Des mil­liers de tuyaux à gaz

200?000 tuyaux pour approvisionner l'Europe occidentale en gaz russe

Des tuyaux, des tuyaux, encore des tuyaux ! Un refrain qui finit par s’imposer lorsqu’on évoque la construction de Nord Stream, gigantesque gazoduc qui doit garantir à l’Europe occidentale un accès au gaz russe en reliant directement la Russie à l’Allemagne. La pose a commencé en avril 2010 avec comme objectif une mise en service des deux tubes à fin 2012. Un aperçu de travaux menés au pas de charge.

Date de publication
03-01-2012
Revision
19-08-2015
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Nord Stream est un double pipeline qui reposera au fond de la mer Baltique entre Vyborg, à l’extrémité ouest de la Russie et Lubmir, au nord-est de l’Allemagne. En chiffres, il s’agit d’une distance de 1 224 kilomètres sur laquelle sont déposés près de 200 000 tuyaux sur les fonds marins, à une profondeur pouvant atteindre 210 mètres. En mer, ce sont trois vaisseaux spéciaux qui œuvrent à la pose de la conduite ; des bâtiments gigantesques auxquels s’ajoutent une bonne vingtaine d’autres navires dédiés soit à la livraison des tuyaux, soit à des travaux de prospection ou de contrôle. Sur terre, cinq sites logistiques ont été aménagés dans des ports situés le long du parcours. Financièrement, le budget s’élève à 7,4 milliards d’euros. Ce sont à peine plus de deux ans de travaux pour la mise en service de deux conduites qui pourront assurer le transport annuel de 55 milliards de m3 de gaz, correspondant aux besoins actuels de près de 26 millions d’habitants.

Choisir le bon parcours

Le tracé des deux pipelines a été choisi sur la base d’une étude de faisabilité menée entre 1997 et 1999, qui proposait des parcours sous-marins et des points de chute envisageables pour transporter le gaz russe à travers la Baltique en direction de l’Europe de l’ouest. L’idée était alors de définir une route aussi directe que possible en tenant compte :
- des zones topographiquement difficiles,
- des zones sensibles du point de vue environnemental,
- des zones d’exclusion militaire,
- des principaux axes de navigation.
Une particularité restait à prendre en compte au moment de définir le parcours : la mer Baltique ayant servi de champ de bataille lors des deux guerres mondiales, ses fonds marins ont été transformés en une véritable réserve de munitions en tout genre. On estime entre 100 000 et 150 000 le nombre des mines qui y ont été larguées, particulièrement dans le golfe de Finlande.

Explorer et nettoyer les fonds marins

Une fois les axes et les points de chute choisis, et pour déterminer le positionnement exact des deux gazoducs, il a fallu affiner les connaissances qu’on avait des fonds marins à l’aide d’images détaillées fournies par des sonars. Leur analyse a non seulement permis aux ingénieurs de disposer d’une vision précise de la topographie des fonds marins, mais aussi de repérer d’éventuels objets gisant au fond de la mer. Afin de détecter des objets métalliques ensevelis, notamment des munitions, ces mesures ont été complétées par des prospections effectuées à l’aide d’un véhicule télécommandé (ROV : Remotely Operated Vehicle) spécialement équipé de gradiomètres. Depuis début 2010, près d’une centaine de mines ont été détruites selon une procédure mise au point avec des spécialistes du domaine. En plus d’un module télécommandé utilisé pour la destruction des mines, les démineurs disposent d’appareils pour détecter la présence de mammifères marins et les éloigner avant de faire exploser les mines.

Fabriquer et acheminer 200 000 tuyaux

Chaque tuyau a une longueur de douze mètres et un diamètre intérieur de 1153 mm. Dimensionnés pour supporter une pression de 220 bars, ils comprennent une couche en acier d’une épaisseur variant de 27 à 41 mm. La face intérieure est recouverte d’une couche anti-frottement pour limiter les pertes de charge, alors que la face extérieure est protégée par une couche anticorrosion de 4,2 mm. Afin d’accroître le poids total de la conduite, et lui assurer ainsi un maximum de stabilité, les tuyaux sont revêtus d’une couche de béton armé de 60 à 110 mm d’épaisseur qui leur confère un poids de 22 tonnes.
Trois quarts des tuyaux en acier (140 000) sont fabriqués dans une usine allemande située à Mülheim an der Ruhr. De là, la majorité d’entre eux est acheminée par rail vers Murkran, alors que le solde transite par Brême, d’où ils sont transbordés par bateau à Kotka. 50 000 autres tuyaux sont fabriqués à Vykisa en Russie, d’où ils sont transportés par rail vers Kotka. Quant au solde (10 000), il est construit au Japon et rejoint Kotka par voie marine. C’est à Mukran et à Kotka que l’acier est revêtu de la couche en béton, dans des usines construites spécialement à cet effet.
Il a aussi fallu organiser la logistique nécessaire à la fabrication et à l’acheminement des tuyaux vers les vaisseaux de pose. Après avoir étudié le potentiel de plus de 50 sites le long du parcours, cinq ports ont été retenus. Ils ont été choisis de façon à ce que les distances à franchir par les bateaux chargés du ravitaillement n’excèdent pas 100 miles nautiques, une limite qui rend possible chaque livraison en moins de 24 heures. 
Les deux bases principales sont situées à proximité des extrémités du gazoduc, soit à Murkran en Allemagne et à Kotka, au sud de la Finlande. Ces deux ports disposent de surfaces de stockage de respectivement 520 000 m2 et 400 000 m2, prévues pour accueillir 65 000 et 38 000 tuyaux. C’est à partir de ces centres que s’organise la distribution vers les vaisseaux de pose, une partie des tuyaux transitant par trois dépôts intermédiaires situés à Karlskrona et à Slite en Suède, et à Hanko en Finlande.

Chaîne de pose

L’assemblage et la mise en place des tuyaux se fait à l’aide de trois vaisseaux – le Castoro Sei, le Castoro Dieci et le Solitaire – qui se répartissent les travaux sur l’ensemble du parcours. Ces gigantesques usines flottantes sont équipées d’une chaîne de montage automatisée, directement connectée au système de dépose des pipelines.
Le principe de pose d’un gazoduc sous-marin peut être expliqué à partir de l’exemple du Castoro Sei. Les tuyaux sont chargés sur la plate-forme flottante à l’aide de deux grues capables d’en manipuler chacune 200 par jour. Ils sont alors introduits dans un premier atelier pour être soudés deux à deux. La chaîne de pose à proprement parler est ensuite alimentée avec ces éléments de 24 mètres qui sont directement connectés au tronçon du gazoduc déjà immergé. Cette chaîne comprend la préparation des bords à souder, les soudures et leur vérification, l’application des traitements anti-corrosion et du revêtement au droit des soudures. 
Une fois assemblée et revêtue, la conduite est alors glissée dans l’eau à l’aide d’un guide situé à l’arrière du vaisseau. De là, elle se dépose sur le fond de la mer en décrivant une courbe en S.
Devançant la pose, une équipe de prospection s’assure par des moyens télécommandés que le terrain destiné à l’accueil du pipeline présente des caractéristiques conformes à celles qui ont été prévues. A l’arrière, une seconde équipe surveille le bon positionnement de la conduite, toujours à l’aide d’un véhicule télécommandé. Globalement, la conduite repose directement sur les fonds marins sur près de 80 % de sa longueur. Lorsque la topographie ou la qualité des matériaux l’exige, on procède à la fabrication de points d’appui stables avec des matériaux granulaires sur lesquels le futur gazoduc peut se poser. Dans d’autres cas, la conduite est enterrée afin de la protéger d’impacts éventuels, notamment par les ancres de bateaux à proximité des axes de navigation.
Le gazoduc progresse ainsi à une vitesse moyenne de près de 2,5 km par jour avec le Castoro Sei et le Solitaire. La progression est moins rapide dans la zone peu profonde à proximité des côtes allemandes, où le Castoro Dieci pose en moyenne 500 m de conduite par jour.

Tests et soudage sous-marins

Le dernier élément du premier tube a été immergé le 4 mai 2011. L’extrémité de la conduite a été munie d’une tête spéciale contenant les jauges utilisées pour nettoyer et tester la canalisation. Celle-ci comprend trois sections :
- section 1 : de la côte russe au km 297,
- section 2 : du km 297 au km 675,
- section 3 : du km 697 à la côte allemande.
Ces trois sections sont testées et inspectées séparément. Succinctement décrite, la procédure consiste à remplir les conduites avec de l’eau filtrée, puis à y faire circuler des jauges d’inspection du pipeline (PIG : Pipeline Inspection Gauge) pour les nettoyer et vérifier le gabarit de la conduite. On procède ensuite à un test de mise en pression de la conduite au terme duquel les jauges effectuent un second passage pour évacuer l’eau. Une fois testées, les trois sections sont assemblées entre elles par soudage sous-marin.

A plein tube

Visiblement, les travaux avancent bien. Il n’aura fallu guère plus d’une année pour la mise en place des tuyaux du premier tube. L’ouverture de ce dernier est prévue pour la fin de cette année encore. Les tests sur le second tube devraient commencer au printemps prochain et les responsables du projet envisagent de pouvoir disposer des capacités maximales du gazoduc avant la fin 2012.

 

Politique du contournement

 

Tout faire pour contourner l’Ukraine. Tel est à première vue l’objectif que s’est fixé le géant russe Gazprom, en s’engageant dans la construction de deux gazoducs sous-marins : Nord Stream et South Stream. Le litige qui a opposé en 2006 les deux pays reste ouvert. Cet hiver, la Russie arrêtait ses livraisons vers l’Ukraine, exigeant une revalorisation des tarifs datant d’accords conclus sous l’ère soviétique. Or le gaz acheminé en Europe transite en grande partie par le territoire ukrainien. Couper le gaz à l’Ukraine revenait finalement à priver l’Europe d’une source d’approvisionnement vitale : 40 % du gaz naturel qu’elle consomme vient de Russie. En 2006, le bras de fer avait duré plusieurs semaines, révélant la dépendance énergétique de l’Europe. L’utilisation du gaz naturel pour produire de l’électricité, explique en partie l’engouement croissant pour cette ressource. Sans compter que dans un contexte de sortie du nucléaire, la consommation de gaz ne peut qu’augmenter. Face à cette situation, l’Europe cherche désespérément à diversifier son approvisionnement. 
Eviter les transits
Pour la Russie, l’équation est simple : elle souhaite exporter à l’Europe, sans transiter par son voisin. D’où l’empressement à créer de nouvelles voies d’acheminement, non soumises aux prélèvements des pays de transit. Malgré un coût nettement plus élevé, les gazoducs sous-marins rendent possible un transport direct, de la source au consommateur. Moins contraignant que le droit territorial, mais pas aussi libre que celui de la mer, le droit qui gère les fonds marins permet une renégociation. Dans le cas du South Stream, les compensations prévues pour emprunter le plateau continental ukrainien sont nettement inférieures à celles du transit territorial. 
Quant au Nord Stream en mer Baltique, les objections environnementales des pays scandinaves ne l’empêcheront pas de se faire. Il est actuellement en cours de réalisation. Construit avec la participation de sociétés d’énergie allemandes et néerlandaises, il reliera directement l’Allemagne, gros consommateur de gaz russe, au pays fournisseur. 
South Stream vs Nabucco
South Stream, l’autre grand projet de Gazprom, censé relier la Russie à l’Italie en passant par la mer Morte, serait quant à lui dans une impasse. La crise économique vient s’ajouter aux doutes qui planent sur sa faisabilité. Sans compter que le gazoduc de la mer Morte concurrence un autre projet soutenu par les Etats-Unis et l’UE pour acheminer le gaz d’Iraq et d’Azerbaïdjan sans passer par la Russie : Nabucco, qui devrait acheminer du gaz de la mer Caspienne en passant par la Turquie. Or là aussi, les exigences du pays de transit posent de sérieux problèmes. La Turquie a certes renoncé à sa revendication à prélever 15 % du débit du gazoduc, mais cela n’empêche pas le projet de rencontrer des difficultés, notamment en matière d’approvisionnement. L’Iran ne pouvant plus être considéré comme un partenaire fiable, Nabucco peine à trouver ailleurs les quantités requises pour justifier sa construction.
La guerre économique qui se joue autour du gaz caspien souffle le chaud et le froid sur le projet. Le dernier épisode qui risque de compromettre sérieusement Nabucco serait l’intention de Gazprom de racheter une partie de la production turkmène pour l’acheminer par ses propres réseaux. 
Et cette concurrence ne tient pas compte des autres pôles consommateurs qui jettent leur dévolu sur la région. La Chine, toujours en demande d’énergie, mais aussi l’Iran qui promeut l’utilisation du gaz en remplacement des produits pétroliers. Sans compter que le chiffrage des quantités en jeu jette un sérieux doute sur la capacité de Gazprom à alimenter deux nouveaux réseaux pour l’Europe. Au dire de certains analystes, South Stream n’aurait été qu’un leurre stratégique censé concurrencer Nabucco et en décourager les investisseurs. 
Actuellement, des trois gazoducs, seul celui du Nord est en cours de réalisation ; le calcul de Gazprom semble avoir porté ses fruits. 
Christophe Catsaros 

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