La mise en page comme tec­to­nique, en­tre­tien avec de­mian con­rad

Pour accompagner l’évolution de la revue TRACÉS, désormais un mensuel, la rédaction a organisé un concours au printemps 2020. Le projet lauréat émane d’Automatico Studio. Sobre, ­rigoureuse, la maquette graphique traduit élégamment le projet éditorial «Techniques et cultures du bâti», pensé dans la continuité du Bulletin technique fondé en 1875. Entretien avec Demian Conrad sur l’interaction entre l’architecture, l’ingénierie et le design graphique.

Date de publication
08-09-2020

TRACÉS: Le concours est très discuté parmi les professionnels du bâti, et régulièrement défendu face à des maîtres d’ouvrage qui craignent de perdre le contrôle. Qu’en est-il chez les graphistes?
Demian Conrad: Bruno Munari disait que le concours n’est pas démocratique parce qu’il fait beaucoup de malheureux pour un seul heureux… Mais je ne suis pas contre le concours en général, selon la typologie et l’envergure du projet. Le vôtre était bien organisé: vous y avez importé les exigences des concours d’architecture. Ce n’est pas toujours le cas: les concours de graphistes ne sont pas réglementés comme le fait la SIA. Bien sûr, les enjeux économiques sont différents, mais ils ne sont pas moins importants : le graphisme, c’est l’interface avec l’institution. C’est grâce à un tel cadre, rassurant, que nous avons pu prendre des risques, élaborer un projet radical. Mais si le concours donne la direction, le dialogue avec le client est nécessaire pour que le message soit correct. Il doit pousser le designer, le mettre au défi pour atteindre la qualité. Pour l’affiche du Revenu de base universel Ill., c’est le client qui m’a permis d’aller aussi loin. Dans notre cas, la confiance s’est construite après le concours et il a fallu beaucoup de discussions.

Nous avons beaucoup échangé sur l’architecture et l’ingénierie suisses. Quel est votre lien avec ces disciplines?
J’ai passé mon adolescence dans les bains de Bellinzone, dessinés par Aurelio Galfetti, puis développé un intérêt pour toute l’école tessinoise: Carloni, Snozzi, etc. Vacchini arrive plus tard, quand je découvre sa première maison, assez peu photographiée, qui ressemble à une Case Study House à Ascona. En Romandie, la découverte des travaux de Jean-Marc Lamunière éveille mon intérêt pour des projets impliquant un travail sur la structure. Ensuite, j’apprécie les coupoles de Heinz Isler ou les projets de SANAA – la poursuite de la transparence miessienne à Lausanne m’a beaucoup séduit.

Votre projet pour la revue TRACÉS repose sur une trame simple, stricte, modeste, est-ce là un hommage au projet miessien?
Il y a aussi un travail sur la modularité, un des éléments caractéristiques de l’approche helvétique : une recherche d’économie, de parcimonie, une humilité qui cache en réalité un grand travail. En architecture, vous avez le Modulor de Le Corbusier ou les trames de Fritz Haller; en design graphique, nous avons le grid system créé par Josef Müller-Brockmann, une systématisation de l’espace papier par des grilles. Le graphiste, au fond, crée des codes, des scripts. Cette relation aux algorithmes, il la partage avec les architectes et les ingénieurs. J’aime bien la posture de l’uomo universale, qui cumule les connaissances plutôt que de s’enfermer dans une discipline. On a fait un mythe de l’interdisciplinarité de Leonardo da Vinci, mais des personnalités l’ont réalisée au 20e siècle, comme Max Bill en Suisse ou Dom van der Laan aux Pays-Bas, qui a été architecte, styliste, typographe et designer, avec son propre système de proportion. Aujourd’hui, les écoles deviennent toujours plus verticales, elles sont des silos de savoir, qui nous font perdre cette interaction. Le peintre doit danser et le danseur peindre, c’est ainsi qu’ils progressent. Pour ma part, je pratique la couture sur une Bernina et j’apprends énormément d’elle!

Comment décririez-vous la maquette que vous avez proposée pour la revue TRACÉS?
C’est d’abord une proposition très claire, correspondant aux attentes et à la rigueur des ingénieurs et des architectes. L’enjeu était d’éviter d’imiter les journaux en vogue qui draguent le lecteur, simplifient les lettres avec des polices surdimensionnées, comme si l’on s’adressait à des enfants. Nous avons d’abord analysé le passé de la revue afin de ne pas tomber dans la science-fiction. Les premiers Bulletins techniques sont un héritage magnifique: une feuille simple, modeste, technique. Nous voulions conserver cette simplicité, éviter une fashionalisation du titre qui aurait trahi son caractère critique. Le texte et l’image sont aussi les protagonistes. Le graphisme s’efface: il dirige l’attention sur le contenu, et non l’inverse. Ensuite, nous avons porté tout notre soin à l’ergonomie du texte, préférant la fonte Univers d’Adrian Frutiger, très lisible. Beaucoup de polices contemporaines sont faites pour être vues en 18 pt, mais l’Univers fonctionne très bien en 8 pt. Avec la grille de texte, nous avons voulu créer une sorte de tectonique. Enfin, nous avons travaillé sur les formats afin d’intégrer au mieux les schémas et les dessins techniques, surtout ceux des ingénieurs, qui sont difficiles à traiter.

Comment créer un titre qui parle aussi bien à l’architecte, à l’urbaniste ou à l’architecte du paysage, qu’à l’ingénieur?
Ces professions n’accordent pas la même importance à la communication des projets.
Pour documenter l’architecture, on mandate un photographe, qui cherche la bonne lumière, la bonne perspective, etc. Mais après tout, Piet Zwart a fait un chef-d’œuvre de mise en page à partir d’un catalogue de câbles… Nous aimerions que l’iconographie de l’ingénieur ait la même force que celle de l’architecte, que la lecture d’une coupe technique, voire d’une maquette BIM, puisse avoir la même valeur que celle d’un projet d’Olgiati!

Ce que nous avons apprécié, c’est l’espace ménagé dans l’ensemble de la maquette. Le texte est plus dense, mais la revue semble plus légère.
En effet, nous avons dessiné par opposition: d’abord la contre-forme, le vide, puis la forme. Ce blanc n’est pas un vide, il est le réceptacle de la réflexion, un moment où l’esprit n’est pas stimulé. Aujourd’hui, on remplit tous les vides, on n’a plus le temps de réfléchir. Nous tenions à conserver des respirations, qui entrent dans le concept même de lecture: ces moments pendant lesquels on fait intervenir sa propre connaissance pour la confronter au savoir qu’on découvre. Donc ces vides ne sont pas seulement esthétiques, ils sont déterminés par une conscience politique de la lecture. L’attention est fragilisée aujourd’hui et les journalistes ont pour mission de protéger cette faculté.
Nous voulions également des images plus généreuses, donner la possibilité de créer des rythmes et même des photographies qui se connectent les unes aux autres dans les angles, comme des hyperliens, formant des formes d’espaces originales. Enfin, pour les visuels, nous avons créé des formats types, afin d’avoir des proportions harmonisées à travers la revue. Tout cela nous aide à atteindre quelque chose d’un peu désuet : une certaine élégance. Pour attirer l’attention, il y a plusieurs moyens : on peut être vulgaire, tapageur, violent. Nous défendons l’élégance.

Alors que les architectes inondent leurs comptes Instagram, créent des sites web avant même d’avoir construit, le papier peut sembler bien archaïque. Comment décrire sa technologie dans une écologie critique des médias?
Nous avons voulu faire un éloge du journal papier, de sa présence physique, qui finira sur une pile, sur une table, peut-être même dans une bibliothèque: il a une qualité active que l’internet boulimique et amnésique n’a pas. Mais en tant que graphistes, nous devons prendre les qualités de chacun des médias, car aucun d’entre eux n’est anachronique: sur Netflix, il y a encore du théâtre. Le papier, aujourd’hui, ne peut pas se passer d’une collaboration étroite avec les médias digitaux. TRACÉS est créée par une communauté de prosumers, car les lecteurs sont liés au contenu et les rédacteurs tissent des liens avec les acteurs. Pour accompagner ces typologies d’échanges, nous avons travaillé sur le concept de lecture lente et lecture rapide. La lecture rapide, c’est celle du blog, du post, voire du tweet. La lecture lente, c’est celle des longs essais élaborés, qui pourraient être mis en livre. Le projet aimerait mettre en relation ces deux types de lecture: une haute et une basse résolution de l’information. Enfin, comme TRACÉS ne doit pas se battre en kiosque par l’impact de sa couverture, nous avons proposé des couvertures typographiques, inspirées du travail d’Alan Fletcher pour Domus – un rapport très culturel et non marketing à la couverture: elle doit créer un débat, une confrontation entre le journal et son lectorat. Une version augmentée sera diffusée sur les nouveaux médias, dans la partie digitale. Ainsi la couverture sera la « porte d’entrée» de la maison qu’est la revue TRACÉS.

Demian Conrad, membre de l’Alliance graphique internationale, est graphiste à Bienne et enseignant à la HEAD-Genève. Il a fondé et dirige Automatico Studio.

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