Ca­nal İst­anbul: le mé­ga­pro­jet de trop?

Un canal parallèle au Bosphore: voici le projet le plus fou que Recep Tayyip Erdoğan entendait réaliser pour le centenaire de la République en 2023. Onze ans après son annonce, Canal İstanbul reste un mirage, une lubie d’autocrate qui ne se concrétisera sans doute jamais. Pourtant, son évocation fréquente par le président turc a déjà remodelé les périphéries ouest d’İstanbul en favorisant la spéculation foncière et l’étalement urbain.

Date de publication
16-01-2023
Clément Girardot
Clément Girardot est journaliste indépendant depuis 2009. Il publie ses articles dans la presse francophone, suisse et française et codirige le site d’information sur le Moyen-Orient Mashallah News.

«La Turquie mérite plus que tout de fêter 2023 avec un projet fou et magnifique», lance Recep Tayyip Erdoğan le 24 avril 2011 aux militants du parti islamo-conservateur AKP lors d’un meeting électoral. «İstanbul aura deux péninsules et une île. Entre la mer Noire et la mer de Marmara, nous creusons un canal d’environ 45-50 km […] Nous nous retroussons les manches pour l’un des plus gros projets du siècle, qui surpassera Panama et le canal de Suez», poursuit avec emphase le tribun avant de donner quelques détails techniques. L’ouvrage mesurera 150 m de largeur et 25 m de profondeur, pour permettre le passage de grands porte-conteneurs. Il aurait comme principale mission de protéger le Bosphore d’une catastrophe écologique et humaine en cas d’accident impliquant l’un des navires qui traversent ce détroit stratégique, emprunté par environ 40 000 bateaux chaque année1.

Dans des communications officielles plus récentes, la profondeur du canal est définie à 20 m et la largeur à 275 m. La durée prévue pour la réalisation du projet est de sept années. Le canal constituerait une alternative au Bosphore qui resterait libre d’accès à tous les navires civils, conformément à la Convention de Montreux de 1936. Les autorités turques estiment que les armateurs seront financièrement incités à passer par la nouvelle voie d’eau pour éviter la longue attente à l’entrée du Bosphore. Cependant, leurs projections économiques favorables sont loin de faire l’unanimité car elles tablent sur une forte progression du trafic maritime2 et sur le fait que la quasi-totalité des navires choisiront le canal au détriment du détroit.

En contrepoint de l’enthousiasme des soutiens du président, l’annonce suscite le scepticisme, voire la condamnation des leaders de l’opposition et des experts scientifiques et de la planification. «Ce projet n’est pas pour le peuple, il consiste à enrichir les soutiens de l’AKP», réagit Kemal Kılıçdaroğlu, le principal dirigeant de l’opposition. Quant à Cemal Saydam, spécialiste du Bosphore, il met en garde contre la «fin» d’İstanbul si le canal voit le jour, car les nouveaux flux entre la mer de Marmara et la mer Noire engendreraient la destruction des écosystèmes marins3.

Malgré une communication récurrente des autorités sur l’imminence du début des travaux, le projet et les périls éventuels mettent plusieurs années à se matérialiser. L’étude d’impact environnemental n’est élaborée qu’en 2017, et le tracé officiel du canal n’est dévoilé qu’en 2018. Après de multiples recours, l’étude d’impact environnemental est finalement validée dans le courant de l’année 2020. Le 27 juin 2021, plus de dix ans après son annonce, Erdoğan est présent à la cérémonie de lancement des travaux du premier ouvrage de son «projet fou»: un pont suspendu qui enjambera le canal. Depuis, les piliers sont certes sortis de terre, mais le creusement du canal ne semble toujours pas à l’ordre du jour.

Nouvelle İstanbul: promesse économique ou massacre écologique?

La Chambre des ingénieurs de l’environnement est fortement impliquée dans le combat contre le canal, qui rassemble de nombreux citoyens et organisations de la société civile. Une carte du projet est placardée dans l’étroit hall de leur bureau, situé dans un ancien bâtiment du quartier central de Taksim. La voie d’eau y apparaît cernée par des nouveaux quartiers d’habitation et de très rares espaces verts au milieu d’une immense feuille blanche. «Voici leur plan! Maintenant ils ont des problèmes de financement, mais ils veulent toujours creuser ce canal qui fait partie des trois principaux mégaprojets d’Erdoğan avec le troisième pont sur le Bosphore et le nouvel aéroport», affirme Tarkan Kılıç. Cet expert à la Chambre des ingénieurs de l’environnement souligne que la priorité n’est pas tant le canal que l’urbanisation d’une grande zone semi-rurale qui deviendra la «Nouvelle İstanbul». «Ils disent que 400 000 personnes habiteront là-bas mais, sur la carte, c’est immense. Cela ressemble plutôt à une cité de plusieurs millions d’habitants, poursuit Tarkan Kılıç. Ils ont commencé à construire un pont et continueront avec des autoroutes et de nouveaux bâtiments. Le pont est un message adressé au secteur de la construction pour leur dire qu’ils auront du travail.»

«Malgré la crise, ils pensent que ce projet peut sauver leur modèle économique», ajoute son collègue Sedat Durel. Depuis 2018, le pays traverse une profonde crise financière marquée par la dépréciation de la monnaie nationale, l’hyper-inflation et la baisse des investissements étrangers.

«Je ne croyais pas au projet Canal İstanbul et je n’y crois toujours pas», affirme Ercan Avcı, 63 ans, ancien maire de Durusu et opposant de la première heure à Erdoğan. Située entre un petit lac et des collines bucoliques, cette localité appartient au Grand İstanbul et se trouvera à quelques kilomètres seulement de l’embouchure prévue du canal sur la mer Noire. L’ancien élu aurait souhaité que Durusu devienne un lieu de villégiature en misant sur l’écotourisme. «Nous voulons autre chose que tout ce béton», déclare-t-il en faisant référence non seulement au projet de canal, mais surtout au nouvel aéroport d’İstanbul sorti de terre non loin de là. «On peut voir l’aéroport au loin. Pour le construire, ils ont d’abord amené tous les déchets de construction d’İstanbul, avant de couler beaucoup de béton pour combler les étangs qui existaient à son  emplacement.»

Édifié entre 2014 et 2018 malgré l’opposition de groupes de riverains et d’activistes, le troisième aéroport d’İstanbul a été un chantier titanesque qui a nécessité 7 millions de m3 de béton. Il a fortement modifié l’organisation territoriale de la mégapole en créant une nouvelle polarité éloignée de plus de 30 km du centre. Sa construction a aussi détruit une partie de la forêt de Belgrade4, territoire essentiel pour la biodiversité et surtout l’approvisionnement en eau douce de toute la région. Cette grande forêt, qui couvrait jusqu’à récemment tout le nord d’İstanbul, a été encore davantage grignotée par le passage d’une nouvelle autoroute desservant l’aéroport et rejoignant le troisième pont sur le Bosphore, inauguré en 2016. D’après les autorités, ce dernier permet de décharger les deux autres ponts du trafic de transit entre l’Europe et l’Anatolie. Mais l’autoroute et le pont ont surtout favorisé la multiplication des projets immobiliers au cœur des espaces naturels, dont les publicités vantent d’ailleurs la proximité avec la nature.

La construction du canal ne ferait qu’exacerber ces problèmes écologiques. D’après une étude de la municipalité métropolitaine d’İstanbul5 datant de 2020, 200 000 arbres et 150 millions de m2 de terrains agricoles et de pâturages sont menacés par le nouveau projet de canal. Les ressources en eau douce sont aussi en péril. İstanbul est dépendante à 97 % pour son approvisionnement de réservoirs de surface édifiés de plus en plus loin du centre6 au fil des sécheresses et de l’augmentation de la demande. «Le projet de Canal İstanbul […] est bien parti pour créer d’énormes impacts négatifs sur des bassins hydrographiques sous pression», écrit la chercheuse İlhan Akgün, spécialiste d’hydrologie. «Le projet va causer la perte de 73 millions de m3 d’eau douce, l’équivalent d’un mois entier de consommation en eau pour la population d’İstanbul. Cependant, un danger plus important reste lié à l’eau de mer qui circulera dans le canal et constituera un grand péril environnemental : la salinisation des ressources aquifères alentour, cela signifie que le sel va pénétrer dans les nappes phréatiques.»7

Un peu plus au sud, la localité d’Hadımköy se trouve à équidistance des deux mers et à quelques centaines de mètres du tracé prévu pour le canal qui doit se substituer au lac de Sazlıdere, réservoir servant à l’approvisionnement en eau potable d’İstanbul. «J’ai déménagé ici il y a 35 ans. On dénombrait alors 30 à 40 maisons, et c’était un endroit charmant, entouré d’arbres au milieu des champs», se souvient Şevket Bayram, qui a immigré à l’âge de 15 ans de la ville de Van, située à proximité de l’Iran. «Puis, cette zone s’est industrialisée dans les années 1990 et l’urbanisation s’est intensifiée ces 15 dernières années. Hadımköy compte aujourd’hui 50 000 habitants.»

Şevket Bayram est un petit entrepreneur dans le secteur du bâtiment et un fervent critique de l’AKP: «Depuis 20 ans, leur système est entièrement dédié au profit et à la destruction de la nature. Nous arrivons à un stade où les espaces verts ont disparu. Le canal aura un impact sur le territoire à proximité du lac où les gens se promènent, pique-niquent et pêchent. Nous perdrons tout cela s’ils érigent le canal, car il est certain que les gens comme nous n’auront plus la possibilité d’accéder aux berges.»

Tout au sud du lac se trouve le petit village de Şamlar, l’un des rares vestiges de communauté rurale encore présents à İstanbul, avec sa grappe de maisons construites à flanc de colline et sa discrète mosquée jouxtant un salon de thé. Un groupe de locaux discute sur la terrasse, le sujet du canal est au cœur de leurs préoccupations. Au bord du lac, un premier terrain est devenu la propriété d’investisseurs qui l’ont enclos. «C’est dommage que les parcelles soient achetées par des étrangers, déplore l’un d’eux. Mais certains sont heureux car ils peuvent désormais vendre des terrains agricoles à des prix exorbitants, trois fois supérieurs aux prix normaux du marché.» Le petit bureau contigu au salon de thé appartient à l’agence immobilière Kanal İstanbul, qui fait principalement commerce des terrains situés dans les localités situées à côté du futur canal. Sur le mur est affichée une immense carte de la zone avec l’aéroport, tous les espaces constructibles, le canal et les ponts l’enjambant. «Les prix ont beaucoup augmenté ces dernières années», confirme l’agent Murat Özçelik, qui reçoit des clients iraniens8.

Le destin de Başakşehir

Şamlar appartient à l’arrondissement de Başakşehir, dont la population a doublé ces dix dernières années pour atteindre les 500 000 habitants. Cette croissance impressionnante est due à la création de deux nouvelles villes, dont les grandes tours, souvent identiques, s’alignent sur les coteaux de petites vallées transformées en parcs aseptisés. Başakşehir se veut une banlieue à la fois moderne et conservatrice, avec de nombreuses mosquées et des infrastructures pour les familles. Le développement de l’arrondissement, d’abord instigué par Erdoğan lors de son passage à la mairie d’İstanbul, avec la participation massive des entreprises de construction publique, passe maintenant par la promotion privée, avec des projets de standing ciblant une clientèle étrangère, principalement arabe. «Cette année, nos clients sont à 50 % turcs et à 50 % étrangers. Certains viennent pour bénéficier du programme d’acquisition de la citoyenneté turque (en effectuant un investissement immobilier d’au moins 400 000 dollars, nda.), d’autres pour suivre un traitement médical, en raison de la présence du nouveau grand hôpital», explique Ercan Uyan, l’entrepreneur à la tête du groupe Makro, dont le showroom présente un lotissement de pavillons luxueux sur le modèle des suburbs huppés américains.

Autrefois situé en lisière de la mégapole, Başakşehir est devenu un nouveau pôle urbain avec l’extension des banlieues toujours plus à l’ouest et la proximité du nouvel aéroport. Ce rôle sera encore renforcé, non seulement si le canal est creusé mais surtout si de nouveaux quartiers sortent de terre sur ses berges. «Le principal problème n’est pas le canal en soi, mais que ce projet poursuive l’objectif d’augmenter encore la population d’İstanbul», estime Duygu Dağ, responsable du programme dédié à la justice environnementale pour l’ONG Center for Spatial Justice. «De plus, les investisseurs spéculent sur la zone prévue à l’origine pour reloger les Stambouliotes en cas de séisme9, et nous attendons le big one!» L’experte souligne aussi que l’imprédictibilité concernant la réalisation du canal, conjuguée à l’autoritarisme des projets d’aménagement sous le règne de l’AKP, pèsent particulièrement sur les populations les plus précaires de la périphérie d’İstanbul. «Je connais une famille de Durusu qui a voulu anticiper une possible expulsion. Ils ont vendu leur voiture et déménagé ailleurs, continue-t-elle. C’est une forme lente de violence; les habitants sont toujours dans l’expectative par rapport à l’avenir.»

En raison de la crise économique, le gouvernement turc ne dispose actuellement pas des ressources nécessaires pour creuser le canal; et le projet est bien trop risqué pour les investisseurs étrangers. En cas de victoire de l’opposition aux élections présidentielle et législatives de 2023 (juin-juillet), le « projet fou» d’Erdoğan devrait être définitivement enterré. Or, malgré la popularité déclinante du leader de l’AKP, celle-ci doit encore désigner un candidat capable de réunir ses diverses composantes idéologiques et de susciter l’adhésion d’une grande partie de l’électorat. Ce qui est loin d’être gagné.

Notes

 

1 Voir «Yıllara Göre Boğazlardan Geçen Gemi Sayısı» sur yillagore.com et «Over 38 500 vessels pass through İstanbul Strait in 2021» sur aa.com.tr

 

2 Alors que le nombre de passages est en diminution depuis 2007, les autorités turques prévoient une forte augmentation d’ici à 2050 pour atteindre 78 000 navires par an. Voir «Yıllara Göre Boğazlardan Geçen Gemi Sayısı» sur yillagore.com

 

3 Le canal viendrait perturber l’hydrodynamique complexe et particulière du détroit du Bosphore, générée par les caractéristiques physico-chimiques différentes des eaux des deux mers adjacentes. Celles de la mer de Marmara sont plus chaudes et salées que celles de la Mer Noire, qui sont aussi plus polluées et plus pauvres en oxygène. La construction du canal pourrait aboutir à un accroissement de la pollution et à l’anoxie de la Mer de Marmara qui est déjà dans un état très dégradé. Voir: «Kanal İstanbul – warning of a collective disaster» sur ahvalnews.com

  • «Pourquoi le canal géant qu’Erdoğan veut percer vers la mer Noire est si controversé» sur ouest-france.fr
  • «Kanal İstanbul: un risque de plus pour la Méditerranée et la mer de Marmara» sur objectiftransition.fr
  • «Will İstanbul’s Massive New Canal Be an Environmental Disaster?» sur nationalgeographic.com

 

4 L’ONG Northern Forests Defense estime que 13 millions d’arbres ont été coupés lors de la construction du nouvel aéroport d’İstanbul. Voir: «They Said ‹We Will Cut 2.5 Million Trees for 3rd Airport›, ‹They Cut 13 Million Instead›» sur bianet.org

 

5 Dirigé par un élu d’opposition depuis 2019, Ekrem Imamoğlu, membre du Parti Républicain du Peuple (CHP, centre-gauche). Imamoğlu a été condamné le 14 décembre 2023 à deux ans, sept mois et quinze jours de prison pour «insulte à des responsables» et à la même durée d’interdiction de mandat politique. Cette condamnation est intervenue à six mois d’importantes élections cruciales en Turquie.

 

6 Le plus éloigné est à près de 200 km du centre d’İstanbul. Voir: Erturk et al., «Application of Water Quality Modelling as a Decision Support System Tool for Planned Buyuk Melen Reservoir and Its Watershed», in Sustainable Use and Development of Watersheds (2008).

 

7 Voir: «Supply, demand or prayer» sur eurozine.com

 

8 Face aux crises économiques et politiques ainsi qu’à l’arbitraire du régime, de nombreux Iraniens transfèrent leur capital en Turquie, un pays jugé plus sûr que l’Iran et qui n’est pas soumis aux sanctions internationales. Pour certains, c’est aussi la possibilité d’acquérir la nationalité turque, une étape dans un parcours migratoire les menant vers les pays occidentaux.

 

9 En 1999, un séisme dont l’épicentre a été localisé dans la ville voisine ­d’­İzmit à l’est d’İstanbul a fait entre 17 000 et 18 000 morts. İstanbul se trouve en bordure de la faille nord-anatolienne qui traverse la Turquie. Des tremblements de terre mortels ont été recensés depuis 1939, leurs épicentres ont tendance à se déplacer vers l’ouest, renforçant la probabilité que le centre d’İstanbul soit touché prochainement.

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