Ce que l’art fait à l’ur­ba­nisme (et vice-versa)

Un pan entier de l’art urbain est né d’une critique portée à l’urbanisme et l’architecture modernes. Or depuis une vingtaine d’années cette critique est absorbée, récupérée et intégrée dans la planification urbaine. Spécialiste des politiques urbaines et culturelles, Thierry Maeder pose un regard lucide et très instructif sur cette étrange coévolution.

Date de publication
03-10-2022
Thierry Maeder
docteur en urbanisme | chercheur associé Université de Genève

Longtemps il n’était pas fait de distinction claire, dans le domaine de l’aménagement des villes, entre les actions techniques, politiques et artistiques. L’art urbain, comme on l’appelait depuis la Renaissance1, se consacrait aussi bien au traçage des avenues, à l’ornementation des façades qu’à l’aménagement des places et à leur embellissement. Ce n’est qu’à la toute fin du 19e siècle, lorsque l’urbanisme a prétendu devenir une science au service de l’ordre et de l’hygiène, qu’il a cherché à se débarrasser de toute ambition ornementale. Au 20e siècle, les interventions artistiques dans les bâtiments et espaces publics (Kunst am Bau), bien qu’encadrées, prennent progressivement leur autonomie vis-à-vis de la conception urbaine et architecturale. Si, dans les dernières décennies du 20e siècle pourtant, l’art est peu à peu revenu à la ville, c’est d’abord par la grande porte du développement et du marketing urbains. De nombreuses villes ont en effet appuyé leur promotion économique sur des équipements muséaux particulièrement emblématiques, sur des friches industrielles transformées en quartiers d’artistes ou sur le dynamisme de leur scène culturelle alternative, pour attirer touristes, capitaux et travailleurs qualifiés.

Née au Royaume-Uni autour des années 1980, cette artist led regeneration a essaimé dans toute l’Europe jusqu’à devenir un poncif des politiques urbaines. Puis, par percolation, l’art semble avoir investi les étages inférieurs de la fabrique de la ville. Des indices récents dessinent les contours d’une intégration toujours plus poussée de l’art, en tant que méthode, dans les pratiques urbanistiques. D’une thématique, il serait devenu une modalité de l’aménagement. Celle-ci se manifeste par l’émergence, durant les deux dernières décennies, de nouvelles manières de penser et de mettre en œuvre l’action des professionnels de la ville, plus particulièrement par des formes d’urbanisme temporaire, festif, participatif, qui ont toutes pour particularité de laisser une grande place à la créativité, au ludisme ou à l’amateurisme2.

Paradoxalement, cette intégration a été rendue possible grâce à une parenthèse bien particulière dans l’histoire de l’art, qui s’est étalée tout au long du 20e siècle. Une parenthèse durant laquelle une certaine forme d’art a cherché à s’autonomiser et à sortir des cadres classiques de production et de légitimation. Et, s’alliant aux mouvements sociaux et aux luttes urbaines, a développé une pratique très critique de la ville comme terreau fécond des aliénations modernes, de la monotonie de l’expérience urbaine, mais également de l’exploitation capitaliste et de la reproduction des inégalités économiques. Cette critique, et c’est la thèse de cet article, est précisément ce qui a rendu possible l’entremêlement contemporain de l’art et de l’urbanisme3.

De la critique par l’art…

Pour comprendre cette évolution, il est important de replacer l’urbanisme dans le temps plus long de son apparition et de ses transformations successives, ainsi que d’expliciter le rôle qu’y joue la critique. L’urbanisme, comme le faisait remarquer le philosophe et urbaniste Donald Schön4, est caractérisé, plus que d’autres professions, par une constante reconfiguration des rôles, théories et pratiques en réaction aux perpétuelles mutations de son contexte. En cela, la critique, qu’elle soit interne ou externe, occupe une place de premier rang. C’est précisément d’une critique de la ville industrielle qu’est né l’urbanisme, comme réponse au désordre, à l’insalubrité et à la pauvreté. Il s’est formé de l’agrégation de différents savoirs techniques préexistants en une science à même de répondre aux problèmes urbains par la spécialisation, la standardisation et le scientisme. Cette mise en ordre de la ville culmine dans les années 1960 avec la généralisation des principes de l’urbanisme fonctionnaliste.

Mais ce faisant, cet urbanisme a nourri une autre critique, portée conjointement, dès la seconde moitié du 20e siècle, par des artistes et des mouvements sociaux. Elle sera peu à peu reprise par la sociologie urbaine, puis infiltrera les arts de faire de la profession elle-même selon un phénomène classique d’intériorisation. Elle émerge, dès la fin des années 1950, notamment au sein des groupes lettristes et situationnistes en Europe, et par le mouvement Happening aux États-Unis. Appelant de ses vœux un «floutage entre l’art et la vie», Allan Kaprow, un des théoriciens du Happening, invitait les artistes à sortir des galeries pour investir l’espace public. Transposées ainsi dans la ville, les œuvres pouvaient s’émanciper des temporalités imposées par le marché de l’art5, et se replacer dans un rythme réel et expérientiel, en se rattachant aux temporalités du quotidien.

Les situationnistes, eux, reprochaient à la ville moderne d’avoir réduit les besoins humains en un nombre défini d’actions standardisées (habiter, travailler, se récréer, se déplacer), imposant un contrôle des corps et supprimant toute possibilité d’imprévu et, in fine, de poésie. Ils imaginent au contraire une ville fluide, modulaire, dont les fonctions s’adaptent pour répondre aux désirs plutôt qu’aux besoins. Aussi, à la recherche d’une «intensification du ressenti», comme le prônait l’artiste Jean-Jacques Lebel6, nombre de ces actions dans l’espace urbain incluaient le public comme acteur, l’invitant à porter un regard neuf sur l’espace du quotidien et à détourner les usages standards de la ville, usant de sa propre subjectivité pour produire une sémiotique nouvelle. Introduisant sans la nommer l’idée de participation, ces avant-gardes ont cherché à abolir la notion de public comme entité distante et passive.

…au nouvel esprit de l’urbanisme

Cette critique spécifiquement artistique de la ville et de l’urbanisme a principalement contribué à dénoncer ce qu’elle percevait comme une standardisation des modèles urbains, à l’origine de la monotonie et de la froideur des villes d’après-guerre et de la mise à distance de l’expérience habitante dans leur production. Elle s’est ajoutée à une remise en cause plus large de l’urbanisme fonctionnaliste, de son idéal hygiéniste, que les urbanistes de la fin du siècle ont eux-mêmes reprise à leur compte.

Dans un ouvrage paru en 20057, le sociologue et urbaniste Laurent Devisme a montré comment les valeurs cardinales qui ont orienté l’action urbanistique pendant la majeure partie du 20e siècle se sont peu à peu modifiées. Empruntant la notion à Luc Boltanski et Eve Chiapello8, il évoque pour cela un changement d’esprit de l’urbanisme, soit un glissement général de l’éthos professionnel et du système de justification de l’engagement des urbanistes. Là où l’urbanisme fonctionnaliste trouvait sa justification dans la rationalité, une foi quasi messianique en l’avenir et un rejet des particularismes, ce nouvel urbanisme la puise lui dans la recherche des spécificités du territoire, de l’expérience de la vie urbaine et dans l’ouverture du champ décisionnel aux profanes.

Dans ce cadre, la critique par l’art a joué un rôle important, par la focale qu’elle a posée sur la qualité de vie plutôt que sur les seules conditions d’existence, sur l’expérience subjective de la vie urbaine ou sur la place à donner à la parole habitante vis-à-vis de celle de l’expert.

Ainsi, la réponse apportée par les administrations urbaines à ces critiques s’est faite notamment en reprenant à leur compte les modes de faire des mouvements qui les ont formulées. À la critique de la légitimité de l’expertise, elles ont répondu par la narrativité et la mise en scène festive de leur action. À la critique de la monotonie du fonctionnalisme, elles ont répondu par le recours à un discours sur l’authenticité et l’esprit du lieu9. À la critique de la morosité des villes, elles ont répondu par la «festivalisation» des centres-villes.

Une histoire d’apprivoisement

Le glissement s’incarne aujourd’hui dans des collaborations toujours plus intégrées entre artistes et acteurs de la production urbaine – autour de festivals d’urbanisme, d’expérimentations de nouveaux usages de l’espace, d’occupation de lieux en mutation. Les premiers peuvent y voir un nouveau champ d’action autant qu’une niche économique à investir, là où les seconds cherchent un médiateur à leurs pratiques pour accéder à la population, bénéficier de validations par l’usage, mettre en récit les finalités de leurs actions, ou plus prosaïquement pour faire passer la pilule d’une politique d’aménagement.

Si les expériences pionnières d’il y a 20 ans pouvaient relever du bricolage – conduites à l’initiative d’urbanistes passionnés, avec le peu de ressources que leur accordait leur hiérarchie –, ce champ commence désormais à se structurer et à se professionnaliser toujours davantage autour d’une demande désormais politique pour davantage de médiation dans l’aménagement urbain. Des unités dédiées à l’action culturelle se mettent en place dans les administrations, tandis qu’en parallèle émerge une frange de professionnels se spécialisant pour répondre à ces «nouveaux appels à compétences»10 de la commande publique.

Souvent issus des mondes de l’art ou de l’urbanisme, ceux-ci profitent généralement d’une position «sécante», soit de ressources culturelles et sociales qui facilitent le passage d’un monde à l’autre et la traduction entre les attentes et les réponses qui peuvent y être apportées. Ainsi, à l’interface entre l’action culturelle et les métiers de la ville, ces nouveaux acteurs maîtrisent tant les savoirs et savoir-faire de la commande publique – la spécificité des contrats, des questions de droits d’auteurs, de l’organisation d’événements publics, les temporalités courtes – que ceux propres au monde de l’urbanisme – avec ses normes, ses lourdes procédures, ses spécificités techniques. Ils peuvent en outre mobiliser des réseaux s’étendant dans les deux mondes et, de ce fait, bénéficient d’une position privilégiée pour transposer leurs méthodes, savoirs et savoir-faire d’un monde à l’autre.

L’intégration de la critique par l’art dans les méthodes de l’urbanisme se traduit certes par une neutralisation de celle-ci, mais elle peut également être perçue comme l’aboutissement des revendications d’alors. Comme un balancier, la critique nourrit les mutations de l’urbanisme avant de se déplacer sur un autre terrain. Un mouvement qui ne semble pas près de s’arrêter, tant la profession est en réinvention continuelle.

Notes

 

1 Voir notamment Bardet, G., Naissance et méconnaissence de l’urbanisme. Paris: SABRI, 151 ou Merlin, P., & Choay, F., Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement. Paris: Presses Universitaires de France, 2009

 

2 Au sens premier du terme, soit d’accorder une place importante aux non professionnels.

 

3 Les recherches qui sous-tendent cet article sont issues d’une thèse de doctorat publiée en 2022 sous le titre Terrain critique, des nouveaux usages de l’art en urbanisme par l’éditeur genevois MētisPresses. L’étude en question s’est appuyée sur une douzaine d’études de cas – principalement des événements et œuvres éphémères – réalisées à Genève entre 2003 et 2019.

 

4 Schön, D. A., The Reflective Practitioner. New-York: Basic Books, 1983

 

5 En s’affranchissant en particulier du caractère matériel et pérenne des œuvres qui permet leur valorisation et leur commercialisation.

 

6 Lebel, J.-J., On the Necessity of Violation. The Drama Review: TDR, 13(1), 89–105, 1968

 

7 Devisme, L., La ville décentrée: Figures centrales à l’épreuve des dynamiques urbaines. Paris: L’Harmattan, 2005

 

8 Boltanski, L., & Chiapello, E., Le nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard, 1999. En reprenant eux-mêmes le concept forgé par Max Weber d’esprit du capitalisme. Boltanski et Chiapello montrent comment ce dernier a surmonté les crises en intégrant la critique à son fonctionnement, pour maintenir sa légitimité.

 

9 Une rhétorique que l’on retrouve aujourd’hui systématiquement dans les concours d’œuvres dans l’espace public. L’étude des archives du Fonds municipal d’art contemporain et des mémoriaux du Conseil municipal genevois montre en effet dès les années 1980, puis de manière marquée à partir de la fin des années 1990, une forte demande politique pour des œuvres ayant trait à l’histoire et à l’imaginaire des lieux.

 

10 Biau, V., Nouveaux appels à compétences et enjeux de qualification chez les professionnels de la fabrication de la ville. Cybergeo: European Journal of Geography, 2018

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