La grande tra­ver­sée, le pro­ces­sus comme pro­jet de ter­ri­toire

«La pensée planificatrice est à bout de souffle, il faut réinventer la méthode». C’est par ce postulat que l’équipe menée par le bureau INterland a introduit sa présentation pour la Consultation du Grand Genève1, avant de proposer une approche alternative, collective et in situ pour aborder le territoire et faire projet avec ses acteurs.

Date de publication
24-06-2021
Franck Hulliard
Architecte, directeur d’INterland et président de la Maison de l’architecture Rhône-Alpes

«La grande traversée» proposée pour la Consultation du Grand Genève est l’aboutissement d’une démarche expérimentée puis consolidée au fil des années par l’agence INterland, architectes et urbanistes à Lyon et à Paris, qui redéfinit la posture de l’urbaniste et ses outils. Il n’est plus question de dessiner des masterplans ou de plaquer des concepts sur un territoire, mais de faire remonter du terrain des actions qui sont ensuite mises en cohérence dans une perspective de transition écologique, économique, sociale. Le projet se construit sur le site. C’est une aventure collective dans un temps condensé, dans des lieux et selon des ­modalités (marches, tables, rencontres, ateliers) qui obligent les participants (urbanistes, élus, porteurs de projet, habitants) à sortir de leur posture habituelle et à recomposer avec les autres et avec le territoire. La « traversée », physique et métaphorique, combine les échelles, les acteurs, la stratégie et les actions pour inscrire les territoires dans une « perspective transitionnelle ». Franck Hulliard, directeur d’INterland, précise ici les contours de cette pratique et ses filiations.

Obsolescence de la pensée aménagiste

Habiter le 21e siècle, à l’ère de l’Anthropocène, témoigne d’une double espérance : celle de voir notre modèle de développement profondément changer et celle de penser que, malgré l’incertitude, l’instabilité du monde, son imprévisibilité et son irréductibilité, la prospective peut encore avoir un horizon avec de nouveaux marqueurs universels (2050 = neutralité carbone, 2100 = réchauffement de 2 à 5° C). Il n’est cependant plus question d’évaluer les incidences du changement climatique sur l’évolution des territoires, pas plus que de planifier verticalement, avec un trop plein de savoirs, de connaissances et de mise en cohérence absolue de masterplans.

En revanche, il est essentiel que notre pratique se concentre sur les nouvelles conditions d’habiter des écosystèmes complexes, avec les habitants humains et non humains, et à toutes les échelles. Cela nous permet de ré-apprendre à «naviguer à vue» dans l’incertitude d’un monde que l’on nous présente et représente toujours comme intégralement programmé, contrôlé, transparent. C’est ce que nous tentons de mettre en œuvre avec des dispositifs comme celui de «La grande traversée», en arpentant les territoires au travers du prisme de quatre «champs d’exploration»: le territoire de l’habiter, le socle du vivant, les communs en partage et la contractualisation des échanges.

Enquête et reconquête

Que nous révèlent ces arpentages et ces traversées de territoire? Sans aucun doute des rapports de forces entre des puissances d’agir anthropiques et naturelles, et de nouvelles figures emblématiques émergentes, qui caractérisent l’urbanité du temps présent. Après celle du flâneur de Baudelaire, de Benjamin ou de Geddes avec ses promenades pédagogiques, c’est la figure du passeur, du traverseur ou bien celle de l’enquêteur, du bricoleur, qui s’incarne désormais en prise avec un réel mouvant. Il ne s’agit plus de jouir de l’avènement du monde moderne mais d’en mesurer la résistance, les dynamiques, d’opérer un aller-retour entre posture théorique et mise en pratique, entre pensée et action, entre conviction et responsabilité. Cet entrelacement réflexif et permanent nourrit une dialectique de l’écologie politique et l’incarne dans des formes de médiation et d’actions concrètes.

Lors d’une démarche récente d’ateliers réunissant une centaine de participants en Haute-Marne, les visites de terrain et le travail sur table ont permis d’identifier différentes vallées traversant le Parc national de forêts avec, pour chacune, un écosystème singulier à valoriser. De ce dispositif de coproduction a émergé, entre autres, un projet transitionnel pour la vallée de l’Aujon. Ce projet repose sur une amplification des pratiques agro-écologiques grâce à la mobilisation du foncier proposé par les communes forestières, associée à un réseau de producteurs paysans et d’artisans transformateurs. Le rapprochement avec des groupes de consommateurs s’établit avec des marchés locaux, un circuit deux roues touristique et un objet « panier » revitalisant le savoir-faire ancestral autour de la vannerie. C’est ce que nous appelons une « perspective transitionnelle » qui réunit au sein d’une même chaîne la valeur culturale du paysage, une économie circulaire, un savoir-faire local, un réseau d’interconnaissance et d’autres effets multiplicateurs.

Extrapolation et résilience

Il est question d’un processus de transformation d’un déjà-là, d’une amplification des tendances à l’œuvre sur un territoire donné, d’une extrapolation d’un champ des possibles par le croisement des ressources au prisme de la transition. Il n’y a pas de recette universelle pour mettre en œuvre des perspectives transitionnelles, mais des projets à mener, sur des territoires concrets, incarnés et bien différenciés selon leurs « chaînes de valeurs résilientes » que l’on applique en termes d’objectifs, de mesures, puis d’externalités positives. C’est donc tout autant la résilience des valeurs qu’il s’agit de développer à l’intérieur de chacun des champs d’exploration que la résilience des chaînes entre ces différents champs. Par effet de réactions et de rétroactions, c’est la chaîne elle-même qui « produit de la valeur ».

Elle renforce la résilience du système en augmentant sa capacité de résistance à un changement brusque de conditions écologiques, suivant un processus dynamique qui pousse le territoire à se réinventer constamment dans la durée. Par exemple une fertilisation des sols en milieu urbain conduit à un amendement de leur structure, à une meilleure captation du carbone, favorisant le rechargement des nappes et, en bout de chaîne, la réduction des risques d’inondations. Cette fertilisation nécessite d’opérer des changements d’usages et d’occupation de l’espace urbain, qui mobilisent de nouvelles chaînes de valeurs résilientes. L’échelle de ces projets n’est jamais donnée mais toujours à construire ou à reconstruire, en fonction de la situation locale et de l’efficience des ressources.

Continuum

Notre pratique de projet s’assimile à une alternance de séquences, de rencontres d’habitants, d’arpentages ou de marches en groupes, de temps de travail en coproduction in situ ou en chambre. Tout cela forme un continuum d’espace-temps par-delà les rencontres, les expériences et les territoires. Nous tentons de sortir du découpage type « cahier des charges » pour tendre vers un processus de projet qui n’est plus séquencé par phase et par mission. Lorsque nous rencontrons Marcel Lachat, l’inventeur avec Chanéac et Haüsermann de la bulle pirate en traversant la plaine de Veyrier-Troinex (GE), ou bien Thibaut Salloignon, un ingénieur éleveur de brebis et concepteur de vélos solaires en parcourant le Parc national de forêts, ou encore Claudio, un indien Tupi-guarani qui a grandi dans la forêt amazonienne, ils nous disent leur rapport au territoire et au savoir, l’évolution de leur pratique culturelle, culturale et sociale. De là nous pouvons déduire des perspectives transitionnelles applicables sur un autre territoire, le Grand Genève par exemple. L’hypothèse émise par notre équipe qu’il n’y a pas d’écologie possible sans îlots d’expérimentation, sans espaces de réserve, sans affectation indéterminée, l’idée qu’il nous faut reconnaître la part sauvage, écologique et politique du territoire transfrontalier en acceptant qu’elle nous échappe, relèvent de ces ­rencontres fortuites.

Expérience humaine

Un dispositif comme celui de « La grande traversée », c’est une expérience du temps qui passe et du temps qu’il fait, parce ­qu’aujourd’hui « l’essentiel se passe en dedans et en paroles, jamais plus dehors avec les choses », comme nous le rappelait Michel Serres. « Nous avons muré les fenêtres, pour mieux nous entendre et plus aisément nous disputer. Irrépressiblement, nous communiquons. Nous ne nous occupons que de nos propres réseaux… »2.

« La grande traversée » est une aventure humaine à partir de laquelle émergent des hypothèses pour faire projet mais également des actions transitionnelles définies in situ, certaines pouvant être concrétisées sans attendre (voir la carte des 200 actions pour le Grand Genève ci-contre). Nous avons pu vérifier qu’un tel dispositif permet à des personnes souhaitant s’engager dans un projet de transformation du territoire de se rencontrer afin de constituer une communauté de savoir susceptible d’inventer les nouvelles activités de l’économie du territoire. Avec les acteurs de la Communauté de communes de Nozay, en Loire Atlantique, la mise en pratique d’ateliers et d’arpentages a initié un appel à manifestations d’intérêt en réponse à la difficulté de produire un habitat et des services innovants en milieu rural3. En mutualisant le foncier public bâti et non bâti de toutes les communes et en ouvrant cet appel à tous les types d’opérateurs et de concepteurs, le comité de suivi créé pour l’occasion a généré une communauté de savoir sur la production d’un habitat durable en milieu rural.

Dispositif apprenant contributif

Nous pourrions dire que le dispositif de coproduction conjugue le gouvernement de la méthode avec la gouvernance de l’action. Faire projet revient à initier un processus de dialogue « apprenant » à toutes les échelles, entre les habitants, les techniciens, les socio-professionnels, les élus… Nous nous inscrivons dans les travaux que Bernard Stiegler menait à l’Institut pour la Recherche et l’Innovation (IRI) avec le collectif Internation4, qui précisent que le « territoire apprenant contributif » crée les conditions pour que les habitants puissent pratiquer et développer des savoirs utiles, autrement dit cultiver leurs « capabilités », c’est-à-dire leurs savoirs au sens très large, leurs relations sociales et leurs possibilités d’action dans leur environnement. Ainsi, il s’agit d’explorer de nouvelles formes de modus operandi, de mutualisation et de production, non seulement sur l’habitat mais aussi sur l’ensemble des sujets relatifs au cadre de vie (services, éducation, santé, alimentation, culture, art, loisir, économie…).

En réintroduisant les habitants au cœur du processus de fabrication de l’habiter, en initiant des systèmes d’entraide et des échelles de solidarités, un mode plus « contributif » légitime leur participation à la conception de leur lieu de vie, à sa gestion soutenable ainsi qu’à ses modalités de fonctionnement. Ce pourrait être le cadre d’une nouvelle commande publique qui se mettrait en place à la faveur d’une interconnaissance entre élus et habitants.

Notes

1 « La grande traversée », projet de l’équipe INterland, Bazar Urbain, Contrepoint, Coopérative Équilibre, Coloco, École urbaine de Lyon, pour la consultation « Visions prospectives pour le Grand Genève – Habiter la ville-paysage du 21e siècle », initiée par la Fondation Braillard Architectes, qui s’est déroulée entre 2018 et 2020.

 

2 Michel Serres, Le contrat naturel, 1990

 

3 Le « Premier Réinventer Rural », projet d’habitat multisites et innovant porté par la Communauté de communes de Nozay

 

4 Le philosophe Bernard Stiegler animait le projet « territoire apprenant contributif » sur le territoire de Plaine Commune, qui regroupe neuf communes de Seine-Saint-Denis

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