La Chambre bleue, le choc des es­paces

Rencontre avec Mathieu Amalric qui présentait début juin à Lausanne son film tiré du roman éponyme de Georges Simenon, actuellement en salles.

Date de publication
18-06-2014
Revision
18-10-2015

Des plans fixes, des mouvements de caméra qui se comptent sur les doigts d’une main, un montage qui procède par secousses et une image carrée – le format 1:33 – qui isole les corps : La Chambre bleue, dernier long métrage de Mathieu Amalric présenté dans la section Un certain regard au Festival de Cannes cette année et actuellement en salles, raconte avec un parti-pris formel quasi clinique la solitude des êtres.

Le cinquième film d’Amalric, adapté du roman éponyme que Georges Simenon a écrit en même temps qu’il concevait sa maison à Epalinges (lire encadré ci-dessous), dépeint l’histoire de Julien, époux, père et commerçant de machinerie agricole dans un petit village de province français, qui croise un jour une ancienne camarade d’école, Esther, avec qui il va vivre une passion alimentée par des rendez-vous secrets dans la chambre bleue d’un hôtel. Le drame surgit : le mari d’Esther est retrouvé mort, tout comme la femme de Julien. Durant de longues heures d’interrogatoire, Julien devra, devant les gendarmes et le juge, mettre en mots sa vie qu’il avait jusqu’alors vécue avec insouciance. Cette introspection forcée lui fera prendre conscience de son isolement et de celui de ses proches. 

Les lieux de l’action renforcent le parti-pris formel du film, soulignent cette solitude. L’intrigue se déroule dans les années 1960 en France, dans des villes qui n’existent pas – Saint-Justin et Triant. Amalric a réactivé l’histoire, l’a modernisée, mais a gardé la province comme décor. « Si Simenon a placé autant de ses histoires en province, c’est que ce n’est pas le particulier qui l’intéresse, mais plutôt ce qu’il y a de commun chez les êtres humains. Il y a en province quelque chose d’éternel, qui ne change pas », note le comédien et cinéaste français autour d’un verre l’autre jour à Lausanne. 

Dans ce territoire provincial, deux lieux revêtent une importance singulière pour Julien (joué par Amalric lui-même) : la chambre d’hôtel – la fameuse chambre bleue – et sa maison, où il tente, parallèlement à sa passion, de renforcer le noyau familial.

La chambre bleue est le seul espace du film qui ait été construit. Le lieu, une chambre existante d’un hôtel de province quelque part en France, a été redécoré, remeublé. « La chambre d’origine avait un papier peint fleuri. Pour le rendre bleu et uni, nous avons utilisé du papier américain, une sorte de post-it géant qui s’enlève d’un coup. C’est le seul endroit où nous avons tourné comme dans un studio, avec de la lumière artificielle, sur fond vert avec de l’incrustation. » 

Ce lieu, c’est l’hortus conclusus de Julien et Esther. Ces instants d’intimité sont montrés dans des flash-back : tout au long du film, à l’instar du roman, son souvenir refait surface, comme une « persistance rétinienne ». La chambre est hors du temps et hors du monde, on ne saurait dater l’époque de sa construction. Dans son livre, Simenon écrit qu’elle date « du temps des diligences ».

Second lieu essentiel de la trame, la maison de Julien et Delphine (jouée par Léa Drucker) est au contraire ancrée dans le présent. Une pseudo maison d’architecte, contemporaine, aérée ; un cube blanc placé en haut d’une colline, percé de grandes baies vitrées, pour se montrer et pour montrer que Julien a réussi. « S’il y a quelque chose d’architectural, de clair dans le roman de Simenon, c’est cet espace. Il est d’ailleurs lié à la propre vie de l’écrivain, qui était en train de se faire construire son immense maison à Epalinges. C’est l’image d’Epinal du bonheur, le lieu d’une réconciliation qui n’aura jamais lieu. Une maison trop grande, comme la décrit Simenon ; une prison où Julien enferme sa femme et sa fille. »

Comme dans le roman, le film se déroule en deux temps, le passé (la vie de famille et la passion) et le présent (les interrogatoires). Le récit se fait à rebours. Stéphanie Cléau, qui a aussi endossé le rôle de l’amante, a co-écrit le scénario avec Mathieu Amalric. « Nous avons écrit le scénario sur deux colonnes, le in et le off. Il y a les images du présent, et les voix de se qui s’est passé qui viennent presque les violer. Il fallait dire deux choses à la fois, deux temps qui se court-circuitent. »

La formation de paysagiste et de géographe de Cléau se ressent dans son travail d’adaptatrice et de scénariste. « Elle est très graphique quand elle écrit un scénario. Elle fait beaucoup de plans, de dessins. Ici, elle a fait des plans du livre qu’elle a décortiqué, désossé. Elle a coloré ces plans et les a accrochés au mur. Elle a besoin que l’espace soit clairement défini. Pour elle, le paysagisme a beaucoup à voir avec la mise en scène et la gestion de l’espace. »

 

Le «bunker» de Georges Simenon à Epalinges

En 1963, Georges Simenon écrivait La Chambre bleue en même temps qu’il se faisait construire, selon ses propres plans, sa maison à Epalinges, 29e et avant-dernière demeure du père du commissaire Maigret avant sa mort en 1989 dans la capitale vaudoise. Il vécut une dizaine d’années dans le « bunker », comme il surnommait lui-même sa résidence. L’énorme bâtisse a ensuite été quasiment inhabitée pendant 40 ans, excepté durant quelques mois par son fils John Simenon (par ailleurs présent sur le tournage du film de Mathieu Amalric) et par des squatteurs en 2009. Vendu par la famille Simenon en 2008 à un riche armateur, le « bunker » sera vraisemblablement rasé et remplacé par une douzaine d’immeubles de logements. Début avril, le Conseil communal a accepté le plan partiel d’affectation en ce sens. Le document est actuellement en consultation au Service du développement territorial.

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