Faire beaucoup avec peu: les coques en bois
Cet été, on lève les voiles
Les coques ont la réputation d’être des structures efficaces, nécessitant peu de matière pour absorber beaucoup de charges. Celles construites en pierre, briques ou en béton armé ont déjà une longue histoire. Les mêmes principes régissant les structures porteuses peuvent-ils être aujourd’hui appliqués à d’autres matériaux, comme le bois?
Les coques porteuses et les arcs, ainsi que les coupoles et les voûtes qui leur sont apparentées, sont basés sur l’un des principes structurels des plus anciens et des plus répandus. Au cours des siècles, la couverture de grands espaces avec des surfaces voûtées ou des nervures en forme d’arc a été mise en œuvre à maintes reprises. Chaque époque a approché à sa façon ces systèmes constructifs et a cherché à les reformuler avec des formes appropriées1. Mais le principe reste toujours le même, à savoir que les charges sont transmises par des forces de compression depuis le sommet jusqu’aux fondations. Il est bien connu que ce type d’assemblage en compression, par exemple entre les briques d’une voûte, est plus facile à réaliser que les assemblages soumis à la flexion ou à la traction. De plus, les structures sollicitées uniquement en compression se caractérisent par un transfert de charge suffisamment régulier, et donc efficace.
Ce constat est particulièrement évident dans le cas des structures porteuses en coques, dont la conception repose généralement sur une géométrie aussi résistante que possible, ce qui se traduit in fine par une faible utilisation de la matière. Il s’agit donc, aussi prosaïquement que cela puisse paraître, de « faire beaucoup avec peu ». Comme le montre l’histoire de l’architecture et de l’ingénierie, cette promesse d’économicité a été un moteur important pour la création de nombreuses constructions en coque à partir de différents matériaux. Les coques, mieux que tout autre type de structure porteuse, ne sont pas seulement des artefacts techniques efficaces, mais constituent également des moyens élémentaires de composer des ambiances spatiales uniques.
Développements parallèles
Avec le développement du béton armé, les premières coques porteuses modernes ont été construites dans l’entre-deux-guerres, notamment en Allemagne, en France et en Espagne2. À la même époque, les premières coques en bois ont vu le jour en Union soviétique. Développées par des instituts de recherche publics, elles ont été utilisées pour la construction d’usines, principalement en raison de la pénurie de ciment et d’acier. Il s’agissait de constructions en bois cloué à parois pleines3.
Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont cette fois les coques en béton armé qui ont été employées pour réalises des halles avec des portées plus importantes4. La rentabilité de ces constructions résulte non seulement de l’utilisation économique du béton, mais aussi de la proportion relativement faible d’armatures, car la plupart sont soumises à des contraintes de compression. Les ouvrages d’Eduardo Torroja Miret, Pier Luigi Nervi, Félix Candela et Heinz Isler sont des exemples parmi les nombreuses coques en béton armé qui ont vu le jour dans l’après-guerre. Leurs œuvres montrent que la conception de coques n’est pas uniquement guidée par des considérations statiques, mais également par une certaine sophistication/volonté esthétique. La géométrie, la statique et la construction sont harmonisées et deviennent un moyen d’expression architecturale. Ce que l’on connait beaucoup moins, ce sont les nombreuses tentatives menées à la même époque pour construire des coques ou des structures porteuses similaires pour de grandes surfaces, mais en bois. Le coffrage pour la fabrication des coques en béton armé étant lui-même assez gourmand en bois, il devient logique de l'utiliser directement comme matériau porteur.
Coques en bois creuses et pleines
Le développement des coques en bois s’est accompagné d’une intense activité de recherche, les prototypes construits par les universités ou les entreprises servant souvent de base à des projets concrets. Dans l’après-guerre, de nombreuses applications ont vu le jour, en particulier en Europe et en Amérique du Nord5. En Suisse, quelques œuvres intéressantes valent la peine de s’y attarder6. Heinz Hossdorf, un ingénieur surtout connu pour ses coques en béton armé ainsi que pour ses essais statiques sur maquettes, a conçu avec la société Lignoform de Benken (SG) un projet de halle couverte par des coques en bois de type toiture à redans partiels (vers 1955-1959), lequel n’a toutefois pas été réalisé (Ill. 1). Il était prévu de construire les coques sous forme de caissons creux courbes en contreplaqué7. La disposition de ce type de structure rappelle fortement les coques en béton armé de l’entreprise Gummibandweberei à Gossau (SG, 1954-1955).
Une autre construction particulièrement impressionnante a été la Halle des fêtes créée pour l’Expo 64 à Lausanne (1963-1964) (Ill. 2). Il ne s’agit toutefois pas d’une structure porteuse soumise à la compression, mais d’une construction sous contrainte de traction. Les architectes Gérard Châtelain, Arthur Lozeron, François Martin, Claude Michaillet, Marc Mozer et le bureau d’ingénieurs Perreten & Milleret ont érigé, pour le toit de la halle à grande portée, une structure porteuse en bande tendue composée de fines lamelles de contreplaqué8.
D’autre part, l’ingénieur Hans-Heini Gasser a construit plusieurs coques en bois à paroi pleine et à double courbure, dont la géométrie est basée sur un paraboloïde hyperbolique. On peut citer l’église Bethanienheim à St Niklausen (1971-1972), bâtie en collaboration avec l’architecte Otto Schärli, et la salle polyvalente du Kinderdorf Leuk (1985), réalisée avec le concours de Heidi et Peter Wenger (Ill. 3)9. Les paraboloïdes hyperboliques ont plusieurs avantages : d’une part, les coques profitent de cette surface à double courbure, ce qui est idéal pour le transfert de charges dans plusieurs directions ; d’autre part, elles peuvent être édifiées à partir de planches rectilignes, ce qui simplifie considérablement la construction. À chaque fois, Hans-Heini Gasser a érigé ses coques en bois sur un cintre. Celles-ci sont composées de deux couches de lamelles de bois d’une épaisseur de 24 à 30 mm, seules les poutres de bordure sont plus épaisses.
Des paraboloïdes hyperboliques pour des coques en bois avaient déjà fait l’objet de recherches et de réalisations en Allemagne. À la Hochschule Stuttgart, Curt Siegel, connu pour son livre Strukturformen (1960)10, a construit avec Franz Krauss et Fritz Leonhardt une structure expérimentale composée de deux paraboloïdes hyperboliques (1963)11. En outre, Herbert Kupfer, Anton Gattnar et Julius Natterer ont testé à l’Université technique de Munich l’utilisation de ces paraboloïdes pour des ouvrages soumis à la traction à l’aide de différents prototypes. Cette recherche a servi de base à la coque suspendue Sonnensegel (Voile solaire) à Dortmund (1967-1969), édifiée par l’architecte Günther Behnisch et l’ingénieur Günter Scholz12.
Le développement de coques en bois à géométrie continue présente non seulement de nombreux parallèles avec la construction de coques en béton armé, mais aussi des références transversales à d’autres typologies de structures porteuses apparentées, telles que les coques en treillis, les structures à barres de levier, les structures plissées ou les structures suspendues. En outre, il existe de nombreuses références croisées avec la construction navale et les premiers aéronefs, qui impliquent également la création de surfaces complexes à double courbure soumises à de fortes contraintes. En ce qui concerne les techniques de collage des planches de bois et des placages, ces constructions montrent des similitudes indéniables avec les coques en bois.
Paramètres modifiés
Même si entre-temps on construit beaucoup moins de coques en béton armé et que l’on accorde désormais plus d’attention aux procédés de construction en bois, les coques réalisées dans ce matériau restent aujourd’hui encore très exceptionnelles. L’une d’entre elles est la maison des éléphants au Zoo de Zurich (2008-2014). L’architecte Markus Schietsch et le bureau d’ingénieurs Walt + Galmarini l’ont conçue comme une coque dissociée en bois lamellé-croisé13 (ill. 4). Ces dernières années, le potentiel des coques en bois et des structures similaires a été reconnu dans la recherche sur la construction en bois, notamment par le groupe d’Yves Weinand à l’EPFL14 ou par Werner Sobek, Achim Menges et Jan Knippers à l’Université de Stuttgart. Dans le cadre de leurs recherches, ceux-ci s’intéressent non seulement aux nouveaux procédés de construction, mais également aux domaines d’application du bois, en particulier pour les structures porteuses légères.
Face aux défis d’une construction respectueuse du climat, les paramètres qui déterminent la conception ont fortement évolué. L’accent est de plus en plus mis sur les matériaux dont la production génère moins d’émissions de CO2 et nécessite moins d’énergie grise. La demande d’alternatives aux méthodes de construction établies favorise l’utilisation de systèmes en bois et particulièrement en bois d'ingénierie. En raison de leur matière première naturellement renouvelable, ils présentent un écobilan nettement meilleur. Avec le développement de colles plus respectueuses de l’environnement, on peut s’attendre à ce que ce bilan s’améliore encore à l’avenir.
La création d'ouvrages économes en matériaux et donc plus légers promet justement d’offrir de nouvelles possibilités d’application pour la construction en bois.
Mais le bois n’est pas non plus une ressource infinie17. La demande de bois de construction doit être en accord avec une gestion durable des forêts. En outre, nos forêts évoluent sous l’effet du changement climatique : la proportion d’épicéas, l’essence la plus utilisée dans la construction, est en constante diminution, tandis que celle des feuillus comme le hêtre est en forte augmentation18 Cette situation exige de l’industrie du bois et du secteur de la construction un changement de mentalité, car la conception sous le signe du mass timber ne correspond plus aux aspirations actuelles. Des stratégies inédites sont donc nécessaires pour exploiter les ressources de manière plus ciblée et améliorer la gestion des forêts à long terme. La création d'ouvrages économes en matériaux et donc plus légers promet justement d’offrir de nouvelles possibilités d’application pour la construction en bois.19
Systèmes modulaires
Les coques en bois n’ont certes jamais connu la même diffusion que celles en béton armé, mais au vu des défis actuels, elles représentent, surtout pour les grandes portées, un type de structure porteuse intéressante pour la construction écologique. L’utilisation de matériaux en bois performants tels que le contreplaqué moulé pour les coques et les structures porteuses de grande surface fait l’objet d’un projet de recherche qui a débuté ces dernières années à l’ETH Zurich20.
Partant de l’idée d’utiliser les fibres du bois de la manière la plus ciblée possible, différentes approches ont été adoptées. Les études concernent des surfaces à courbure simple, comparables à des coques en forme de tonneau (Ill. 5), des formes composées de différents segments de coque (Ill. 1) et des surfaces à double courbure pour des coques de type parapluie (Ill. 7). Toutes les approches sont basées sur des composants uniformes ou similaires, ce qui conduit à des systèmes modulaires. Cette modularité facilite non seulement la préfabrication, mais permet également un démontage aisé et la réutilisation des différents composants. De plus, les bois d'ingénierie utilisés possèdent de très bonnes propriétés techniques, ils se prêtent à une fabrication industrielle contrôlée numériquement et ils favorisent l’emploi de bois de feuillus.
Les multiples processus de transformation du bois ouvrent de nombreuses pistes pour l’architecture contemporaine. La construction de coques en bois permet de créer des structures très légères et économes en matière, avec un très bon bilan écologique, selon le principe du « faire beaucoup avec peu ».
Les études présentées ici ont été réalisées dans le cadre de ses activités de recherche auprès de Joseph Schwartz à l’ETH Zurich. Sa publication « Formsperrholz: Material, Struktur, Raum » ainsi que l’exposition « wood taking shape » ont été soutenues par la Fédération des Architectes Suisses FAS et le Conseil suisse de l’architecture. Pour le commissariat de l’exposition, qui sera présentée en Suisse romande dans les prochains mois, Lukas Ingold collabore avec Caspar Schärer et Heike Biechteler.
Traduction: TTN/Tracés
Notes
1. Franz Hart: Kunst und Technik der Wölbung. Callwey, Munich, 1965. Voir également : Erwin Heinle, Jörg Schlaich: Kuppeln aller Zeiten – aller Kulturen. DVA, Stuttgart, 1996
2. Jürgen Joedicke (ed.): Schalenbau. Konstruktion und Gestaltung. Karl Krämer, Stuttgart, 1962, pp. 10–17
3. Olga Arkhipkina: «SDK CNIPS and the Development of Soviet Timber Barrel Shells (1922–1939).» Engineering History and Heritage, Vol. 174, N. 3, 2021, pp. 103–112
4. Jürgen Joedicke (ed.): Schalenbau. Konstruktion und Gestaltung. Karl Krämer, Stuttgart, 1962
5. Gernot Minke: Holzflächentragwerke. Arbeitsgemeinschaft Holz, Düsseldorf, 1969, pp. 1–5
6. Hansjakob Strässler: «Entwicklungen im Ingenieur-Holzbau.» Schweizerische Bauzeitung, N. 25, 1976, pp. 340–344
7. Gaudenz Risch: «Neue Möglichkeiten im Holzbau.» Werk. 3/1959, pp. 80–85
8. Anton Steurer: «Entwicklung im Ingenieurholzbau.» Der Schweizer Beitrag. Birkhäuser, Bâle, 2006, pp. 114–117
9. Hans-Heini Gasser: Flächentragwerke in Holzbauweise. Lignum, Zurich, 1996, pp. 26–29
10. Curt Siegel: Strukturformen der modernen Architektur. Callwey, Munich, 1960
11. N.N.: «Hyperbolisch-parabolische Schale aus Holz.», Bauen + Wohnen, 10/1963, pp. X12–X14
12. Clementine Hegner-van Rooden: «Klug konstruiert.» Schweizerische Bauzeitung TEC21, 15/2023, pp. 26–30
13. Mario Rinke, Martin Krammer: Architektur fertigen. Konstruktiver Holzelementbau. Triest, Zurich, 2020, pp. 162–163
14. Yves Weinand (ed.): Neue Holztragwerke. Architektonische Entwürfe und digitale Bemessung. Birkhäuser, Bâle, 2017
15. Stefan Neuhäuser, Martin Weickgenannt, Christoph Witte, Walter Haase, Oliver Sawodny, Werner Sobek: “Stuttgart Smartshell – A Full Scale Prototype of An Adaptive Shell Structure.” In: Journal of the International Association for Shell and Spatial Structures, Vol. 54, 178/2013, pp. 259–270
16. Achim Menges, Jan Knippers (eds.): Architektur Forschung Bauen. ICD / ITKE 2010–2020. Birkhäuser, Bâle, 2020
17. Werner Sobek: non nobis – über das Bauen in der Zukunft. Vol. 1. avedition, Stuttgart, 2022, pp. 81–82
18. Esther Thürig: «Multitasker im Klimawandel.» Carla Ferrer, Thomas Hildebrand, Celina Martinez-Cañavate (eds.) : Touch Wood. Material, Architektur, Zukunft. Lars Müller Publishers, Zurich, 2022, pp. 56–59
19. Charles Binck, Michael Klippel, Andrea Frangi : « Holzbau in neuer Dimension. », Carla Ferrer, Thomas Hildebrand, Celina Martinez-Cañavate (eds.): Touch Wood. Material, Architektur, Zukunft. Lars Müller Publishers, Zurich, 2022, pp. 104–107
20. Lukas Ingold: Formsperrholz: Material, Struktur, Raum. Bund Schweizer Architektinnen und Architekten (BSA) / werk edition, Zurich, 2022