Éco­no­mie cir­cu­laire: rat­tra­per le temps perdu?

Alors que la Commission européenne a adopté son premier plan en faveur de l’économie circulaire dès 2015, la Suisse s’avère peu outillée sur le plan des conditions-cadre en la matière. L’initiative parlementaire «Développer l’économie circulaire en Suisse» prétend pallier cette lacune. Dans la branche de la construction, des changements drastiques sont attendus.

Date de publication
11-04-2022

Début novembre, la Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie du Conseil national (CEATE-N) mettait en consultation un projet de modification de la loi fédérale sur la protection de l’environnement (LPE). Celui-ci vise à intégrer une initiative parlementaire sur l’économie circulaire de 2020 qui prend en compte l’évolution des conditions-cadre dans les pays de l’Union européenne (UE) pour accélérer la transition vers une économie plus circulaire en Suisse. En effet, cette dernière s’est trop longtemps limitée à la seule gestion des déchets et au recyclage, alors même que l’économie circulaire exige de considérer l’ensemble du cycle de vie d’un matériau ou d’un produit, dès sa conception. Plusieurs faîtières de la construction (constructionsuisse, FAS – Fédération des architectes suisses, SIA, etc.) ou des filières du réemploi et du recyclage ainsi que des acteurs publics ont répondu à cette consultation. Que penser d’un projet de loi qui s’appuie essentiellement sur des incitations, des compétences en matière de réglementation et d’instruments de soutien, tout en octroyant au Conseil fédéral une importante marge de manœuvre sans toutefois l’astreindre à agir: pied dans la porte? Miroir aux alouettes?

Inscrire la préservation des ressources au cœur de la LPE

Une chose est sûre: là où le processus parlementaire lambine, cantons et communes sont à l’avant-poste pour permettre l’émergence d’un marché local organisé selon les principes de l’économie circulaire. Si la Suisse fait office de bon élève dans le domaine de la gestion des déchets et du recyclage, elle assume moins sa position de cancre sur le plan de sa consommation de matières premières. Et pour cause: selon une étude de l’Empa, chaque année, 119 millions de tonnes de matériaux entrent dans l’économie dont 87 sont consommées – le béton, par définition très lourd, constituant près de la moitié de ce chiffre, soit 40 millions de tonnes1. Ainsi, malgré un taux important de recyclage dans certains secteurs, les émissions de gaz à effet de serre, les quantités de déchets et les impacts sur l’environnement ne diminuent pas. En conséquence, la Suisse ne saurait se passer plus longtemps du potentiel de l’économie circulaire: celle-ci renforce la sécurité de l’approvisionnement, réduit la dépendance aux fluctuations de prix sur les marchés mondiaux, soutient la performance de l’économie. En somme, elle constitue un modèle industrialo-économique enviable pour parer aux effets délétères du réchauffement climatique et consolider notre capacité d’adaptation. D’ailleurs, tous les acteurs dont nous avons consulté la prise de position s’accordent sur la nécessité, pour le législateur et les autorités, de mettre en œuvre des mesures de protection de l’environnement en inscrivant le principe de préservation des ressources naturelles dans le cadre de cette révision.

Une hiérarchie des priorités trop floue

Pourtant, à la première lecture du texte soumis à consultation, un constat s’impose: c’est sur le plan du classement des stratégies que l’approche conceptuelle manque de cohérence. Parmi les positions, Cirkla, la faîtière des organisations, entreprises et privés actifs dans le réemploi s’est montrée critique sur plusieurs aspects du texte, à commencer par la hiérarchisation des stratégies de l’économie circulaire: «Il est essentiel que l’avant-projet distingue les modes de gestion des déchets par ordre d’importance: d’abord le réemploi et en dernier lieu le recyclage – if all else fails», déclare Catherine De Wolf, membre du comité de Cirkla et professeure en charge de la chaire d’ingénierie circulaire pour l’architecture à l’EPFZ. Ce point de vue est partagé par plusieurs organisations, dont la SIA ou le mouvement Circular Economy Switzerland (CES). Mais Cirkla précise également que préserver le plus longtemps possible les structures existantes serait préférable à toute stratégie de recyclage rapprochant un matériau de construction de sa fin de vie.

Une construction respectueuse des ressources

La partie de l’avant-projet qui sera déterminante pour l’industrie de la construction est globalement bien accueillie par constructionsuisse, la FAS et la SIA. Cette dernière demande dans sa réponse qu’en plus de la Confédération, il soit précisé que les entreprises qui lui sont liées, telles que les CFF, «assument leur rôle de modèle dans la planification, la construction, l’exploitation, la rénovation et la déconstruction de leurs propres ouvrages». À noter que certains acteurs étatiques, tels que le Canton de Vaud et celui de Fribourg, estiment que le devoir d’exemplarité leur incombe également.

Il est intéressant que les faîtières aillent plus loin que ce qu’avancent les membres de la CEATE-N. Ainsi, là où la commission prévoit la possibilité pour le Conseil fédéral de poser des «exigences», la FAS et la SIA proposent la contrainte. En outre, la SIA demande que la référence à l’utilisation de matériaux et d’éléments de construction respectueux de l’environnement, récupérés, séparables ou réutilisés soit remplacée par l’obligation de respecter le seul principe de séparabilité.

Quant à l’édiction de prescriptions relatives à un certificat lié à la consommation de ressources des ouvrages, que l’on peut aisément assimiler à un «passeport matériaux», la SIA demande qu’un tel instrument soit imposé, dans le cadre de l’autorisation de déconstruction par exemple, en particulier pour des nouvelles constructions et des rénovations importantes. Elle propose que ce certificat prenne en compte au minimum les émissions de gaz à effet de serre lors de l’ensemble du cycle de vie de la construction et la possibilité de séparer les éléments de construction utilisés en vue d’une réutilisation ultérieure. La saisie des émissions de gaz à effet de serre viserait à créer une base de données permettant de définir des valeurs limites. La Société suggère ici que les prescriptions relatives à ces passeports matériaux puissent s’appuyer sur des seuils existants tels que ceux prévus par Minergie et la norme technique SIA 2040 et que ces valeurs limites soient définies dans la loi sur l’énergie (LEne). Dans le même ordre d’idées, Cirkla envisage l’éventualité d’encourager la rénovation et le réemploi à l’échelle de la Suisse à l’aide d’incitations financières, susceptibles de figurer dans les demandes de permis de construire, avec une exigence minimale de 25 % pour les matériaux de réemploi en provenance de Suisse.

Enfin, constructionsuisse et la FAS se rejoignent dans leur demande de ne pas privilégier certains matériaux ou méthodes de construction au détriment d’autres jugés plus vertueux.

Exploitation et financement de plateformes

Les articles 10h al. 2 et 49a traitent, d’une part, de l’attribution des compétences de réglementation à l’exploitation aux «plateformes destinées à la préservation des ressources» et, de l’autre, de leur financement. Or, plusieurs acteurs consultés font l’amalgame avec les bourses aux matériaux, organisées à une échelle très locale et dont la rentabilité demande encore à être vérifiée. D’ailleurs, Cirkla relève l’insuffisance du financement à concurrence de 50 % proposé par la CEATE-N au soutien de projets d’information et de conseil en lien avec la protection de l’environnement et de plateformes destinées à la préservation des ressources. Cirkla suggère donc de relever la limite de subvention à 80 %, comme pour le programme Ressources de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Catherine De Wolf confie à ce sujet que, pour passer d’un marché de niche à un marché de masse, un co-­financement ambitieux et à long terme est nécessaire: «Il conférerait un avantage concurrentiel par rapport à tout autre projet favorisant une économie linéaire», ajoute-t-elle.

Projets pilotes déjà en route

Pour les raisons évoquées ci-dessus, l’avant-projet paraît encore incomplet. Il sera rediscuté en session parlementaire sur la base des prises de position des milieux consultés. D’ici là, les premières réponses pourraient bien se trouver aux échelons cantonal et communal. Certains acteurs locaux semblent en effet déterminés à intégrer plus étroitement l’économie circulaire dans leurs politiques. Ainsi, le Canton de Genève a fait savoir publiquement qu’il a pour projet de rendre le réemploi obligatoire sur les chantiers d’ici 2035. À la pointe nord du périmètre Praille Acacias Vernets, l’ancien site de la tour Firmenich est envisagé comme projet test: la rénovation y est privilégiée à la reconstruction. Le réemploi de matériaux de construction et la valorisation de mobilier et d’équipements y sont mis en œuvre. Du côté suisse alémanique, la Ville de Zurich, qui vise la neutralité carbone à l’horizon 2040, avec un but fixé à 2035 pour l’administration communale, ambitionne de bâtir un nouveau centre de recyclage à Zurich-Altstetten. La nouvelle construction se veut un projet pilote pour la réutilisation d’éléments de construction à l’aide du BIM. Les contraintes spécifient une proportion aussi élevée que possible d’éléments de construction réutilisés tant dans la structure porteuse qu’en façade et dans l’enveloppe.

Si l’on peut saluer l’effort de la CEATE-N qui, à travers ce texte, ouvre la voie vers une nouvelle ère, l’inscription d’objectifs contraignants, vérifiables et l’obligation de mettre en œuvre des contrôles réguliers de ceux-ci font encore défaut. Enfin, plus largement, en sus de la réglementation de ce secteur, il s’agit également de faciliter l’expérimentation par les acteurs compétents désireux d’intégrer des critères d’économie circulaire dans leurs marchés publics et privés, en faisant évoluer les normes, les fiches techniques et les règlements face à l’état de la technique. Un récent rapport3 a démontré le rôle du cadre légal actuel comme frein à des pratiques durables; il s’agit désormais de nous donner les moyens de nos ambitions.

Notes

 

1 H. Böni, M. Gauch, C. Matasci, «Combien de matières la Suisse consomme-t-elle ?», La Vie économique. Plateforme de politique économique, 01.11.2021.

 

2 International Energy Agency (IEA), «The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions», World Energy Outlook Special Report, mai 2021

 

3 Rapport du Conseil fédéral du 11 mars 2022 en réponse au postulat 18.3509 «Pour une levée des obstacles à l’utilisation efficace des ressources et à la mise en place d’une économie circulaire», déposé par le conseiller aux États Ruedi Noser le 13 juin 2018

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