineuse que tient l’autre. Il s’agit d’une radio de haute fréquence reliée à leur parapluie. L’intertitre précise qu’il s’agit d’un « téléphone portable sans fil ». Dans le plan suivant, une standardiste reçoit le coup de fil passé en pleine ville grâce à ce dispositif précaire. Ravie de recevoir cet appel, elle passe un vinyle sur une platine à destination des deux femmes1
Ce document date de 1922, ce qui, à première vue, peut paraître étonnant. En réalité, l’imaginaire de la smart city remonte pourtant à la fin du 19e siècle. Dans son ouvrage Le 20e siècle (1890), Albert Robida raconte et dessine Paris comme une ville où tout communique avec tout (dessin). Le réseau devient une métaphore autant qu’une méthode pour architecturer la ville selon le modèle de ses technologies de communication et de transport. 
Ces anticipations visaient juste, même si d’un point de vue technique, la smart city ne devient possible que bien plus tard. L’idée que les organismes vivants sont des systèmes qu’on peut réguler à l’aide des machines est au cœur de la cybernétique, l’hyperscience qui naît des cendres de la Seconde Guerre mondiale. C’est un long chemin, mais rapidement parcouru, qui mène de Colossus2 à l’iPhone. Au début des années 2010, la popularisation des ordinateurs portables miniatures et géo-localisables, c’est-à-dire des smartphones, est bien sûr un facteur très important.
Toute ville traversée, habitée, imaginée par des utilisateurs de téléphones connectés à Internet peut être perçue comme une smart city. Le fait que les citadins ont accès en temps réel à des données concernant leur environnement immédiat change leurs rapports à leur entourage et influe sur leur manière d’appréhender l’espace. Immergés dans le flux informationnel et plus ou moins conscients de leur environnement physique, les nouveaux promeneurs / utilisateurs sont oublieux du fait que leurs appareils portables émettent une masse continue de données qu’ils ne voient et ne contrôlent que partiellement.
Mais les écrans ne sont pas uniquement entre les mains des habitants : les villes s’équipent en écrans pour afficher des données en temps réel. Les réseaux de bus et le métro offrent souvent des informations sur les prochaines arrivées, les titres de transport transmettent les trajets de leurs possesseurs, les parkings reconnaissent chaque voiture, etc. Malgré la présence grandissante des écrans, il est clair que la production et la circulation des données n’ont pas lieu uniquement de manière affichée et lisible. Pour prendre un exemple plutôt inoffensif, les arbres à Paris, si importants pour l’image du Second Empire et pour rassurer les Parisiens contre la pollution ambiante à l’aune du 21e siècle, portent tous aujourd’hui des puces et leur état de santé est suivi à distance par les botanistes de la ville.
Ce type de puçage est favorisé par le deuxième moment décisif pour la vie technique des smart cities, le passage, toujours en cours, de l’IPv4 à l’IPv6, c’est-à-dire de la version 4 de l’Internet Protocol (IP) à la version 63. Le nouveau protocole est synonyme de l’arrivée de « l’Internet des choses » : loin d’être réservée aux seuls ordinateurs, grands et petits, la connectivité concerne dorénavant, au moins théoriquement, tout objet (ou sujet). Tout peut posséder une adresse IP et devenir lisible et situable par le réseau. Cela signifie que, virtuellement, toute chose peut devenir productrice de données. Un des buts principaux des smart cities est de cueillir, classer et lire ces données qu’on appelle aussi Big Data ou le nouvel or noir. 

Les villes de demain, aujourd’hui


Que sont au juste les smart cities ? Les définitions varient selon les sources et les versions4. De façon générale, on pourrait dire pourtant que cette appellation plutôt vague correspond à des bouquets d’infrastructures et de services numériques vendus, très cher, par des entreprises informatiques, essentiellement américaines, à de nombreuses municipalités autour du monde. Ils se matérialisent sous forme de capteurs, écrans, câblages, ondes invisibles et autres éléments voués à agir comme autant d’interfaces entre les habitants et (les systèmes de gestion de) la ville. Ils pénètrent la ville telle qu’on la connaît, lui rajoutant plusieurs couches informationnelles, lisibles ou non. Cela implique des modifications profondes qui touchent aussi bien la ville que les citoyens.
La caractéristique commune de ces services et infrastructures est qu’ils comportent des promesses multiples pour l’avenir face à la crise écologique, la crise financière et la surpopulation croissante des villes5. Ce sont en tout cas les arguments récurrents proposés pour prouver l’inéluctable nécessité d’implémenter les produits proposés. Eternel refrain positiviste du progrès qui confie aux avancées technologiques le soin d’assurer le bien-être des populations. 
Dans un monde en manque de ressources, qu’elles soient financières ou énergétiques, les smart cities sont mises en avant comme la solution la plus efficace pour économiser sur tous les fronts tout en gérant le surnombre des citadins. Dans un monde qui donne l’impression de courir à sa perte, ces systèmes technocratiques, avec leur capacité computationnelle et leur supposée neutralité, sont présentés comme les garants des mesures nécessaires à l’amélioration des performances, la limitation des dépenses, la gestion des flux, la relance de l’économie, la réforme de l’éducation, l’exclusion des accidents de toute nature. 
Il est peut-être raisonnable de dire que, si de telles garanties existent, il vaudrait mieux en profiter. Qui ne désirerait pas un monde insouciant où on s’épanouit dans une société écologique gérée en toute harmonie et sans accroc ? Mais même en occultant le fait que ce type de société paradisiaque n’a jamais pu exister – en tout cas jamais grâce à une planification générale préalable, une question importante se pose : comment est-il devenu acceptable que ce soit des entreprises informatiques, plutôt que des équipes d’urbanistes, de chercheurs, d’architectes et de citoyens, qui définissent ce qu’est une ville aujourd’hui ? Comment se fait-il que ce soit Siemens, Orange ou Dassault Systems qui dirigent les processus d’adaptation des villes existantes à leurs propres modèles de management ? Ou que ces entreprises puissent créer des nouvelles villes ex nihilo ?
Sur le site de IBM, qui est l’un des deux leaders dans ce domaine (avec Cisco), nous pouvons lire l’assertion suivante : « Infrastructures. Operations. People. What makes a city ? The answer is of course all three.6 » Si l’utilisation par le géant informatique de ces trois termes est légitime, il est moins évident d’accepter qu’une ville soit réductible à cette seule trinité. Qu’en est-il des liens sociaux ou de la citoyenneté dans cette définition ? Et les conflits, la complexité systémique, la part du hasard, l’hétérogénéité, les corps désirants ? Tout élément ayant trait à la vie ou à la démocratie semble avoir été écarté, aseptisé devrait-on dire, pour s’en tenir à des éléments pouvant être communs à la ville et à l’image que se font les entreprises d’elles-mêmes. En effet, ces dernières aimeraient n’être faites que d’opérations et d’infrastructures à même d’accueillir les gens de manière docile.
Dans un monde où prévaut l’économisme, il convient d’appeler les gens des gens plutôt que des citoyens ou des employés. Google, tout comme Facebook après elle, ouvre entre-temps la voie en inventant des manières de faire apparaître le travail comme un jeu d’enfant continu, dur mais agréable. Elles montrent comment il faut s’y prendre pour qu’une entreprise ressemble à une aire de récréation permanente où on ne fait que travailler, sans protestation – car de quoi peuvent bien se plaindre les enfants gâtés ?
De manière beaucoup moins « avant-gardiste », les « smarter cities » de IBM ou les « cities of the future » de Cisco visent à faire coïncider le modèle de la ville avec l’entreprise modèle. Sous couvert de dernier cri technologique, ce sont souvent des principes anachroniques qui sont à l’œuvre. Cela est bien sûr encore plus vrai dans les villes nouvelles, que ce soit Living PlanIT près de Porto au Portugal ou Masdar City dans le désert d’Abu Dhabi. Aucune place n’est laissée au hasard, à la sérendipité. Tout est à sa place, surtout les habitants. Au moins sur le papier, leurs trajectoires répétitives et confortables sont tracées à l’avance : de la résidence au lieu de travail et de là au shopping center. La dérive est exclue de la planification. Dans ces environnements artificiels, le détour est perçu uniquement comme une perte de temps à éviter grâce à une gestion strictement utilitariste de l’espace. Stan Gale, le PDG de Gale international7, l’entreprise principale qui supervise la construction de Songdo International Business District (IBD), pense fièrement que « la smart city changera la vie des gens en dissipant l’angoisse habituellement associée à des questions telles que ‹ où dois-je être à telle heure ›, ‹ quel est le lieu du meeting ›, etc. Car c’est simple, à Songdo IBD on est constamment là où on doit être ». Gale fait bien sûr référence ici au système omniprésent de « Téléprésence » intégré dans la ville. Ce dernier est d’ailleurs souvent promu comme une solution plausible à la réduction du trafic et à la diminution de l’émission des carburants. Etrange hygiène que l’abolition de l’espace public. 
Selon l’urbaniste Richard Sennet, ce type de principes néo-fordistes créent ce qu’il appelle, non sans humour, « the stupefying smart city » : la ville intelligente qui abrutit8. Et, si elle n’abrutit pas, elle instrumentalise les êtres humains en n’en faisant que des travailleurs dévoués 24/24 et 7/7 à la rentabilité de leur existence dans un monde technocratique où l’or noir des Big Data est en train de redéfinir les détenteurs du pouvoir. 

Villes de pins


La description de « la première ville intelligente de la Riviera » qui suit appartient à J. G. Ballard, mais elle ne provient pas d’un de ses récits de science-fiction. Ici, il s’agit plutôt d’un article d’actualité pour le Guardian. On y lit que la maquette de la ville balnéaire laisse voir des jardins thématiques et une pluralité de chemins piétons se croisant autour des squares. Mais « derrière les élégantes façades, tout bouge à la vitesse de l’électron. Les dix mille habitants dans leurs appartements et bureaux high-tech serviront de ‹ laboratoire d’idées › pour les villes de l’avenir où ‹ la technologie sera au service de la convivialit頛. Des câbles de fibre optique et des réseaux télématiques transmettront des banques de données et des services d’information à chaque appartement, accompagnés par les mesures les plus avancées en matière de sûreté et de sécurité. Enfin, au cas où l’effort physique ou mental nécessité par la vie quotidienne dans ce paradis électronique s’avérerait excessif, une assistance médicale via télésurveillance est prévue, en lien direct avec l’hôpital le plus proche9 ». On est en 1989 et la « ville » en question s’appelle Antibes-les-Pins. Aujourd’hui, c’est une autre ville de pins qui est en train d’actualiser la smart city de Ballard, à l’autre bout de la planète : Songdo IBD à Incheon10
Si Antibes-les-pins était une ville équipée pour le divertissement, Songdo IBD est « initialement conçue comme une arme des guerres commerciales11 ». Située à 60 kilomètres de Seoul sur une étendue de terre gagnée sur la mer Jaune, elle doit l’invention de son existence à l’aéroport hypersmart d’Incheon. En plus d’être une smart city et une artificialité pure, Songdo IBD est tout d’abord une des premières aérotropolis, c’est-à-dire, une ville qui surgit de son aéroport12, la réalisation de ce que Ballard prévoyait déjà dans les années 197013
Kohn Pedersen Fox Associates a commencé la construction de Songdo IBD en 2004 et devrait la compléter courant 2015. Mais si un cabinet d’architecture américain parmi les plus colossaux du monde supervise la dimension architecturale de ce projet14, c’est Cisco qui est en charge de ses infrastructures intelligentes. Ici, la construction en briques et en bits des bureaux, des appartements luxueux, des ponts majestueux, des universités et des hôpitaux de la ville neuve se fait simultanément. Ce qui n’exclut pas, selon certains,15 que la ville soit obsolète dès son inauguration. A l’instar d’Antibes-les-Pins, qui a été vidée de son infrastructure futuriste lors d’une renovation en 2007, Songdo IBD pourrait devenir une simple enclave résidentielle protégée.

 

Notes

1. « World’s First Mobile Phone » (1922), consultable sur www.youtube.com/watch?v=ILiLaRXHUr0
2. Créé pour les déchiffreurs anglais pendant la Seconde Guerre mondiale, Colossus est le premier ordinateur à fonctionner sur un système binaire.
3. Internet Protocol (IP) est un ensemble de protocoles de communication pour les réseaux informatiques. Il autorise l’adressage unique pour tous les terminaux connectés. Le passage à IPv6 permet notamment de dépasser la pénurie en adresses IP causée par l’ancien protocole qui ne pouvait excéder l’attribution d’un peu plus de 400 milliards d’adresses IP.
4. Amsterdam est bien sûr très différente de Masdar City, mais même entre les villes d’un même pays, par exemple Nice et Lille, les différences sont tangibles et ont à voir avec l’histoire locale, la coloration politique de la municipalité, etc. 
5. Pour ne prendre qu’un des arguments avancés, jusqu’ici, entre le coût, entre autres, énergétique que ça engage en tant qu’infrastructure et le peu de résultats, le gain écologique des smart cities est discutable. Apparemment, même Amsterdam, smart city écologique exemplaire, n’arrive pas à stopper la hausse de ses émissions nocives d’une année à l’autre. Cf. Anthony M. Townsend, Smart Cities, Big Data, Civil Hackers, and the Quest for a New Utopia, W. W. Norton & Company, New York/London, 2013. Ce constat n’est pas partagé par la Commission Européenne : http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-14-219_en.htm
6. Infrastructures. Opérations. Gens. Qu’est-ce qui fait une ville ? La réponse est, bien sûr, tous les trois. TdA www.ibm.com/smarterplanet/us/en/smarter_cities/overview
7. Gale International supervise la construction de la smart city de Songdo IBD.
8. La conférence de Richard Sennett peut être consultée sous le titre Urban Age Electric City : The Stupefying Smart City sur www.youtube.com/watch?v=UPtrxAN2RnY
9. « In the Voyeur’s Gaze », in J. G. Ballard, A User’s Guide to the Millenium, (Picador, 1997), HarperCollins E-books, 2014. TdA 
10. Songdo signifie en coréen « ville de pins ».
11. John D. Kasada, Greg Lindsay, Aerotropolis : The Way We’ll Live Next, Farrar, Straus and Giroux, 2011
12. Construit en 1993, l’aéroport d’Incheon est un de plus rapides au monde. Il sera bientôt, grâce à Incheon Bridge (image), à une distance de 15 minutes en voiture de Songdo IBD (International Business District) qu’il reliera à un tiers du monde entier en une heure et demi. v. également la note précédente et Jennifer Verraes, L’hôtesse de l’air est seul maître à bord, dans le présent numéro, p. 54
13. Si la question de l’aéroport est déjà présente dans Crash, son roman de 1973, Ballard parle des aéroports comme devenant des villes dans son article « Shepperton Past and Present » (Guardian, 1994), in A User’s Guide to the Millenium – Essays and Reviews, 1997, op. cit. v. aussi Léopold Lambert, Paysages ballardiens, dans le présent numéro, p. 36 
14. www.kpf.com/project.asp?ID=9
15 Alex Marshall, « Big Data Big Questions », in Metropolis Magazine, février 2014

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