Is­raël, l’éta­le­ment à toutes les échelles

Le pavillon israélien de la 14e Biennale d’architecture de Venise jette un regard critique sur la planification de son pays, qui exacerbe le principe de zoning promu par le modernisme

Date de publication
25-07-2014
Revision
23-10-2015

Télécran, c’est ce jeu commercialisé dans les années 1960 et qui a fait fureur dans les années 1980. Le principe ? Une ardoise magique remplie d’une poudre dorée sur laquelle on peut dessiner à l’aide d’une paire de boutons et d’un curseur. On efface son œuvre en secouant latéralement le petit écran. Le support est ainsi réutilisable à l’infini. 
Le pavillon israélien de la 14e Biennale d’architecture de Venise reprend le procédé en le modernisant et en le démultipliant. Quatre installations high-tech conçues pour l’occasion racontent, selon le thème général imposé par le commissaire de la manifestation Rem Koolhaas, un siècle de modernisme en Israël. Chacune des installations fonctionne sur le même mode: une «imprimante à sable», soit une machine automatisée dont l’aiguille mobile trace des lignes, des cercles et des formes sur une couche de sable blanc disposé à même le sol.
Quand on pénètre dans le pavillon, la première carte sableuse que l’on voit se dessiner est celle du territoire national. L’aiguille trace le contour du pays, puis la mer Morte et le lac de Tibériade. La carte évolue ensuite selon trois phases: les colonies installées sur le territoire après la proclamation de l’Etat d’Israël en 1948, puis celles créées selon le dessein du Plan Sharon, et enfin la situation actuelle. Une quatrième carte apparaît ensuite, montrant les colonies dispersées sur les Territoires Occupés – colonies illégales en regard du droit international, puisque placées hors des frontières de 1967. 
A chaque fois que la machine a terminé de dessiner l’une de ces phases, elle trace une coche sur le sable, à l’image d’un prisonnier comptant les jours sur les murs de sa cellule. Cynique à souhait. L’opération dans son ensemble ne dure pas plus de quelques minutes, puis l’automate efface tout et recommence. On reste bouche bée devant la rapidité et la précision clinique de cette machine, qui pourrait évoquer l’aspect mécanique du projet d’extension des colonies dans les Territoires Occupés.
Cette première installation met ainsi en avant le premier plan directeur national du jeune Etat, conçu en 1951 par l’architecte israélien Arieh Sharon, un adepte du modernisme, diplômé du Bauhaus. L’objectif est de préparer l’arrivée des nouveaux migrants. Pour cela, il propose de créer de nombreuses nouvelles petites villes, dispersées sur le territoire national. Avec cette idée en tête, Sharon a ainsi découpé le pays en 24 secteurs regroupant chacun un nombre plus ou moins égal d’habitants. Le plan directeur de l’architecte, appliqué à la lettre par les autorités israéliennes, a généré un maillage de quelque 400 micro-villes. 
Cet urbanisme de la dispersion a engendré ce que les commissaires du pavillon ont appelé l’uburb – également titre de l’exposition – néologisme de urban (l’urbain) et suburban (la périphérie), soit une mosaïque fragmentée constituée de colonies agricoles, de logements sociaux de la moitié du 20e siècle, de cités-jardins à l’anglaise et de villas datant des deux dernières décennies. 
Aux deux étages supérieurs, l’opération du rez-de-chaussée est répétée, mais à plus petite échelle, au moyen d’un zoom sur le territoire: après l’échelle nationale de la première installation, les trois autres se concentrent sur celle de la ville (avec quatre exemples), du voisinage (avec dix exemples) et enfin de l’unité du bâtiment (avec trois immeubles). Pays – ville – voisinage – bâtiment : cette focalisation montre que chacune de ces échelles fonctionne sur le même mode, la fragmentation et la dispersion. 
Le pavillon israélien aurait pu, comme d’autres, dresser l’inventaire des bâtiments les plus remarquables d’Israël issus du modernisme. Les commissaires, Ori Scialom, architecte, Roy Brand, philosophe – tous deux professeurs à la Bezalel Academy of Arts and Design de Jérusalem – et Keren Yeala-Golan, plasticienne, ont préféré aller plus loin. L’exposition ne jette pas seulement un œil rétrospectif sur un siècle de modernisme, d’architecture et de planification en Israël, mais analyse par le biais d’un catalogue publié pour l’occasion1 les répercussions que cet étalement a produit sur les vies quotidiennes des habitants. Il évoque aussi les plans de planification actuels, notamment le plan Tama 35 (le 35e plan directeur national), qui se veut l’antithèse de celui de Sharon: à l’étalement, il oppose la densification,nécessaire, en particulier depuis la vague d’immigration russe et éthiopienne des années 1990. Mais les auteurs du catalogue dressent un triste constat: au lieu de respecter le texte, les autorités continuent d’étaler leurs colonies sur le territoire, et au-delà. Le principe du zoning promu par le modernisme dicte encore les règles en Israël. 

 

Note

1. The Uburb, Patterns of contemporary living, catalogue réalisé par Ori Scialom et Roy Brand. Sternthal Books, Montréal, 2014   

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