La villa dall’Ava, un polar
The House of Dr Koolhaas, par Françoise Fromonot
Françoise Fromonot inaugure une nouvelle série éditoriale, The Gumshoe series, à la croisée de la critique architecturale et de l’enquête policière. Christophe Catsaros a lu ce polar d’un nouveau genre, d’une seule traite.
Parmi les grands architectes de la seconde moitié du 20e siècle, Rem Koolhaas est peut-être le seul à avoir conservé une certaine acuité qui l’empêche de basculer dans la catégorie des «grands fossiles». L’explication la plus courante de cette vivacité d’esprit repose sur une prétendue duplicité de sa pratique (théorique et constructive), illustrée par la scission de son agence entre AMO (ce vers quoi lui et ses collaborateurs choisissent d’aller) et OMA (ce qu’on leur demande de construire). Cette dualité lui permettrait d’être présent des deux côtés du processus de production de l’architecture et de sa théorie.
Françoise Fromonot n’est pas de celles qui distribuent les compliments facilement. Quand elle choisit d’étudier le personnage, elle procède comme un privé reprenant un cold case : un crime non résolu, déjà abondamment documenté, mais sans conclusion satisfaisante.
En bonne enquêtrice, elle décide de revenir aux premiers actes, ceux que plus personne ne questionne, tant ils semblent acquis, afin de reprendre le récit au commencement. La villa dall'Ava, l’une des rares maisons particulières construites par Koolhaas (avec la Villa Lemoine à Bordeaux), devient l’objet de l’enquête.
Koolhaas sur le divan
Fromonot interroge ce projet emblématique à travers ses représentations, proposant une analyse conjointe de la commande, du chantier, et de sa restitution éditoriale en 1995 dans SMLXL.
Méticuleusement, avec un sens de l’enquête propre au roman policier1, elle parvient à déployer certains leitmotivs et obsessions qui définissent l’architecture de la villa: la fragmentation des volumes, le rapport au corps, au voisinage, à l’extérieur, et surtout, le plus déterminant, celui de son auteur à la modernité corbuséenne. Comme toute bonne enquête policière, celle-ci vire progressivement à la psychanalyse : Koolhaas se retrouve sur le divan, où ses choix sont éclairés par ses obsessions et autres influences familiales.
L’ouvrage s’appuie en grande partie sur l’analyse des choix iconographiques de la restitution du projet dans SMLXL. Plus qu’une simple inclination pour la méthode paranoïaque-critique chère aux surréalistes, l’enquête y décèle une stratégie visant à générer de l’interprétation. Koolhaas ne crée pas seulement les objets soumis au jugement critique, mais aussi le cadre interprétatif qui déterminera leur lecture.
De fil en aiguille et de nœud dénoué en nœud dénoué, Fromonot révèle ainsi le caractère fondamentalement autoréférentiel de cette réalisation pour son auteur. Ce qui s’y expose n’est autre que la capacité de l’ouvrage à parler de son créateur. Pas tant au sens stylistique – celui du «grand homme» imprimant sa marque indélébile sur un chef-d’œuvre –, mais comme un objet bâti dialectique, structuré à l’image de la pensée critique de son auteur. L’architecte pense comme il construit; ce qu’il réalise épouse la structure de sa réflexion.
Ce qui miroite dans la villa dall'Ava, c’est précisément cette acuité critique propre à Koolhaas. L’ouvrage de Fromonot se dévore d’une traite, au bord d’une piscine, comme un roman estival. Il referme avec brio le gouffre qu’il entrouvre, laissant le lecteur avec cette satisfaction propre aux bons romans policiers: celle d’avoir contribué à résoudre une énigme. L’analyse aurait-elle pu aller plus loin? En comparant, par exemple, la villa dall'Ava et la Villa Lemoine pour en disséquer les convergences et les écarts? Ou en creusant le contraste entre Paris, qui a multiplié les occasions manquées de bâtir avec Koolhaas, et Bordeaux, où l’architecte a pu concilier productions théoriques et réalisations concrètes? Mais ceci relève probablement d’un autre projet de livre et d’un autre type d’enquête.
Françoise Fromonot
Park Books, 2025
Notes
1. L’examen des échecs de Koolhaas, en particulier lors du concours des Halles à Paris, a fait l’objet des deux précédents livres de Françoise Fromonot, publiés aux éditions La Fabrique et déjà conduits comme des enquêtes : La campagne des Halles, les nouveaux malheurs de Paris (2005) etla Comédie des Halles, intrigue et mise en scène (2019).