La ville – in­vi­sible, dé­criée, mal­trai­tée?

Antiurbain – Origines et conséquences de l’urbaphobie

Sommes-nous tous antiurbains ? Un ouvrage paru récemment aux Presses polytechniques et universitaires romandes réunit une quinzaine de contributions sur l’urbaphobie, tendance profonde et pratique universelle.

Date de publication
28-12-2011
Revision
19-08-2015

Actuellement, les villes sont à la mode. Phénomène sympathique mais sans doute illusoire puisque tout engouement conduit à la désaffection. Pour l’heure en tout cas, les villes, en particulier les métropoles, attirent les bobos, les petits ménages, les touristes culturels. Elles voient revenir ceux qui veulent se rapprocher de leur lieu de travail, bénéficier des offres culturelles, scolaires ou sanitaires. Elles séduisent les artistes qui investissent les espaces publics et souvent les détournent. Elles suscitent une abondante littérature, soudainement trop foisonnante pour être toujours originale. Elles intéressent les universités qui multiplient les filières, masters et colloques dans ces études urbaines qu’elles ont si longtemps ignorées. Est-ce à dire que les villes prennent enfin la revanche annoncée en 2006, avec force nuances et prudence, par Guy Burgel, alors professeur de géographie et d’urbanisme à l’Université de Paris X Nanterre ? Poser la question laisse entendre la réponse, négative. Car si les villes, ou du moins certaines d’entre elles, jouissent d’une réelle faveur, la ville, elle, reste fondamentalement mal aimée.

La ville mal aimée en Suisse, c’est le sujet de la thèse que Joëlle Salomon Cavin, aujourd’hui maître assistante à l’UNIL, a soutenue à l’EPFL en 2003 ; c’est aussi le titre du livre qu’elle en a tiré et fait paraître en 2005 (Joëlle Salomon Cavin, 2005). C’est enfin le thème d’un colloque tenu à Cerisy en 2007, organisé en collaboration avec Bernard Marchand, professeur aux Universités de Paris, qui a également participé à la direction de l’édition d’un livre collectif paru en décembre dernier sous le titre Antiurbain - Origines et conséquences de l’urbaphobie (Joëlle Salomon Cavin, Berbard Marchand, 2010). La plupart des dix-sept contributions dues à une vingtaine d’auteurs correspondent à des communications faites à Cerisy (www-ohp.univ-paris1.fr/Ref_Page1/TOC_Def.htm), complétées par des interventions nouvelles ainsi que par une préface de Thierry Paquot, philosophe, professeur et éditeur de l’importante revue Urbanisme.

En peinant à se reconnaître urbanisée, la Suisse ne fait qu’illustrer à sa manière un phénomène universel, celui de la « détestation urbaine indissociable de l’idéalisation d’un ailleurs naturel et rural », selon la formule de Joëlle Salomon Cavin dans son introduction. Pour des raisons variant d’une culture et d’un pays à l’autre, cette opposition entre ville et campagne s’exprime dans les représentations individuelles et l’imaginaire collectif. La première passe pour stérile et futile, malsaine à tous points de vue, figure de la décadence morale et menace de dégénérescence pour ses habitants et leur famille. Au contraire, les campagnes s’avèrent productives et vivifiantes, riches de leurs traditions et savoirs populaires, porteuses des valeurs d’effort et de rigueur.

Sources et pratiques de l’urbaphobie

Si l’hostilité aux villes semble bien de tous les lieux, on ne saurait la dire de tous les temps, sauf à risquer l’anachronisme. La première partie d’Antiurbain fait remonter sans surprise les sources de l’urbaphobie à des auteurs comme Rousseau pour la France, Thoreau pour les Etats-Unis, Goethe pour l’Allemagne. Dans ce dernier pays, qui a poussé la détestation des villes et l’exaltation des campagnes jusqu’à en faire deux composantes essentielles de l’idéologie nationale-socialiste, c’est Wilhelm Heinrich Riehl (1823-1897) qui a fait le parallèle entre l’industrialisation et l’urbanisation, entre l’exode rural et la concentration des emplois en ville, entre cette mutation géo-économique et la naissance d’une classe révolutionnaire. Toute l’idéologie conservatrice et rurophile est ainsi résumée, à laquelle Jean-François Gravier (1915-2005), idéologue du régime de Vichy, a donné une forme prototypique dans son libelle intitulé Paris et le désert français, paru en 1947 et réédité pour la dernière fois en 1972. La Ville-Lumière fait pire que de l’ombre au reste du pays : elle le phagocyte, le ruine, le met en question, s’exhibe en ressource intellectuelle et culturelle dominante, concentre tous les pouvoirs. Erigée en haine d’Etat, l’exécration des villes aura provoqué des excès intolérables, dont le paroxysme récent demeure la brutale déportation des populations urbaines vers les campagnes, organisée par le régime du Kampuchea démocratique au milieu des années septante.

En Suisse, où même les contraintes revêtent une certaine aménité, on s’en est longuement tenu à la négation institutionnelle des villes. Oubliées lors de la fondation de l’Etat moderne en 1848, elles ont finalement – et non sans peine – obtenu leur certificat de reconnaissance fédérale avec la nouvelle Constitution entrée en vigueur au premier jour du 21e siècle. Reconnaissance timide et comme à contre-cœur, par la grâce d’un article 50 qui rappelle d’abord la prépondérance des cantons sur les communes et donc le caractère subsidiaire des éventuelles interventions de la Confédération, laquelle doit à chaque fois « prendre en considération la situation particulière des villes, des agglomérations urbaines et des régions de montagne ». En clair, seuls les espaces ruraux de plaine se trouvent en situation normale. Ils n’ont pas trop à se faire de souci, tant ils sont protégés par la législation sur l’aménagement du territoire, principal outil de l’urbaphobie institutionnelle en Suisse. Le difficile cheminement du Rapport 2005 sur le développement territorial, relayé cette année par le Projet de territoire suisse soumis à vaste consultation, montre bien que les cantons auront mis beaucoup de temps à envisager de prendre en compte à la fois la réalité, la nécessité de légiférer à l’échelle suprarégionale et l’émergence de régions métropolitaines et urbaines qui débordent leurs frontières et même celles du pays.
Les villes et leur développement ont de fait désagrégé les structures établies, révélant l’écart croissant entre les territoires institutionnels et les espaces fonctionnels. Cette transgression impardonnable, beaucoup l’ajoutent, inconsciemment peut-être, au dossier à charge constitué de longue date contre les villes et l’urbanisation.

La deuxième partie d’Antiurbain, consacrée aux pratiques de l’urbaphobie, ne se limite pas aux cas extrêmes de l’historique Kampuchea et de la Suisse où l’épouvantail urbain fonctionne toujours. Il y est aussi question de vocabulaire – on sait combien le choix des mots peut s’avérer révélateur – et de l’actualité des théories de J.-F. Gravier, paradoxalement alimentées par la politique dite de décentralisation. Plus nouveau, le « biais antiurbain » qui sévit dans les pays en développement : les villes y prolifèrent et des mégapoles y surgissent dans le désordre, la Banque mondiale les recense non sans inquiétude, les architectes et urbanistes globalisés prennent les plus chaotiques pour autant d’appels à projets utopiques. Mais, comme le relève Laurette Wittner, chargée de recherche en urbanisme au Laboratoire RIVES de l’Ecole nationale des travaux publics de Lyon, la ville reste absente des théories du développement et de la politique des Etats concernés, qui ont ainsi renoncé à un fort potentiel de croissance. Absente également des efforts de coopération au développement qui se portent de préférence sur l’équipement des zones rurales et des villages où ne résident plus même la moitié de la population dans de nombreux pays du Sud.

Les tentations de l’urbanophilie

La troisième partie de l’ouvrage, sans doute la plus inattendue, donne un traitement scientifique de la ville à la mode. Elle flirte avec l’urbanophilie, néologisme désignant les différentes formes de cet amour des villes proclamé par tant de sociologues, avoué par quelques politiciens et ressenti aussi par de nombreux citadins. Tout leur attachement ne parvient pas – et de loin – à compenser l’aversion persistante dont les grandes villes et les zones urbaines font l’objet. Philippe Genestier, architecte-urbaniste de l’Etat, lui aussi chercheur au Laboratoire RIVES, manie avec élégance et persuasion le paradoxe en expliquant pourquoi il faut résister à l’urbanophilie ambiante, génératrice de moult malentendus et contractions. De leur côté, Béatrice Bochet, maître assistante à l’UNIL, Jacques Lévy, professeur à l’EPFL et Denis Martouzet, professeur à l’Ecole polytechnique de l’Université de Tours, interrogent la dimension affective du rapport à la ville. Pour sa part, Marie-Claire Robic, directrice de recherche au CNRS, met en cause l’approche des géographes dont les études n’ont guère permis à la ville de se débarrasser de la triple étiquette qui lui colle : invisible, décriée, maltraitée. L’auteure, elle-même géographe, se défend d’accabler ses collègues et assure avoir voulu les « appeler à une certaine contextualisation du désir des géographes de penser la ville ». Autant dire que cette remise en situation de la question urbaine s’impose aussi à d’autres disciplines scientifiques. Et que sa prise en considération, aussi lucide, impartiale et sans à priori que possible, incombe en premier lieu à la politique.

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