Ge­nève, en­vie de chan­ge­ments

Historiquement, Genève est l’un des premiers cantons à s’être doté d’un plan directeur cantonal. L’expérience acquise s’en ressent dans la qualité du projet de son plan «Genève 2030». Mais les objectifs fixés dans ce dernier ne pourront être atteints qu’au prix de changements légaux et administratifs. La brochure Genève Envie en annonce les principaux.

Date de publication
17-09-2013
Revision
06-10-2015
Cedric van der Poel
Codirecteur d'espazium.ch, espace numérique des éditions pour la culture du bâti

Genève Envie: un constat

En février dernier, le Conseil d’Etat genevois a adopté le plan directeur cantonal 2030 (PDCn 2030). Dans un ancien numéro (TRACÉS no 15-16/2011), nous avions présenté les grandes lignes de la première mouture de ce document. Si les consultations publiques et celles des partenaires institutionnels qui ont eu lieu courant 2012 n’ont pas véritablement changé les principaux objectifs, le Conseil d’Etat a décidé d’innover en accompagnant ce plan – trop technique pour être compris et assimilé par tout un chacun – d’une brochure au titre aguicheur mais révélateur Genève Envie1.
Ce document doit traduire les fiches techniques du plan directeur cantonal en volontés politiques et souligner les intentions du Conseil d’Etat en matière d’urbanisme. Le but visé est évidemment de convaincre en vue de son vote par le Grand Conseil courant septembre. 
Pourtant, cette brochure ne nous apprend pas grand chose sur le contenu de la version 2.0 du plan directeur et n’épargnera pas à ceux qui veulent se prononcer en connaissance de cause la lecture de ce dernier. Si la riche iconographie peut parfois tendre au marketing urbain, le texte ne relève pas de la simple communication, comme certains le prétendent. Une lecture attentive le range plutôt dans la catégorie des livres blancs politiques dont l’objectif affiché est de marquer une rupture. Le temps consacré par le Conseil d’Etat in corpore semble confirmer cette lecture du document: les conseillers y ont passé une demie journée ce qui, selon l’architecte cantonal, est exceptionnel. 
Pour transcrire une volonté de rupture, il faut d’abord réaliser un état des lieux. Le premier constat dressé par l’exécutif cantonal est sans complaisance. Le canton est en effet décrit comme un territoire monocentrique qui « cristallise forcément toutes les envies et toutes les frustrations... »2. Un territoire où ce centre réservé à l’emploi et à la consommation est animé le jour, mais « déserté la nuit et les week-end hormis par quelques touristes et par des activités illicites » ; un territoire affublé d’une « périphérie où l’on ne fait que dormir »3. Un canton où la rareté du logement et le prix des locations seraient, en partie, dus à une « nouvelle féodalité » et à des « pratiques contrebandières »4. Un canton où les familles s’appauvrissent et où les revenus nets par ménage sont parmi les plus faibles de Suisse, où « les jeunes familles d’aujourd’hui travaillent plus, ont besoin de plus de temps pour se rendre du domicile à leur lieu de travail, ont moins de temps pour leurs enfants et moins d’argent à la fin du mois, après avoir réglé leur loyer et les frais de garde de leurs enfants »5.
Et last but not least, la production architecturale récente dans le domaine du logement est jugée sèchement, sans détour : « Depuis plusieurs décennies, l’imagination et la créativité semblent avoir déserté notre canton en matière de logement. Les pratiques administratives et les normes imposées par l’Etat portent à ce titre une part de responsabilité certaine. On ne construit plus que des immeubles standardisés, des parallélépipèdes rectangles bordés de tristes bandes de pelouse tout aussi normées. Trop étroites pour que des enfants y jouent au ballon. Trop proches des façades pour qu’on y supporte l’odeur et la fumée d’une grillade. Trop grandes à l’inverse pour laisser aux terrasses et aux trottoirs l’espace où pourrait se déployer une animation urbaine. Des quartiers qui ne font rêver personne. »6
Si la lecture de ce fidèle constat dressé sur l’actuelle situation genevoise donne envie de quitter le canton, le document annonce pourtant les prémisses d’une envie de changements, dont certains relèvent du domaine légal et de la pratique administrative relative à la fabrique du territoire. 

Esquisse de solutions naissance d’une vision

Dans le domaine légal, la récente modification de la Loi générale sur les zones de développement industriel ou d’activités mixtes (LGZDI) dont le règlement a été adopté en août dernier, rompt avec le zoning strict d’espaces dédiés au secteur secondaire. En effet, 40% de ces zones pourront être à l’avenir consacrés au secteur tertiaire, y compris à des activités culturelles et festives. Cette volonté de mixité pose très naturellement la question de l’aménagement de ces zones et de la typologie de bâtiments qui pourraient dans le futur accueillir, au sein de la même structure, des activités artisanales, de services et de loisirs. A l’image du récent appel d’offres pour l’aménagement commun des zones industrielles de Meyrin, Satigny et Vernier (ZIMEYSAVER), l’un des dix grands projets prioritaires du PDCn 2030, ces zones ne devraient plus être victimes d’un développement anarchique et non concerté. 
Un autre projet de modification de loi, adopté par le Conseil d’Etat en mars dernier, vise à corriger les contournements légaux de la Loi générale sur les zones de développement (LGZD). La loi initiale, qui date de 1972, bloque le prix de vente des terrains et le plan financier d’opérations immobilières effectuées sur les zones de développement pendant dix ans. En mettant ainsi sur le marché la vente d’appartements très nettement en dessous des prix du marché libre, elle veut faciliter l’accession à la propriété – notamment à la classe moyenne – et ainsi stimuler la mixité sociale. Pourtant, de récentes études de l’Office du logement ont démontré qu’un grand nombre de ces appartements échappent en réalité à cet objectif louable. Thésaurisés par les promoteurs ou les investisseurs, ils ne sont remis en vente qu’au terme des dix ans de prescription, au prix du marché avec de très juteuses plus-values. Afin d’éviter cet enrichissement légal mais qui trahit les intentions sociales de la loi, la modification en passe d’être votée par le parlement prévoit que ces appartements ne pourront être achetés que par leurs futurs habitants, ou alors loués à des prix contrôlés par l’Etat. « Ce changement va avoir un impact énorme sur l’ensemble du marché, explique l’architecte cantonal Francesco Della Casa. Il s’agit simplement de revenir à l’esprit de la loi. Ces appartements échapperont à la spéculation, profiteront à la classe moyenne qui pourra libérer les apparteents loués qu’elle occupe. Si cette modification est acceptée, c’est l’ensemble de la chaîne du marché immobilier genevois qui en profitera, y compris le logement social. »7
Autre modification souhaitée et proposée par le Conseil d’Etat : une nouvelle péréquation financière. Aujourd’hui, un habitant du canton de Genève paie une large partie de ses impôts municipaux dans la commune où il exerce sa profession et non, comme c’est le cas dans les autres cantons helvétiques, dans la commune où il réside. Cette exception genevoise ne stimule pas la création de logement par les communes et contribue à l’inégalité financière entre elles. Cette correction semble être inévitable notamment en regard des grands projets et objectifs du PDCn 2030 et des investissements que certaines communes devront réaliser pour y répondre.
Si les modifications légales veulent influencer plus particulièrement la mixité fonctionnelle et sociale ainsi que l’équilibre du développement territorial, les nouvelles pratiques administratives se focalisent quant à elles sur la densification et la diversité architecturale. 
Dans cette optique, une grande réflexion a été engagée sur la réalisation et l’application des plans localisés de quartier (PLQ). Lancée en novembre dernier, elle regroupe urbanistes, architectes, promoteurs et autorités publiques des différents échelons administratifs. Simplification et systématisation du processus, efficacité des procédures et amélioration de la qualité sont les principaux objectifs visés. Malgré leurs stade très embryonnaire, quelques pistes sont toutefois avancées par Francesco Della Casa. L’un des principaux changements se ferait sur le périmètre des PLQ. Les implantations en vigueur actuellement pourraient être remplacées par des « périmètres-enveloppes » sur lesquels des variantes seraient susceptibles d’être testées. Dans le viseur de cette évolution, la pratique administrative qui dicte non seulement l’implantation exacte du projet mais aussi sa forme et son programme. Pour l’architecte cantonal, « parfois, l’Etat a outrepassé son rôle. Notre but n’est pas de devenir le prescripteur majeur de l’urbanisme et de la forme urbaine, mais de donner des règles – telles que les relations entre le front bâti et la rue, entre le domaine privé et le domaine public ou encore entre la rue et les rez-de-chaussée – sur lesquelles les professionnels vont pouvoir penser et réaliser le projet ». 
Autres évolutions prévues, la systématisation des PLQ en phases. D’abord, une phase d’opportunité qui détermine les intérêts des différents acteurs, notamment les propriétaires fonciers, à la réalisation d’un plan de quartier. Elle serait suivie d’une phase d’étude de faisabilité qui réunirait une première conférence de « préaviseurs » afin de dégager les conditions techniques et donner les grandes priorités du PLQ. Cette deuxième phase devrait très fortement simplifier la procédure. « Les 42 instances qui doivent livrer un préavis ne le feront plus chacune de leur côté et successivement. Selon les priorités, certaines seront convoquées assez tôt dans le processus, d’autres plus tard. Cela devrait nous permettre de mieux hiérarchiser les caractéristiques du site et d’arriver à une synthèse assez rapidement. Les deux dernières phases sont la concertation et la matérialisation technique », précise l’architecte cantonal.
Ces changements dans le processus de conception des PLQ semble vouloir recontextualiser la démarche du plan de quartier, donner une plus grande liberté aux professionnels dans l’élaboration du projet et stimuler la diversité architecturale. 
Finalement, la densité occupe le devant de la scène politique et professionnelle. Politique, puisque le peuple devra se prononcer suite à un référendum sur la loi modifiant la loi générale sur les zones de développement, qui introduit un indice de densité minimal par zone dans les PLQ. Professionnelle, car le nouvel indice introduit par la loi ne semble pas convaincre, loin sans faut, l’ensemble du domaine. Plus contraignant, il vient s’ajouter à l’IUS et risque de rendre la compréhension d’un sujet déjà complexe encore plus difficile. Le Conseil d’Etat lui-même semble dubitatif, François Longchamp soulignait dans un entretien accordé au quotidien Le Temps (lundi 18 juillet 2013. « Décroître, pour une ville, c’est la mort ») que l’exécutif cantonal qui n’est pas à l’origine de la loi pourrait vivre sans. 
Mis bout à bout, ces changements énoncés tant au niveau de la législation que des processus liés à la fabrique de la ville, esquissent les pourtours d’une nouvelle vision. Le récit de cette dernière, soutenu par les agents de l’Etat et certaines associations relais, rejette une partie de la production architecturale de l’après-guerre et promeut un discours très actuel basé sur la mixité sociale et fonctionnelle, l’espace public, l’intensité et la densité urbaine, la mutualisation et surtout la diversité typologique et formelle. « Lorsque nous comparons les photos aériennes de Bâle ou de Genève, la différence est saisissante. Même pays, deux territoires relativement plats traversés par un fleuve et pourtant deux traditions différentes. Celle de l’îlot pour la ville rhénane et celle de la barre pour Genève. Le système de préfabrication des barres mis au point par Honegger est si efficace qu’il a peut-être condamné toutes autres formes », souligne Francesco Della Casa. 

Genève, âge III ?

La rupture affirmée par le Conseil d’Etat à travers cette brochure, malgré son importance pour la planification genevoise, semble s’inscrire, avec quelques années de retard, dans un mouvement de fond dont l’évolution est décrite de manière brillante dans Où va la ville aujourd’hui ? Formes urbaines et mixités de Jacques Lucan. A partir d’une étude approfondie de l’expérience des ZAC (zone d’aménagement concerté) en France dès les années 1990, il évoque les « préoccupations dominantes » qui ont fait émerger une « autre façon de concevoir les opérations d’aménagement, une autre fabrique de la ville »8
On retrouve le même vocabulaire, les mêmes leitmotiv qui façonnent le discours genevois actuel : mixités sociale et fonctionnelle, diversité, mutualisation, négociations et partenariat, notamment entre autorités publiques et acteurs privés, mutabilité, etc. Et tout comme dans le récit urbain genevois, l’îlot ouvert, composite fait son retour. Selon Jacques Lucan, l’architecte français Christian de Portzamparc, suite à ses premières réalisations parisiennes, notamment l’ensemble des Hautes-Formes (1975-1980) puis à des opérations de grande envergure comme le secteur Masséna (image), en a même fait « la » forme urbaine de la troisième étape de sa théorie urbaine des trois âges de la ville9. L’âge I est celui de la ville traditionnelle ou post-industrielle, dont les rues sont bordées par des bâtiments mitoyens. C’est la ville haussmannienne des grandes avenues et des îlots fermés. 
L’âge II est celui de l’urbanisme moderne du 20e siècle, de l’ère industrielle, du plan libre. Il correspond pour Portzamparc à la mise en œuvre d’un nouveau paradigme qui renverse complètement la façon de penser et donc de construire la ville. 
Depuis la fin des années 1990, la ville vit son âge III. Tout en conservant les acquis du mouvement moderne (lumière, espace, circulation), l’âge III soutient une structure urbaine plus traditionnelle, plus dense, sorte de synthèse des structures de base des deux premiers âges. Mais alors que ces derniers recherchaient une certaine homogénéité, l’âge III est celui de l’hétérogénéité, de la « nature morte » ou d’un urbanisme d’archipels « fait d’une diversité d’architectures annonçant la problématique de l’îlot ouvert, forme urbaine adéquate à la ville de l’âge III »10 (croquis). 
Genève est-il en passe de vivre une grande transition urbaine et d’entrer (enfin) dans l’âge III de la ville?
L’émergence d’un discours de rupture qui tente de dépasser des antagonismes trop longtemps responsables de l’inertie urbaine, la priorité donnée à certains grands projets (le PAV notamment), l’avancée du CEVA, le travail législatif engagé par le chef du département de l’urbanisme, la réalisation de petites opérations d’agents privés dont le processus ressemble à celui des macrolots en France (lire article lié) ou encore l’accent mis sur l’espace public (lire article lié) laissent planer un léger vent d’espoir.
Il n’empêche que le retard cumulé ces dernières décennies est important et que la défiance de certains concepteurs et professionnels, tant genevois que provenant d’autres cantons reste forte. Abandonner la prudence, oser se tromper, passer d’un urbanisme du récit, du plan, de la planification et d’études à la construction et à l’aménagement de l’espace public est peut-être le seul moyen de redonner envie aux Genevois. Espérons que les prochaines élections ne casseront pas l’élan de ces derniers mois.

 

Notes

1. La brochure peut être téléchargée ici.
2. République et Canton de Genève, Genève Envie, février 2013, p. 11
3. République et Canton de Genève, ibid, p. 8
4. République et Canton de Genève, ibid, p. 16
5. République et Canton de Genève, ibid, p. 20
6. République et Canton de Genève, ibid, p. 24
7. Toutes les citations de Francesco Della Casa sont tirées d’un long entretien mené en août dernier à Genève.
8. Jacques Lucan, Où va la ville aujourd’hui? Formes urbaines et mixités, études & perspectives de l’Ecole d’architecture de la ville et des territoires à Marne-la-Vallée, Editions de la Villette, p. 9
9. Christian de Portzamparc, «La ville âge III», conférences Paris d’architectes, pavillon de l’Arsenal 1994, Les mini-PA, n° 5, Paris, 1995
10. Jacques Lucan, ibid., p. 45

 

Le plan directeur cantonal en images

Réalisée par l’objectif aguerri de Steeve Iuncker, la collection de photographies genevoises illustrant la brochure Genève Envie joue la carte de la séduction. Un choix surprenant et audacieux pour parler de politique urbaine sans tomber dans les travers de la communication marketing primitive. L’entrée en matière est suggestive; la couverture affichant sous le feu des projecteurs un couple en train de se bécoter devant les manèges d’une fête foraine. Relégué en arrière-plan, le front bâti tend à se faire oublier. A l’instar de cette première mise en bouche, la série d’images esquisse un paysage de tous les ingrédients capable de susciter bien-être et envie. Loin du caractère revêche et rébarbatif qu’exhibe parfois la communication politique, ces clichés familiers – qui pourraient être extraits de n’importe quelle ville – tentent de capter l’attention du lecteur qui peut aisément s’identifier dans chacun d’entre eux. En activant ce mécanisme d’identification, l’envie peut ainsi être transmise. Pari tenu. Une fois ce premier contact établi entre le lecteur et l’image, les mots peuvent prendre le relai. Moins élogieux que leurs complices, ces derniers dénoncent avec une grande fidélité les maux de l’actuelle Genève. Un discours que la magie des cadrages photographiques temporise et contrebalance au fil des pages de la brochure Genève Envie.
Aurélie Buisson

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