Col­lages de styles à Zan­zi­bar

Histoire du Majestic Cinema

La ville de pierre de Zanzibar – Stone Town – est inscrite depuis onze ans au patrimoine mondial de l’UNESCO. Elle est connue pour ses bâtisses en pierre de corail, au caractère arabe ou indien, mais cette image féerique reste en deçà de la réalité. En fait, la ville recèle une diversité culturelle et stylistique bien plus vaste. Mal perçue, souffrant d’une idéalisation unilatérale, cette diversité est cependant menacée. Comme le montre l’histoire récente d’un cinéma au style qui tient à la fois du sarrasin écossais et d’une modernité art-déco afro-indienne.

Date de publication
29-02-2012
Revision
01-09-2015

L’archipel de Zanzibar, situé en face des côtes tanzaniennes, est formé de deux îles principales, Pemba et Unguja. Stone Town, la capitale, se trouve sur cette dernière. Les premiers habitants de la région étaient des Bantous venus du continent. Dès le 8?e siècle, arrivent avec la mousson des voiliers de commerçants arabes, indiens, plus tard chinois et portugais, qui contribuent à forger la culture des îles. Le swahili sert de langue commune à l’ensemble de la région côtière. Dès 1850, l’Allemagne et la Grande-Bretagne s’y font de plus en plus fortes, jusqu’à ce que le sultanat indépendant passe
en 1890 sous influence britannique pour former le protectorat de Zanzibar. Officiellement, en tant que territoire partiellement souverain, il continue à être gouverné par un sultan ; mais dans les faits, Zanzibar est maintenant une colonie britannique, et le consul commence à y déployer une puissance de gouverneur.
En 1963, Zanzibar récupère son indépendance sous la forme d’une monarchie constitutionnelle. Une année plus tard, un coup d’Etat permet à un « conseil révolutionnaire » de faire des îles une « république populaire » qui, dans la foulée, fusionne avec le Tanganyika voisin pour donner naissance à la République Unie de Tanzanie. Au cours de cette révolution courte mais sanglante, certaines ethnies minoritaires, avant tout des Arabes et des Indiens, sont chassées. Malgré cela, Zanzibar reste un lieu des cultures les plus diverses qu’une grande partie des habitants indiens et arabes réintègrent après 1980.

Un style écossais tout droit sorti des 1001 nuits

La physionomie de l’historique Stone Town est dominée par une diversité culturelle parfois déconcertante. La plupart des immeubles d’habitation, serrés les uns contre les autres, ont été construits en pierre de corail par des immigrants d’Inde et d’Oman. Les ornements et la forme de certains éléments de construction comme les voussures relayent les traditions des différents pays d’origine. De manière générale, la ville a subi de très nombreuses influences culturelles et stylistiques, pourtant largement ignorées tant des responsables de la conservation et de la restauration du patrimoine que des visiteurs.
Ce phénomène se trouve particulièrement bien illustré par l’histoire récente de deux bâtisses à Vuga, quartier cossu du sud de la capitale, le Majestic Cinema et son prédécesseur, le Royal Theater. A cet endroit, le gouvernement colonial avait créé au début du siècle une cité-jardin d’après le modèle européen. Des bâtiments représentatifs comme l’hôpital, l’école Aga Khan ou le Memorial Peace Museum en témoignent encore aujourd’hui.
Dès 1920, beaucoup de villes d’Afrique de l’Est ont commencé à construire des cinémas. Jusqu’à la fin des années 50, ces bâtisses accueillaient également des concerts, des spectacles, des lectures ou des rassemblements politiques (Reinwald, 2006). A Zanzibar, Hassanali Adamji Jariwalla, commerçant de soie indien, détenait de 1916 à 1936 une licence d’établissement public. Il était propriétaire de plusieurs théâtres et cinémas avant de s’établir en 1942 à Dar es Salaam afin d’étendre son influence (Reinwald, 2006). En 1921, il décide de faire construire le Royal Theater et mandate nul autre que le consul britannique, l’Ecossais John Sinclair, qui résidait à Zanzibar depuis 1896.
En tant que consul, il était responsable de l’aménagement urbain, mais il a exercé aussi une forte influence comme architecte. En plus du Royal Theater, il est l’auteur de l’école Aga Khan, du Palais de Justice et du Peace Memorial Museum à Vuga, du marché Seyyideieh dans le quartier Darajani et du bâtiment de la poste dans le quartier de Shangani. Autodidacte, il ajoute à une architecture classique européenne des éléments issus des traditions arabe ou indienne, pour définir un nouveau style auquel il faisait lui-même référence sous l’appellation de « sarrazinisme »? (Sheriff, 1992). Un fonctionnaire colonial décrit le phénomène quelques décennies plus tard dans ses mémoires : « Le consul avait un violon d’Ingres, l’architecture. A Zanzibar, les plans de construction devaient passer par lui. Il était convaincu – idée fort heureuse – que tous les nouveaux bâtiments devaient être construits dans un style sarrasin, qu’il considérait lui-même comme l’unique application possible de la tradition mauresque. Ainsi, l’hôpital prenait des airs de palais de calife, un cinéma près du port présentait des ressemblances avec l’Alhambra et le nouvel aéroport tirait tous ses détails de la Grande Mosquée du Caire… » (Ommanney, 1957: 86).
La plupart des constructions de John Sinclair, très bien documentées, sont aujourd’hui inscrites au patrimoine mondial. La façade principale de son Royal Theater, de deux étages, présente des tours angulaires reliées au rez-de-chaussée et au premier étage par une véranda avec trois arcs en ogive mauresques. Des balustrades à la française servaient de garde-corps aux balcons des tours.
Successeur de John Sinclair, Eric Dutton a lui aussi influencé la ville. Il élabore un ambitieux plan décennal de 1946 à 1955, développé ensuite par le fonctionnaire colonial 
Henry Kendall. Mais peu après sa publication, le gouvernement britannique annonce qu’il n’est pas prêt à en assumer les coûts. L’époque du colonialisme touchait à sa fin et l’empire britannique commençait à réduire peu à peu le domaine d’influence de ses délégués. Henry Kendall a tout juste réussi à faire passer un plan de zone afin de définir des secteurs A (High Class), B (Middle) et C (Native Huts), ce qui n’induisait aucune dépense (Cunningham Bissel, 2011: 280). Notamment eu égard à un futur développement touristique de l’île, la Stone Town et les quartiers de villas où résidaient des Européens, des Indiens et des Arabes fortunés devaient rester imperméables à des constructions non désirées. Le Royal Theater faisait partie de la zone A, où l’on accordait une grande importance à la conception architecturale (Myers, 2003: 101).

Du swing et du communisme

D’un point de vue de l’histoire de l’architecture, la période de transition qui va du milieu des années 50 jusqu’à la révolution demanderait à être étoffée. Elle n’est pas sans importance, vu qu’elle absorbe diverses sources d’influence venues de l’étranger et que la population, au niveau politique et culturel, se prépare à l’indépendance. Entre 1951 et 1956, avec la révolte des Mau Mau au Kenya, l’empire colonial britannique en Afrique de l’Est est ébranlé jusque dans ses fondements. Beaucoup de jeunes gens de Zanzibar ou de Tanzanie partent se former en Russie, en Chine, à Cuba ou en Angleterre, envoyés pour la plupart par l’émergeant Parti Afro-Shirazi et accueillis par les partis communistes du monde entier. Certains ont rejoint le parti et ont ainsi fait leurs premières gammes politiques, une expérience qui allait leur servir dix ans plus tard, au moment de la révolution et de la mise en place d’un état socialiste en Tanzanie. En revenant au pays, ils importaient également un nouveau style de vie. Dans son autobiographie, le futur ministre Ali Sultan Issa décrit les années 50 comme suit : « Je portais des blue-jeans et des t-shirts imprimés. J’ai appris à danser le swing, nouveau à Zanzibar. On connaissait la valse, la rumba et le tango, mais les nouveaux styles de danse venant du Sud des Etats-Unis étaient inconnus. J’étais passionné par Nat King Cole, Perry Como et Frank Sinatra… » (Burgess, 2009: 46).
Dans le domaine de l’architecture, le style colonial appartient désormais au passé. Les nouveaux projets étaient alors dessinés par des professionnels venants de familles fortunées d’origine indienne ou arabe. Certains d’entre eux avaient fait des études en Europe ou dans les pays de leurs ancêtres.

Art déco entre style colonial et modernisme

En 1954, le Royal Theater – rebaptisé Majestic Cinema – est victime d’un incendie. La Zanzibar Theater Ltd., propriétaire, planifie alors une reconstruction au même endroit. L’architecte, un certain Dayaliji Pitamber Sachania, issu d’une famille d’origine ouest-indienne (Gujarat), est peu connu. Il avait probablement fait des études en Angleterre. Dans les années 40 et 50, il construit quelques bâtiments administratifs et un temple hindou, le Shree Shiv Shakti Mandi dans le quartier de Malindi. Selon les indications de son petit-fils, sa fille aurait aussi collaboré au nouveau projet pour le cinéma. La nouvelle salle est inaugurée le 20 octobre 1955 par le sultan Sultan Seyyid Khalifa bin Haroub, en présence du consul Henry Steven Porter et lors d’une projection du film indien Uran Khatola.
Le bâtiment peut être considéré comme un signe annonciateur de la modernité. Fait remarquable, pour la première fois depuis le début de l’époque coloniale, des architectes locaux signaient seuls les plans pour des bâtiments importants. Mais pour les professionnels issus de familles indiennes ou arabes, ce n’était qu’une courte parenthèse, qui dura jusqu’à la révolution. D. P. Sachania trouve la mort dans un accident de voiture en 1960.
Avec ses proportions soignées et ses détails décoratifs, le nouveau cinéma témoigne d’une influence art-déco. Cependant, le bâtiment comporte également des éléments modernes, comme la grande ouverture vitrée sur son côté droit ou les balcons, les brise-soleil et les avant-toits qui soulignent son axe horizontal. Le nouveau cinéma n’est pas sans rappeler des bâtiments sis à Dar es Salaam (Tanzanie), le Diamond Jubilee Building (1946) par exemple, ou alors ceux érigés dans les années 50 à Asmara – capitale art-déco de l’Erythrée – par les Italiens Mario Fanan et Arturo Mezzidimi (TEC21 23/2004, Denison, Ren, Gebremedhin, 2003: 228).

Témoins d’une histoire de l’architecture multiculturelle

De telles bâtisses, peu importe si elles ont été construites par des architectes renommés ou non, sont les témoins d’une architecture moderne africaine qui a pris son essor de manière indépendante, sans influence des régimes coloniaux. Ce mouvement est né vers la fin de l’époque coloniale. 
A Zanzibar, ses représentants était en général issus de familles européennes, indiennes ou arabes. Contrairement aux fonctionnaires coloniaux britanniques, ils avaient grandi en Afrique. Cette confrontation avec les nouvelles formes de la modernité fut, pour Zanzibar, une libération du diktat stylistique de l’empire britannique. Le fait qu’on puisse malgré tout s’inspirer d’un style art-déco franco-américain – l’exotisme romantique pratiqué auparavant par le gouvernement colonial ne fait pas exception – montre l’extraordinaire diversité et la réciprocité des références architecturales dans un contexte qui est dominé par le commerce, la migration et la politique coloniale.
Il y a longtemps qu’on a projeté le dernier film au Majestic Cinema. Désert, le bâtiment est et en train de tomber en ruine, et ne fait pas partie du plan de conservation de l’ONU, censé répertorier, à Stone Town, les places et les constructions dignes d’être conservées. Mais selon Sam Pickens, auteur du plan onusien et directeur adjoint de l’Aga Khan Trust for Culture, il y figurerait probablement si l’on revisitait cette liste aujourd’hui.

 

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