La Mai­son sou­ter­raine, 1964

Traduction inédite du chapitre de l’ouvrage de Beatriz Colomina "Domesticity at War"1, autour de la Maison souterraine (Underground Home) présentée à la Foire internationale de New York en 1964.

Date de publication
03-06-2014
Revision
15-10-2015
Beatriz Colomina
Ttitulaire de la chaire Howard Crosby Butler d’histoire de l’architecture et directrice fondatrice du programme sur les médias et la modernité à l’Université de Princeton.

En 1964, deux ans après la crise des missiles de Cuba, s’ouvre la Foire internationale de New York. A l’époque, son architecture est critiquée. On la juge « trop commerciale », « trop vulgaire », manquant « d’unité architecturale » ; mais, fait sans doute plus symptomatique, les grands maîtres sont absents : « Où sont Kahn, Neutra, Mies, Gropius, Yamasaki, Buckminster Fuller, Kiesler, … ? », peut-on lire dans Interiors2. Dans un article paru dans Life, intitulé « If This is Architecture, God Help Us » [Si c’est ça l’architecture, au secours], Vincent Scully écrit : « Cette foire n’est rien d’autre qu’un condensé de motel, de station-service, de centre commercial et de banlieues. Pourquoi aller à New York pour y retrouver tout ce qu’on a chez nous ? »3 Alors que la majorité des instances de la culture savante se lamente de ne rien comprendre à cette foire, seul un journaliste de Holiday – un magazine de voyage grand public – semble capable d’apporter une réponse adéquate : « La plupart de ces accusations sont vraies, mais en quoi importent-elles ?… Trop commerciale ? De mon point de vue, le commerce est le but de toute foire… C’est précisément l’amalgame des styles architecturaux qui donne à Flushing Meadows la dimension proprement cauchemardesque que toute foire digne de ce nom doit s’efforcer d’atteindre… Quant à la vulgarité et à la trivialité, je trouverais vraiment dommage d’en supprimer ou d’en gommer ne serait-ce qu’une once, y compris les effroyables publicités au néon pour les plats préparés A&P… »4 

Aux lignes élégantes des meilleurs architectes modernes de l’époque s’étaient substituées les formes génériques du paysage commercial américain. Quelques années plus tard, le milieu des architectes reconnaîtra que cet univers pop était pour les architectes postmodernes une source d’inspiration vernaculaire aussi riche que l’avait été le vernaculaire industriel américain pour les architectes modernes depuis les années 1920. Non seulement la Foire de 1964 montrait du pop art (entre autres des œuvres d’Andy Warhol, Roy Lichtenstein, James Rosenquist et Robert Rauschenberg), mais beaucoup de critiques considéraient la foire elle-même comme une gigantesque œuvre de pop art, tandis que d’autres soulignaient la qualité pop de certaines attractions5.

Mais en dénonçant le mercantilisme, la vulgarité, le manque d’unité et de maîtrise de la foire, les critiques n’exprimaient pas simplement leur rejet de la culture de masse. Leur attaque contre le kitsch, contre le mauvais goût des formes produites par la culture de masse, était une façon élaborée de résister (avec des armes obsolètes) à un bouleversement majeur qui affectait le statut traditionnel de l’architecture, directement menacée par les nouvelles technologies. Les revues d’architecture se défendaient contre un danger menaçant leurs fondements mêmes. 

A l’aube de l’ère spatiale, la foire présentait un monde entièrement nouveau. Son thème officiel était « l’homme dans une planète qui rétrécit et un univers en expansion » ; son symbole était l’Unisphère, un globe terrestre en acier inoxydable de 400 tonnes, mesurant 43 mètres de haut et 35 mètres de diamètre. Dédiée à « la paix par la compréhension » (Peace through Understanding), la sphère représentait les continents, et les capitales de toutes les nations étaient balisées par une petite lumière. Autour de l’Unisphère, trois anneaux géants figuraient les premiers satellites qui avaient donné le coup d’envoi de l’ère spatiale (Spoutnik 1 avait été lancé par l’Union soviétique le 4 octobre 1957, et Explorer 1 par les Etats-Unis le 31 janvier 1958). Le 21 octobre 1957, la une de Life représentait un globe géant sous lequel deux scientifiques étaient absorbés dans la lecture de documents imprimés sur ordinateur. Le magazine titrait : « Le satellite : pourquoi les Rouges sont arrivés premiers. Que nous réserve l’avenir ? » (image) Le 1er mai 1964, une image étonnamment similaire parut en couverture de Life. Elle représentait l’Unisphère accompagnée du gros titre : « Ouverture de la Foire internationale » (image). L’image qui symbolisait la terreur en 1957 avait déjà été assimilée. La foire tentait de domestiquer ce nouveau monde effrayant, ainsi que les technologies responsables de cette transformation. 

La totalité de la foire proposait, pour reprendre les propos du journaliste de Holiday Peter Lyon, « un monde informatisé jusqu’aux dents, un monde de touches et de boutons dispensant des faits instantanés et une sagesse instantanées » : « Au centre pour une vie meilleure (Better Living Center), un ordinateur vous dit quelles couleurs utiliser pour décorer votre maison… Au pavillon du National Cash Register, un ordinateur génère des données pour aider les enfants à faire leurs devoirs. Au pavillon des stylos Parker, un ordinateur vous déniche un correspondant étranger quelque part dans le monde… et au pavillon Clairol, un ordinateur a conseillé à ma femme quelle couleur de cheveux choisir pour sa coloration : ‹ Ne soyez pas chochotte ›, lui susurra une voix féminine électronique à son oreille, ‹ allez-y, laissez-vous tenter ! › »6 

Les ordinateurs exposés (les descendants du premier ordinateur mis au point pour décoder les messages ennemis pendant la Seconde Guerre mondiale) portaient uniquement sur des questions domestiques (s’attribuant des formes traditionnelles de relations domestiques dans des domaines aussi essentiels que les devoirs à la maison, la décoration, l’amitié, le conseil), mais, en plus de cela, l’espace domestique lui-même était profondément perturbé. Au milieu de ce kitsch ambiant, la Foire de 1964 proposait des attractions très élaborées sur le statut de l’intérieur moderne, chose que ne pouvaient admettre les magazines d’architecture.

L’une de ces propositions était la Maison souterraine (Underground Home)7 (photo). Ce pavillon suburbain traditionnel de style bungalow, enfoui sous terre, était conçu pour se protéger de la nouvelle menace des retombées nucléaires. Ce projet était signé Jay Swayze, un instructeur militaire texan devenu promoteur de maisons de luxe. Au moment de la crise des missiles de Cuba en 1962, celui-ci avait été engagé par le Conseil municipal de Plainview (Texas) pour construire un modèle de démonstration d’abri anti-atomique selon les spécifications définies par le Département de la sécurité civile. Dans un ouvrage faisant la promotion des maisons et des jardins souterrains publié en 1980, il analysait ce projet en ces termes : « J’ai compris l’intérêt d’utiliser la terre comme protection contre les retombées radioactives. En tant qu’ancien instructeur militaire dans le domaine de la guerre chimique, je savais que les trois façons par lesquelles l’homme pouvait s’autodétruire étaient la fission nucléaire, le gaz neurotoxique ou la guerre bactériologique. Malgré les affirmations du président Kennedy selon lesquelles la menace de la guerre n’était que temporaire, une chose était sûre : l’ère du nucléaire approchait, et nous ne pouvions plus échapper à la nécessité de planifier à long terme la protection de l’humanité contre les éventuels effets délétères de cette technologie. »8

Très vite, Swayze transforma ce projet militaire d’abri en projet domestique de maison : « Il paraissait plus logique de faire de la maison elle-même et de son environnement immédiat un havre de sécurité, où la famille serait protégée dans un cadre confortable et familier… Armé de ces réflexions, je suis retourné à ma planche à dessin… Parce que nous ne pouvons pas vivre dans la crainte constante de la guerre, des ouragans ou des températures extrêmes, la ‹ meilleure solution › allait devoir protéger de toutes ces choses à la fois. »9

Cette équation entre guerre et climat était révélatrice. La « meilleure solution » – le slogan de Swayze pour la Maison souterraine – reposait sur deux « avantages évidents » : une « température constante » et la garantie d’une « protection contre les forces de la nature et les actions humaines ». La maison offrait un environnement contrôlé où l’on pouvait créer son propre climat en paramétrant la température et le taux d’humidité : « la brise d’un sommet de montagne, le souffle vivifiant d’une journée de printemps peuvent être créés à volonté… la clameur du trafic, les avions, des voisins bruyants – tout cela disparaît grâce à un interrupteur – et vous êtes libres de rester dans le silence, ou d’expérimenter toute la gamme que les systèmes stéréo d’aujourd’hui sont capables de restituer »10. La maison n’était plus un simple abri matériel, admettant certains éléments du monde extérieur et en excluant d’autres. C’était une machine qui créait son propre climat, son propre extérieur.

Puisque « les fenêtres sur le monde extérieur semblaient impossibles » à intégrer dans un abri souterrain, Swayze mena un sondage « pour découvrir la valeur réelle que les gens attribuaient aux fenêtres ». Les résultats lui permirent d’en conclure que, si les fenêtres étaient peut-être importantes sur un plan psychologique, elles étaient rarement utilisées pour regarder dehors. De plus, « dans les maisons et les bâtiments traditionnels, on ne choisit pas la vue offerte par les fenêtres et il faut faire avec ce qu’il y a. Après avoir bien regardé au dehors, j’ai réalisé qu’un artiste pouvait faire mille fois mieux »11. Dans la Maison souterraine présentée à la Foire de 1964, des fenêtres traditionnelles avaient été superposées à des paysages muraux « à choix multiples ». Chaque pièce de la maison « donnait » sur un paysage panoramique qu’on pouvait modifier à sa guise. Les heures du jour ou de la nuit pouvaient également être « paramétrées » selon l’humeur ou l’occasion. Une brochure publicitaire pour la Maison souterraine présentée à la foire notait que les variateurs « permettent un effet ‹ lever de soleil › dans la cuisine, pendant qu’une nuit étoilée brille dans le patio ‹ extérieur › ». Et cela simultanément! 

La modulation de l’heure et de l’espace créée dans la maison problématisait les distinctions spatiales traditionnelles, notamment le rapport entre extérieur et intérieur. Ces distinctions n’étaient pas abandonnées, mais étrangement déplacées. A l’intérieur du « cuvelage de protection », une division nette était maintenue entre les zones « intérieures » et « extérieures ». Swayze en donnait une définition claire au début du livre : « extérieurs-souterrains, terrasse, patio, jardin, piscine, arrière-cour : tous ces termes désignent autant de parties du cuvelage. […] Extérieur : tout élément hors du cuvelage »12. En « internalisant » jusqu’à la distinction intérieur/extérieur, la Maison souterraine apportait, pour citer à nouveau le journaliste de Holiday, « une plus grande sécurité – une tranquillité d’esprit – le summum de l’intimité ! »13. La brochure publicitaire de la Maison souterraine indiquait : « Quelques pieds sous terre peuvent rendre à l’homme son jardin secret ; un espace où il peut contrôler son propre monde – un monde de bien-être et de confort total, de sécurité, de protection et, par-dessus tout, d’intimité. »14

Dans cette guerre, la « paix » passe par un contrôle de l’environnement, un contrôle de l’« extérieur » : la température, le bruit, l’air, la lumière et la vue. La publicité insiste moins sur la menace nucléaire que sur les intrus, les dangers de la rue, les insectes ou l’impureté de l’air. Au moment de la crise pétrolière des années 1970, l’accent serait plutôt mis sur l’économie d’énergie et, dans les années 1980, sur les questions d’écologie. La description du champ de bataille a évolué. L’idéal domestique traditionnel de « paix et de tranquillité » ne pouvait être atteint qu’en engageant la maison dans ce combat, comme une arme : la contre-domesticité. 

La Maison souterraine était sponsorisée par General Electric. Sous le dôme translucide du pavillon de General Electric, avait lieu toutes les quinze minutes une démonstration de réaction de fission nucléaire – « similaire à la bombe H » (image). L’énergie nucléaire, produit dérivé de la technologie militaire, était présentée à la fois comme un spectacle de masse et comme une transformation de l’espace privé, une maison d’un genre nouveau pour un avenir plutôt sombre. 

Ces transformations radicales du rapport intérieur/extérieur n’étaient pas des cas isolés à la Foire de 1964, mais bien son thème principal. Le pavillon IBM, conçu par Eero Saarinen Associates en collaboration avec Charles et Ray Eames, comprenait une salle de théâtre ovoïde de 27 mètres de haut, recouverte des milliers de fois les lettres IBM15 (image). Les gradins constituant le « People Wall » (Mur populaire) se soulevaient grâce à un système hydraulique, hissant un public de 500 spectateurs à l’intérieur de la salle de théâtre où ils pouvaient voir Information Machine, un film de douze minutes réalisé par les Eames. Pour reprendre les termes de Lyon, le journaliste de Holiday, « quatorze projecteurs synchronisés sur neuf écrans vous montrent la chance que vous avez d’avoir un cerveau et comment il marche ; ils vous montrent aussi comment un ordinateur optimise sa mécanique pour stimuler votre activité cérébrale »16. Le pavillon IBM n’exposait pas d’objet. Il n’était rien d’autre qu’une machine multimédia où ses occupants étaient propulsés au milieu d’un dispositif d’images, un espace intérieur défini par des images illustrant la façon de penser d’un ordinateur. Dans le même esprit, le pavillon Bell exposait le « visio-téléphone » : « le téléphone télévisé, ou télé-téléphone ou visiophone, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, est parmi nous. Sous couvert du Progrès, il achève de détruire la coutume du rendez-vous surprise »17

En écho à la simulation de l’environnement de la Maison souterraine, le pavillon Coca-Cola proposait des simulations de pays : « Le visiteur découvre non seulement des vues et des sons de cinq pays étrangers, mais aussi leurs odeurs et leurs températures. D’une rue bondée de Hong Kong (la poissonnerie devant laquelle on passait dégageait une odeur si puissamment authentique qu’il fallut désodoriser la pièce avant l’inauguration) au Taj Mahal, en passant par une forêt tropicale parfumée au Cambodge, puis par une vivifiante station de ski des Alpes bavaroises, le spectateur échouait sur le pont basculant d’un navire de croisière amarré à Rio de Janeiro. Le voyage est amusant. »18 A l’extérieur du pavillon Kodak, le visiteur pouvait découvrir les plus grands tirages couleurs jamais réalisés et, à l’intérieur, le mode d’acheminement des images d’actualité par câble, telles qu’elles étaient reçues par les journaux et les chaînes de télévision à travers le pays. Le pavillon Kodak avait aussi été conçu comme une scène de prise de vue, où l’on pouvait se faire photographier avec sa famille avec la foire en arrière-plan ou dans des espaces improbables comme la lune (il y avait un « sol lunaire » sur le toit). A la foire, les nouveaux médias donnaient partout le sentiment que de nouvelles expériences environnementales étaient possibles. Ils ne représentaient pas simplement le monde, ils le reconstruisaient : le média devenait l’environnement. 

Kodak présenta son nouvel appareil Instamatic, à la Foire de 1964. L’appareil photo, cette fenêtre sur le monde qui à la Foire de 1939 était encore considéré comme une prouesse technologique (comme la télévision), était devenu en 1964 un objet de consommation de masse. De plus, ces objets n’avaient plus rien de discret. La télévision était omniprésente. L’Instamatic n’était plus un objet technologique mais un morceau de plastique bon marché à huit dollars avec un flash intégré. L’usage massif de l’appareil photo s’est accompagné d’une « privatisation » de la vue, c’est-à-dire de l’« extérieur ». Avec les photos et les instantanés, les gens pouvaient se construire leurs propres histoires, de la même façon qu’ils pouvaient construire l’« extérieur » de leurs maisons (souterraines) avec des images de villes conçues pour être vues de l’intérieur. 

Ce phénomène est cohérent avec l’idée de Cité du futur présentée au pavillon Futurama à la Foire internationale de 1964. Alors que le premier Futurama à la Foire de 1939 pouvait encore présenter au spectateur une image cohérente et unifiée de la ville – une structure moderniste constituée de tours en verre et acier, sur laquelle le visiteur ébahi et détaché n’avait aucun contrôle – Futurama 2 présentait un ensemble de lieux « improbables » que les hommes pourraient habiter un jour : sur la lune, dans la jungle, sous la glace, sous la mer et dans le désert19. Les maisons s’étaient transformées en une diversité de vaisseaux spatiaux de science-fiction, prêts à être habités.

Pour arriver à une « unité », le visiteur de la Foire de 1964 devait forcément s’appuyer sur un « cadre » – un collage d’images qui prenait corps au fur et à mesure de sa déambulation. Ce « cadre » devenait celui de l’écran de télévision. La télévision était partout, présente sur quasiment tous les stands de la foire. Selon les termes d’un journaliste, la foire elle-même était le « plus grand écran de télévision du monde. […] Tout passera sur cet ‹ écran ›, sauf Beverly Hillbillies, l’émission la plus regardée dans le pays » 20.

Pourtant, la Foire de 1964 ne rencontra jamais le même succès que celle de 1939, dont on dit aujourd’hui qu’elle fut « la dernière vraie foire ». En 1964, la télévision était plus attrayante et l’époque des foires était révolue : le dispositif sur lequel reposait la Foire internationale – la capacité à tout saisir dans un seul lieu – n’opérait plus à l’extérieur, dans l’espace public traditionnel (ici celui de la foire), mais dans l’intérieur domestique. Le domaine public s’était déplacé à l’intérieur. On pense aux spectacles télévisés des années 1960 : l’assassinat et l’enterrement de Kennedy (en fait, beaucoup d’Américains ont acheté leur première télévision pour « assister » aux funérailles du président), l’atterrissage sur la lune, la guerre du Vietnam, etc. La télévision est devenue le théâtre domestique d’un nouveau spectacle – de l’euphorie collective suscitée par l’atterrissage sur la lune au trauma collectif de la guerre du Vietnam –, abolissant toute frontière entre la vie locale, domestique et privée, et les événements publics internationaux, voire interplanétaires. La vie et la mort dans le salon. 

La série de photomontages de Martha Rosler Bringing the War Home : House Beautiful (Faire entrer la guerre au foyer : la belle maison), réalisée entre 1967 et 1972, était une dénonciation impitoyable de ce phénomène. Ces œuvres juxtaposaient des images génériques d’intérieurs modernes suburbains piochées dans des magasines d’architecture et de design à des images de la guerre du Vietnam extraites de journaux et de magazines grand public comme Life. Dans cette série tout à fait remarquable, l’image de l’écran de télévision devient l’image de la fenêtre murale. La maison se retrouve sur le lieu même du conflit. Rosler supprime la division entre ce qui est véhiculé par la télévision et par la domesticité. Le pavillon de banlieue américain devient un écran de télévision habité. 

« Si les parois vitrées de la maison pavillonnaire d’après-guerre fonctionnaient comme une forme de média, littéralement comme une manière de voir le monde, le média emblématique de cette période – la télévision – créait un nouveau type d’espace. L’image lumineuse de l’écran de télévision a donné lieu à une nouvelle forme d’architecture, produisant ce que Paul Virilio a appelé une ‹ nouvelle forme de visibilit頛 »:

« Je pense que les images électroniques sont en train de remplacer l’éclairage électrique des villes et de la campagne qui était apparu à la fin du 19e et au début du 20e siècle… Les caméras automatiques et les écrans de surveillance sont en train de remplacer les lampadaires et les enseignes lumineuses urbaines. Quand on se promène dans une ville moderne, on remarque que tout est concentré dans un écran de surveillance, qui n’est pas simplement le moniteur vidéo de la préfecture de police ou de la circulation routière, mais celui des supermarchés et des grands immeubles en circuit fermé, etc. Dans ce cas présent, nous n’avons plus du tout affaire à une image au sens représentationnel, artistique et illustratif du terme ; il est question d’un autre éclairage, un éclairage électronique. Et je pense qu’on ne peut plus concevoir l’espace, que ce soit un espace de vie, un espace urbain ou même un espace à l’échelle d’un territoire, sans ce nouveau type d’éclairement. »21

Ce nouvel « éclairement », qui procède d’un nouveau désir de contrôle, déplace les formes traditionnelles d’espace clos (enclosure). Une photographie de Len Jenshel, représentant un garde de sécurité en train de regarder la télévision au beau milieu du désert, est symptomatique de ce nouvel état du monde22. La télévision a été installée dans le coffre de son break. Nous sommes dans un no man’s land, un espace sans clôture traditionnelle. La voiture est le seul succédané d’espace clos. Pourtant, le garde n’est pas à l’intérieur de sa voiture ; il est à l’extérieur et il regarde dedans. La télévision occupe cet espace. C’est la seule chose confortablement disposée. Sa lumière se diffuse. Ses rayons bleutés éclairent le visage de l’homme. L’agent de sécurité trouve une certaine sécurité dans la télévision et se réchauffe à la lumière du feu électronique. Mais ce faisant, il se détache de l’espace traditionnel. 

Dans une photographie d’une maison souterraine construite par Swayze après la Foire internationale de New York de 1964, la télévision et la cheminée, très proches l’une de l’autre, occupent le même mur. Une famille se réchauffe autour d’elles (photo). Mais dans une maison où la température est toujours maintenue à un niveau constant, la fonction de la cheminée est purement visuelle. Sachant que cette cheminée était intégrée au système de ventilation de la maison, aspirant non seulement les fumées mais aussi les ‹ odeurs indésirables ou l’humidit頛, elle est en fait, comme la télévision, une fenêtre23. Dans la Maison souterraine, c’est l’écran de télévision qui rend possible l’exclusion radicale de l’extérieur. Ou disons plutôt que c’est la télévision qui amène l’extérieur à l’intérieur. La capacité même de se connecter au vaste monde est en même temps un moyen de déconnecter la maison de son environnement immédiat.

 

Notes

1. Beatriz Colomina, Domesticity at War, MIT Press, Cambridge, 2007
2. « Razzmatazz at Flushing Meadow », Interiors no 98, mars 1964. On pourra mentionner d’autres critiques de la foire parues dans des revues spécialisées : « The Busy Architect’s Guide to the World’s Fair », Progressive Architecture, octobre 1964 ; « Queen of the Fair », Progressive Architecture, décembre 1964 ; « Best of the Fair », Interiors, octobre 1964 ; « The House of Good Taste », Interior Design, août 1964. Voir aussi Rosemarie Haag Bletter, « The ‹ Laissez-Fair › Good Taste, and Money Trees : Architecture at the Fair », Remembering the Future : The New York World’s Fair From 1939 to 1964, Queens Museum and Rizzoli International, New York, 1989
3. Vincent J. Scully Jr., « If This Is Architecture, God Help Us », Life, 31 juillet, 1964.
4. Peter Lyon, « A Glorious Nightmare », Holiday, juillet 1964.
5. Dans sa perception globalement négative de la foire, Vincent Scully fait une exception, s’enthousiasmant pour le pavillon Chrysler dessiné par George Nelson. C’était pour lui la « bonne surprise de la Foire » : « C’est le meilleur du pop art ; Detroit y est présenté avec une finesse d’esprit et une ironie salutaires. Il y a un moteur en ‹ état de marche › dans lequel on peut entrer et une maquette démentielle d’une voiture du futur qu’on examine du dessous – les sièges baquets sont des baquets. Il y a aussi un zoo d’animaux construits en pièces détachées de voiture qui, branlants et bruyants, peuvent faire penser au claquement des hélices de l’hélicoptère de l’administration portuaire d’à côté ». Scully, « If This Is Architecture ». Il semble que Scully n’adhère au style pop de la foire que lorsqu’il est l’œuvre d’un designer et non d’un architecte.
6. Peter Lyon, « Glorious Nightmare ». 
7. La Maison souterraine fut construite par l’Underground World Home Corporation (dont le président était Jay Swayze), qui proposait également d'autres équipements souterrains : des centres commerciaux, des motels, des restaurants et des boîtes de nuit. Voir aussi Bletter, « The ‹ Laissez-Fair › ». Je tiens à remercier Bletter pour avoir attiré mon attention sur cette maison, ainsi que Marc Miller pour m’avoir fourni les documents originaux des archives de la Foire internationale.
8. Jay Swayze, Le meilleur des (deux) mondes. Maisons et jardins souterrains (1980), Editions B2, Paris, 2012, p. 73 
9. Ibid, p. 76
10. The Underground Home : New York World’s Fair 1964–1965, brochure publicitaire, Underground World Home Corporation. Cité dans Jay Swayze, ibid. p. 19
11. Jay Swayze, Le meilleur des (deux) mondes, p. 76
12. Ibid, p. 64
13. Peter Lyon, « Glorious Nightmare », p. 62
14. Underground Home. Cité dans Jay Swayze, p. 19
15. Saarinen est mort en 1961. Le bâtiment fut terminé par Kevin Roche et John Dinkeloo. 
16. Peter Lyon, « Glorious Nightmare », p. 57
17. Ibid, p. 56
18. Peter Lyon, « Glorious Nightmare », p. 57
19. Alors que Futurama présentait encore « Une cité du futur » à la Foire de 1964, General Motors déclara : « La ville, qui a toujours cherché à s’agrandir, est menacée par ses propres excès. » Cité dans Bletter, « The ‹ Laissez-Fair › », p. 121. Si General Motors avait renoncé à s’intéresser à la ville, c’était aussi le cas de la plupart des visiteurs. 
20. « A TV View of the Fair », New York Sunday News, 12 avril 1964, section Foire internationale, p. 26
21. Paul Virilio, d’après un entretien télévisé publié dans « The Work of Art in the Electronic Age », Block 14, 1988, p. 4
22. Cette photographie fut l’une des principales références du projet de Diller + Scofidio, « Slow House » à North Haven, Long Island, 1989. Voir Beatriz Colomina, Domesticity at War, p. 14–41. 
23. L’étymologie du mot anglais window (fenêtre) montre que ce mot est composé de wind (vent) et eye (œil), à savoir, comme le note Georges Teyssot, « un élément extérieur et un élément intérieur ». E. Klein, A Complete Etymological Dictionary of the English Language, Amsterdam, Londres, New York, 1966 ; cité dans Ellen Eve Frank, Literary Architecture, Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 1979, p. 263 ; et dans Teyssot, « Water and Gas on All Floors », Lotus 44, 1984, p. 90. Chaque année au moment de Noël, une chaîne de télévision diffuse Yule Log (la bûche de Noël), qui montre une bûche constamment en train de brûler.

Sur ce sujet