In­time/ex­time, le dé­sir au cœur de l’es­pace pu­blic

Dans une société où les frontières entre public et privé se brouillent, la réflexion sur le jeu entre intime et extime renouvelle le regard sur les enjeux contemporains des aménagements de l’espace public1. Existe-t-il des lieux favorables au rapprochement des corps et à l’expression du désir?

Date de publication
10-12-2014
Revision
25-10-2015

Alors que les questions de localisation et de visibilité de la prostitution font l’objet de nombreux débats dans toutes les villes d’Europe, nous proposons dans cet article de faire un pas en arrière pour réfléchir à la question plus large de la place du corps et du désir dans l’espace public. En effet, dès son origine, la ville – alliage de densité et de diversité – a été confrontée à la délicate question du côtoiement des corps. Il y a dans ce constat assez simple l’embryon d’une histoire du fait urbain qui nous éloigne des récits dominants sur la ville généralement axés sur la question de la coexistence des cultures, ou sur celle des classes. C’est pourtant une histoire essentielle qui se tisse dans les deux précédentes et nous renseigne sur les liens étroits entre l’évolution des formes matérielles de la ville et des mœurs qu’elle abrite. 
L’intrigue de cette autre histoire réside dans le fait fondamental que le corps de l’autre ne laisse pas indifférent, qu’il dégoûte ou qu’il attire. A l’extrême de ces possibles, on trouve la question de la souillure placée au cœur des tabous et des interdits qui ont structuré les rapports humains2. Cette question sera réactualisée en particulier au 19e siècle avec la montée en puissance de l’hygiénisme. A l’autre extrême se trouve la question des pulsions sexuelles, où le désir du corps d’autrui apparaît comme un des plus puissants vecteurs de l’« être ensemble ». L’agencement de la ville semble alors être une réponse sans cesse renouvelée au nécessaire éloignement des corps et, à la fois, au désir de rapprochement. 
L’histoire urbaine est ainsi intimement liée à l’émergence de ce que Norbert Elias nomme la civilisation des mœurs. Dans cette histoire, les manifestations du corps en public – ses sécrétions et ses pulsions – ont peu à peu été domestiquées, civilisées. Il n’est pourtant pas question d’un mouvement linéaire où l’homme aurait simplement intériorisé petit à petit ses pulsions. Au contraire, c’est une histoire complexe qui concerne tout autant l’évolution des mœurs que le droit et l’architecture. Pour se rendre compte de l’importance de la question architecturale et des formes urbaines, il suffit de rappeler que la sexualité ne s’est jamais librement manifestée en public3. La régulation des corps mitoyens s’est ainsi jouée au croisement d’éléments à la fois matériels (murs, moucharabiehs, vêtements, etc.), conventionnels (principes moraux, lois, codes vestimentaires, etc.) et comportementaux (honte, pudeur, réserve, politesse, etc.). 
Deux grands axes structurent cette histoire complexe. Le premier concerne l’évolution des mœurs et en particulier l’émergence d’un sentiment de pudeur inhérent à l’idée d’intimité. Le deuxième, étroitement lié au précédent, s’intéresse à la géométrisation des formes urbaines et à l’émergence d’une régulation fondée sur la division spatiale du privé et du public. On passe ainsi de la ville médiévale caractérisée par un tissu urbain extrêmement dense et intriqué, à la ville moderne caractérisée par son organisation rationnelle et par la linéarité de ses frontières. La régulation des possibles en termes de rencontre de l’autre et d’expression du désir en public est étroitement liée à cette évolution spatiale et conventionnelle. 
Toutefois, l’histoire de la ville – et en particulier de la naissance de l’espace public – ne peut être réduite au seul processus de limitation de l’expression des corps et du désir en public. En effet, le déploiement abouti d’un idéal de civilité – compris comme une mise à distance respectueuse de l’inconnu – nous conduit à une aporie que Roland Barthes avait très justement placée au cœur de sa réflexion sur la possibilité du « vivre ensemble » : 
« 1. Le corps des autres – de l’autre – me trouble. Je désire, j’éprouve l’énergie et le manque du désir, j’entre dans la tactique épuisante du désir.
2. De ce trouble, j’induis, je fantasme un état qui le fasse disparaître : l’hèsuchia : la paix du désir, la vacance non douloureuse, l’équanimité.
3. J’édicte alors des règles pour arriver à l’hèsuchia. Ces règles sont en général de distance à l’égard des autres corps, déclencheurs de désir.
4. Mais en tuant le désir de l’autre, des autres, je tue le désir de vivre. Si le corps de l’autre ne me trouble pas ou si je ne peux jamais toucher l’autre, à quoi bon vivre ? L’aporie est fermée. »4
On retrouve ici, formulée de manière saisissante, la dialectique nécessaire entre l’éloignement et le rapprochement des corps. L’histoire de la civilisation des mœurs a ainsi un contrepoint : celui de la libération, au fil des siècles, du corps désirant. Les conceptions du mariage, de l’amour et de la sexualité ont peu à peu évolué, passant en particulier du mariage arrangé, où l’amour joue un rôle accessoire, à la quête de la relation « pure »5 et l’affirmation de la liberté de choisir son partenaire sexuel. Au-delà de la seule question sexuelle, la libération du désir d’autrui est au fondement même du « désir de ville » :
« Si la ville résiste et existe c’est que nous n’y apprécions pas seulement ce qui répond à nos besoins (commerces, loisirs, services), mais ce qui par surcroît nous rend heureux d’y habiter, d’y marcher, d’y voir nos amis, d’y sentir les présences des autres, d’y croiser des visages inconnus. »6
Il est dès lors essentiel de réfléchir aux conditions qui rendent possibles dans la ville contemporaine – de plus en plus adverse à la manifestation de tout ce qui pourrait troubler un ordre public « garanti »7 – l’ouverture à l’autre et le maintien des troubles qui rendent l’expérience urbaine forte et essentielle. Nous proposons de nommer « extime » la possibilité d’une expression publique légitime du désir ; c’est-à-dire l’expression autorisée de certains gestes et postures relevant traditionnellement de l’intime (baisers, œillades, caresses, corps érotiques, ou encore confidences, déclarations, suggestions, etc.). Même si elles prennent des formes légitimes, telles que le baiser « chaste », ces expressions publiques du désir demeurent toutefois troublantes. Elles contribuent ainsi à un enrichissement de l’expérience des espaces publics et à l’intensification des interactions. Pour bien saisir les conditions contemporaines de l’extime, il est nécessaire de revenir brièvement sur l’histoire de la régulation du corps et du désir dans la ville. 

L’émergence de l’espace public moderne et son idéal de civilité


Dans l’habitat de la ville pré-moderne, les chambres, et souvent même les lits, étaient partagés par les parents, enfants et domestiques. Cette intrication spatiale se poursuivait à l’extérieur où les dédales de rues mettaient à l’épreuve le corps par les différents sens : le toucher, dans la promiscuité des corps, la vue et l’ouïe, sans cesse sollicitées par une animation forte et continue, et enfin l’odorat, éveillé par une ruralité encore bien présente. Dans cette promiscuité des corps et des activités, la pudeur n’était pas de mise et la nudité n’apparaissait pas comme un problème particulier : « […] la coutume voulait, du moins dans les villes, qu’on se déshabillât à la maison pour se rendre aux bains. Combien de fois le père, dévêtu et habillé d’un seul caleçon, ne gagne-t-il pas avec sa femme nue et ses enfants nus, par les étroites ruelles, la maison des bains… »8 On note toutefois que le père de famille garde son caleçon et que ce sont seulement les plus jeunes et les femmes qui se mettent entièrement nus. Plus largement, les historiens nous indiquent que, même à l’époque, il existait un ensemble de règles et de tabous – en particulier d’ordre religieux – qui visait la régulation du désir et sanctionnait certains comportements. En d’autres termes, le corps nu s’exposait dans le cadre d’un système rigide du rapport à l’autre qui réglait les actions et réactions face à ce corps : on pouvait être nu en public, mais on se cachait pour avoir des rapports sexuels. 
Dès le 16e siècle, des dispositions de police apparaissent, interdisant certains comportements en public jusqu’alors autorisés, comme par exemple, le fait de se baigner nu dans la Seine à Paris. Toutefois, la régulation porte avant tout sur les apparences. Ainsi, Florence et Venise entament au 16e siècle une réforme morale pour bannir tout déploiement de sensualité dans la ville et imposer un code de comportement sexuel plus strict : « […] les tissus transparents sont interdits et [les femmes] ne peuvent porter de dentelles. Les hommes n’ont pas le droit de porter des vêtements qui exacerbent l’attirance physique. Les chemises doivent couvrir tout le haut du corps et fermer autour du cou. »9
Ce n’est toutefois qu’au 18e siècle, avec l’évolution des discours médicaux et artistiques sur le corps, que l’on voit émerger une quête d’intimité induisant en retour un sentiment de pudeur. Il ne sera donc plus simplement question d’interdire de se baigner nu, d’uriner dans la rue, de porter des habits indécents à l’opéra ou encore de faire des attouchements dans les bals, mais de formuler un groupement abstrait plus large d’« actions déshonnêtes », d’« outrages à la pudeur »10.
Le 19e siècle confirmera cette évolution et stabilisera les règles de civilité régissant l’espace public. Le passage à l’ère dite « moderne »11 est donc tout autant marqué par la croissance de la pudeur que par la transformation des systèmes de régulation qui acquièrent une dimension plus spatiale. En effet, la rapide et massive urbanisation engendre une expansion et une spécialisation des aires urbaines fondée sur une délimitation stricte entre ce qui relève du domaine privé et public. Dans ce contexte de séparation stricte des fonctions, celles qui touchent au corps sexuel seront confinées, pour des raisons d’hygiène et de morale (de classe), dans des zones et des lieux spécifiques de la ville. Les lavoirs ou les bains sont alors fermés ou transformés afin de limiter toute exposition du corps en public (position suggestive des femmes dans les lavoirs et mœurs légères) ou une trop grande promiscuité des corps (séparation hommes/femmes mais aussi apparition d’une première et deuxième classes pour les bains)12.
L’espace public, désormais soumis au seul principe de civilité, devient l’expression d’un idéal de coexistence pacifiée entre les cultures et les classes. C’est le triomphe de ce que les philosophes et sociologues vont nommer l’indifférence polie – ou encore l’inattention civile – à l’égard du passant13. Dans ce cadre, le corps en public devient corps civil – dénué de charge érotique – et les rencontres se font dans des espaces strictement délimités (bals populaires, promenades dominicales, kermesses, spectacles, bordels, thés dansants, etc.). Toutefois, la littérature regorge de descriptions d’échanges de regards et de jeux de séduction dans les grands boulevards et les parcs de la ville moderne14. Les exigences de civilité sont ainsi sans cesse mises en tension par le jeu des corps et l’expression du désir. Cette tension va continuer à croître au fil des 19e et 20e siècles, renforcée par la montée en puissance de l’idéal romantique de l’amour libre. Il faudra cependant attendre la révolution des mœurs dans les années 1960 pour qu’elle prenne toute son ampleur. Cette dernière a en effet fini de détacher la question de la sexualité de la reproduction et, dans une large mesure, du mariage. 

L’extimité au cœur des enjeux de l’espace public contemporain


Dans une société où l’on prône la liberté d’aimer et de choisir son partenaire sexuel, l’expression du désir en public devient essentielle. Tout espace public est désormais un espace potentiel de rencontre. Par conséquent, l’extimité paraît être une condition tout aussi nécessaire au bon fonctionnement des espaces publics que la civilité. 
Preuve parmi d’autres de cette évolution, la multiplication des initiatives visant à détourner à des fins de rencontre la fonction de certains lieux publics. Ainsi, chaque jeudi soir, entre 18 h 30 et 21 h, le supermarché Lafayette Gourmet de Paris se transforme en dating market. Les célibataires sont invités à effectuer leurs courses avec un panier rouge qui permet de les distinguer et de faciliter les rencontres.
Néanmoins, ce désir de rencontre se trouve menacé par une autre tendance majeure des aménagements contemporains : la clôture des espaces publics et le repli privatif. L’accroissement du sentiment d’insécurité entraîne en effet la multiplication des barrières et des dispositifs de contrôle, clôturant peu à peu les espaces ouverts et réduisant la perméabilité de la ville15. Dans ce cadre, l’étranger ne fait plus l’objet des formes minimales de tolérance, teintées d’indifférence, qui étaient au cœur du projet moderne de l’espace public, mais plutôt d’une inquiétude généralisée. 
L’espace public contemporain apparaît ainsi tiraillé entre deux tendances contradictoires : l’une qui voit se multiplier les détournements et les appropriations dans un désir de rencontre ; l’autre qui tend à le renfermer peu à peu, privilégiant l’évitement plutôt que le rapprochement.
Dès lors, il devient nécessaire de développer une vision élargie de l’espace public qui soit capable de dépasser le seul clivage entre privé et public pour prendre toute la mesure des transformations sociale et spatiale de la relation (intime) à l’autre. Une vision élargie à même d’offrir le cadre d’un dialogue renouvelé entre les exigences de civilité et d’extimité. 
Nos façons de se rencontrer ont notamment été transformées par la diffusion des nouvelles technologies. Comme le montre le succès des sites de rencontre, Internet permet de nouer un premier contact virtuel, et cela sans risque d’affronter en personne un échec ou d’exposer son intégrité physique. De plus, si cet espace de rencontre virtuel ne convient pas ou semble trop désincarné, il est possible d’utiliser encore la technologie, pour se « rapprocher » : un téléphone portable pour entendre la voix de l’autre et « attiser » le désir de rencontre. De fait, le téléphone portable a considérablement changé les modalités de rencontre, l’éloignant en particulier des formes plus formelles de l’échange épistolaire (SMS érotiques, tâtonnements textuels, photos, etc.). Il a également eu un impact sur l’« étapage » du rapprochement en permettant une certaine flexibilité spatio-temporelle à l’instar de la possibilité de se retrouver sur un coup de tête et/ou un coup de « chance » (« ah tiens je suis pas loin d’où tu es, on se voit ? »). L’articulation entre désir et planification s’en trouve profondément modifiée.
De manière plus originale encore, le téléphone portable peut servir de boussole dans la ville et permettre de clarifier les intentions des différents corps en présence. Divers dispositifs technologiques permettent désormais de « synchroniser » nos désirs avec ceux d’inconnus en signalant l’existence de profils complémentaires à proximité (LoveGety, BlueDating, Loopt). 
La question est alors de savoir si le lieu compte encore. En avons-nous besoin pour nous rencontrer ? La réponse est plutôt négative si, par lieu, on pense à un espace bien délimité à la vocation clairement définie ; elle est affirmative, par contre, si cela revient à dire que le rapprochement des corps continue à prendre appui sur les prises que lui offre le contexte où il s’actualise. Les lieux sont devenus plus flexibles, mais leur spatialité continue à compter. Dans le supermarché transformé en lieu de drague, les opportunités de rencontre se nouent dans la matérialité même du lieu (commentaire autour d’un produit, jeux de regards à travers un étal, etc.). De manière plus large, les détournements de lieux à des fins de rencontre ne jouent pas sur l’abrogation de leur spécificité spatiale mais plutôt sur le « floutage » de leurs caractéristiques fonctionnelles. Les troubles induits par ce floutage recèlent alors d’autant d’opportunités pour amorcer un rapprochement (ou un éloignement). 
Néanmoins, il faut insister sur le fait qu’il n’en va pas là d’un rapprochement indiscriminé des corps, d’une liberté absolue d’expression du désir ou d’un « relâchement » du corps en public. Bien au contraire, les appels à la responsabilisation, la multiplication des manuels sur le flirt, ou encore l’évolution des règles juridiques, indiquent qu’il en va de l’émergence d’un nouveau régime d’extimité qui accompagne la place renouvelée de l’intime en public. Celui-ci n’est plus fondé sur la distinction et la hiérarchie ou encore sur le respect des rôles socialement et spatialement déterminés, mais bien sur la réflexivité et les compétences de gestion active de son intimité en public. Ces compétences se déploient dans un lien étroit avec les caractéristiques spatiales de l’espace public.
De manière générale, la possibilité d’un rapprochement des corps dans la ville passe par l’entremise d’attitudes corporelles, d’objets et de configurations spatiales qui permettent de suspendre les exigences de civilité et ouvrent des espaces d’expression du désir. Ces espaces sont essentiels et dessinent une autre topologie de l’espace public, dont dépendent certaines de ses qualités telles que son intensité, sa chaleur et sa convivialité, voire sa sensualité. Si l’accessibilité et la transparence visuelles apparaissent souvent comme une qualité attendue des espaces publics, elles sont plutôt relatives à un souci de sécurisation que d’intensification et de diversification des usages. En effet, un trop-plein d’accessibilité visuelle réduit l’éventail des comportements que l’on peut adopter, et donc le caractère pluriel de l’espace public. 
Malgré une tolérance plus forte, les expressions intimes en public doivent se garder de s’imposer. L’extimité se développe donc dans des espaces publics plus « poreux »16 qui permettent un certain jeu du voir et être vu, ainsi que des espaces de repli physique favorisant des situations de rapprochement.
Dans cette perspective, les pistes les plus importantes sont celles qui favorisent le floutage des frontières entre les anciennes limites du privé et du public. Nombreuses sont les interventions d’artistes qui jouent sur ces frontières. C’est par exemple le cas d’une installation réalisée par l’artiste Sophie Calle à la station de métro Jeanne d’Arc à Toulouse : des passagers peuvent faire apparaître sur des écrans dispersés dans le métro des messages à destination de personnes aperçues sur le réseau. Ce dispositif offre un espace de déclaration en public et rend visible, via des messages d’amour, de désir et de rupture, une relation intime. Cette intervention artistique souligne la difficulté qu’il y a dans l’espace public des grandes villes, marqué par le flux et l’anonymat, à passer d’un registre d’indifférence polie (civilité) à un registre d’expression du désir d’autrui (extimité). Pour ce faire, l’artiste propose un dispositif qui permet le surgissement de l’intime dans l’espace public sans exposer directement la personne. Tout un jeu s’instaure ainsi entre l’intime et l’extime, qui ne peut pas simplement être rabattu sur le privé et le public.

Vers une pensée renouvelée de l’espace public


Au-delà des interventions d’artistes, la possibilité d’un dialogue renouvelé entre le civil et l’extime va se jouer dans la diversité et le traitement des aménagements. A cet égard, on peut identifier, à la suite des travaux de Hertzberger, trois entrées essentielles pour développer un espace public capable de faire appel à tous nos sens et d’accueillir un large éventail de modalités du rapport à l’autre.

1) Ouverture/fermeture
« Si l’on veut créer des conditions qui permettent à chacun d’entretenir avec les autres des relations différenciées – allant de l’indifférence au contact intense – et de se positionner comme il le souhaite par rapport à eux, le degré d’ouverture ou de fermeture de l’espace doit être très soigneusement dosé. »17 La bonne délimitation des zones appelées à stimuler le contact visuel par rapport aux zones censées offrir plus d’intimité dépend notamment de la hauteur des cloisons ou des zones surélevées (schéma). 

2) Intérieur/extérieur
« Si l’expression de la relativité des concepts d’intérieur et d’extérieur est avant tout une question d’organisation spatiale, le fait que l’atmosphère d’un espace évoque plutôt celle d’une rue ou celle d’un intérieur dépend surtout des qualités de cet espace. En outre, le fait qu’un espace soit perçu comme intérieur ou extérieur, ou comme quelque chose d’intermédiaire, dépend dans une large mesure des dimensions, de la forme et des matériaux choisis. »18 En plus des qualités de l’environnement, la délimitation entre intérieur et extérieur dépend également des modalités sensorielles que l’on utilise. On peut par exemple accéder à un lieu sans que cela implique forcément la présence de notre corps. « Les sens mêmes qui mesurent la proximité, qui éprouvent la présence, sont des sens à distance »19 ; « Voir à travers une paroi transparente ce qui se passe dans la rue, entendre de l’intérieur du logement une conversation qui se tient dehors sont autant de modes d’accès potentiels à l’espace public »20. Dans une pensée de l’extime, ce qui importe est à la fois tout ce qui tend vers une hospitalité à l’autre (seuil, ralentissement), ce qui permet le jeu du repli et ce qui intensifie la conscience de notre corps dans le monde, au-delà de la seule ratification visuelle.

3) Polyvalence
« Un projet ne saurait donc se borner à être neutre et flexible – et par conséquent non spécifique – mais devrait toujours présenter ce surcroît d’efficacité que nous nommons polyvalence. »21 Les lieux qui possèdent une certaine polyvalence permettent ainsi plus aisément le surgissement de l’intime, puisqu’ils sont rarement ébranlés et ne perdent pas leur identité lorsque les usages changent. 
Cette polyvalence des lieux, c’est-à-dire leur résistance à la coexistence des registres du rapport à l’autre – des plus civils aux plus extimes – nous semble au final la clé des espaces publics contemporains. En revenant à l’aporie du désir, l’idée défendue dans ce texte est que la solution qui reviendrait à renforcer la seule civilité des espaces publics, mettant durablement les corps à distance et faisant taire toute expression du désir, risque l’effondrement d’un pan essentiel de l’expérience de la ville. 
En d’autres termes, il ne s’agit pas d’éviter les troubles – positifs et négatifs – induits par le côtoiement des corps étrangers, mais d’accueillir ces troubles comme autant de ressorts qui nous obligent à considérer l’autre. Notre pari finalement est que, en intégrant cette exigence, il ne s’agit pas simplement d’assurer une plus grande tolérance à la drague en public, ou encore à d’autres manifestations du corps sexuel telles que celles relatives à la présence de prostitué(e)s dans la ville, mais plus fondamentalement de favoriser un espace public plus riche, capable de susciter le désir d’autrui et d’offrir l’hospitalité à l’autre dans sa différence. En fin de compte, elle doit permettre à la ville de tenir sa promesse comme lieu qui permet de rencontrer l’âme sœur, une promesse qui constitue un des plus puissants ressorts du « désir de ville ». 

Caroline Barbisch est docteur ès sciences (EPFL), elle travaille actuellement comme cheffe de projet à l’Office de l’urbanisme de Genève, au sein du service Interfaces CEVA en charge des espaces publics situés autour des haltes/gares du projet CEVA.
Luca Pattaroni est docteur en sociologie, maître d’enseignement et de recherche à la section d’Architecture de l’EPFL et res-ponsable de ligne « Ville et habitat » du Laboratoire de Sociologie Urbaine (LaSUR).

 

 

Notes

1. Cet article se base sur le travail de thèse réalisé par Caroline Barbisch à l’EPFL en 2013. Barbisch C., Extimités, Enquête sur les formes contemporaines d’expression de l’intime et du désir dans l’espace public, Thèse de Doctorat, EPFL, Lausanne, 2013.
2. Douglas M., De la souillure : essai sur les notions de pollution et de tabou, Editions La Découverte, Paris, 1992. 
3. Duerr, H. P., Nudité et pudeur : le mythe du processus de civilisation, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1988.
4. Barthes R., Comment vivre ensemble. Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens. Notes de cours et de séminaires au Collège de France 1976-1977, Editions du Seuil, Paris, 2002, p. 111.
5. La relation pure est « une relation de stricte égalité sexuelle et émotionnelle, porteuse de connotations explosives vis-à-vis des formes préexistantes du pouvoir tel qu’il était traditionnellement réparti entre les deux sexes ». Giddens A., La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Hachette Littératures, Paris, 2006.
6. Hénaff M., La ville qui vient, L’Herne, Paris, 2009.
7. Breviglieri M., « Une brèche critique dans la ville garantie ? Espaces intercalaires et architectures d’usage », in Cogato Lanza E., Pattaroni L., Piraud M. et Tirone B. De la différence urbaine. Le quartier des Grottes/Genève, Metispresses, Genève, 2013, pp. 213–236.
8. Elias N., La civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, Paris, 1973, p. 350.
9. Guilbert F., « Venice in the Crisis of the League of Cambrai », in Renaissance Venice, Ed. John Hale, Totowa, NJ Rowman & Littlefi eld, Londres, 1973, p. 277.
10. Iacub M., Par le trou de la serrure. Une histoire de la pudeur publique XIX-XXIe siècle, Fayard, Paris, 2008, p. 45.
11. L’époque moderne débute durant la révolution industrielle, technologique et urbaine qui s’engage à la fin du 18e siècle et se termine dans les années 1960. 
12. Vigarello G. (dir.), Histoire du corps. De la Renaissance aux Lumières, tome 1, Editions du Seuil, collection L’Univers Historique, 2005.
13. Joseph I., Le passant considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public, Librairie des Méridiens, Paris, 1984.
14. On songe au moment où Marius tombe amoureux de Cosette dans une allée du Jardin du Luxembourg.
15. Pattaroni L., Pedrazzini Y., « Délinquance, insécurité et ségrégation : l’urbanisme de la peur ou l’insoutenable développement des villes », in Jacquet P. et al., Regards sur la terre 2010. L’annuel du développement durable : Villes, changer de trajectoire, Les Presses de Science Po, Paris, 2010, pp. 231-240.
16. Cogato Lanza, E., Pattaroni, L., Piraud, M. et Tirone, B., De la différence urbaine. Le quartier des Grottes/Genève, op. cit.
17. Hertzberger H., Biétry L., Leçons d’architecture, Infolio éditions, Paris, 2010, p. 261.
18. Ibidem, p. 137.
19. Dufrenne, 1991 cité in Chelkoff G., Thibaud J.-P., « L’espace public, modes sensibles: le regard sur la ville », in Les Annales de la recherche urbaine, n° 57-58, Espaces publics, 1993.
20. Chelkoff G. et al., Entendre les espaces publics, Cresson, Grenoble, 1998.
21. Hertzberger H., Biétry L., Leçons d’architecture, op. cit., p. 263.

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