Ce que dit le sol

Editorial paru dans Tracés n°01/2015

Dans son ouvrage Dirt. The Erosion of Civilizations, le géologue David Montgomery démontre que nos villes ont été érigées sur le sol cultivable, ce dernier étant de fait au fondement même de notre existence. L’Histoire a montré que l’espérance de vie des sociétés agricoles a souvent suivi un même cycle d’expansion et de récession, après que la culture intensive s’est répandue au-delà des vallées fluviales fertiles : la récession intervient dès lors qu’une relation organique entre les cycles de l’exploitation et ceux de la régénération du sol se brise. D’après Montgomery, c’est désormais à l’échelle globale que l’humanité se confronte au problème ancien de la dégradation du sol, qui met à mal la capacité de notre planète à soutenir la croissance démographique. A présent, le sol cultivable représente seulement 4 % de la surface terrestre : depuis dix ans, une moyenne de 24 milliards de tonnes d’humus est détruite chaque année – ce qui équivaut à plusieurs tonnes par personne, et représente un taux 50 fois supérieur à celui de la régénération du sol.

Dans ce numéro, nous plaidons pour un nouveau « récit des sols » pour le projet de la ville et du territoire. Le récit fournit un cadre de sens partagé, dans lequel inscrire la variété des actions et des choix d’une société. Or, à l’inverse d’un récit qui définit la consommation du sol induite par la ville comme se faisant au détriment de la campagne, un nouveau récit du sol est indispensable : un récit qui caractérise le sol comme l’interface matérielle de tous les échanges et processus – qu’ils soient biologiques, mécaniques ou culturels. Avec Montgomery, il s’agit de lancer un défi à la « ville anthropocentrique » : nous avons besoin d’un nouveau récit qui articule les dynamiques urbain/rural, et envisage ainsi une plus grande porosité pour l’habitat et la circulation de toutes les espèces. Un rapport émis récemment par la London Zoological Society montre que, durant les quarante dernières années, la population mondiale des espèces a diminué de moitié. Le sol doit être appréhendé comme une « ressource renouvelable », selon l’expression de l’urbaniste Paola Viganò.

Le récit fonctionne comme une focale à travers laquelle regarder le sol et ses prestations. Le sol se révèle ainsi être une interface extraordinaire pour l’interaction interdisciplinaire : il suffit de penser à la variété d’unités de mesure, d’échelles temporelles et d’instruments d’analyse qui le concernent. La matière du sol conserve l’ensemble des traces, restes et fragments qui constituent la mémoire du territoire. Dans les années 1980, la notion du « territoire comme palimpseste » a mis l’accent sur les permanences et les persistances : cette tradition se prolonge aujourd’hui dans le nouveau récit du sol qui relie les polarités de la nature et de la culture, de l’histoire et de l’imagination. Loin d’être un simple instrument, le « projet de sol » (Bernardo Secchi) se configure comme le terrain de la discussion et de la mise en cohérence de différentes expériences. Dans cette mise en cohérence, la relation entre les échelles du local et du global acquiert une évidence tangible, comme le démontre bien Saskia Sassen dans ce numéro par son esquisse de la dégradation du sol comme phénomène de géopolitique globale.

Des récits mobilisateurs sont nécessaires afin de régénérer les cycles de vie et perpétuer ainsi la fonction vitale du sol : afin de se protéger du danger bien réel de la dégradation du sol et de s’assurer une place sur la terre.

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