Bri­ser la glace

Éditorial de Tracés n°19/2011

Date de publication
11-01-2012
Revision
19-08-2015

Qui sait ? Le futur sera fait d’immeubles aquariums, avec des fenêtres qui ne s’ouvrent plus. Au nom d’une gestion automatisée du chauffage et de la ventilation, l’homme aura alors perdu la possibilité d’aérer son bureau ou de dormir sans se réveiller en s’asphyxiant. On ne pourra plus écouter les bruits du dehors ou faire causette avec la voisine, bref, se pencher par la fenêtre pour entrer en relation avec le monde extérieur. Patrick Mestelan signe à ce sujet un article non exempt d’humour que l’on aurait tort de lire comme une caricature. D’ailleurs la réalité n’est pas en reste, comme en témoignent les quelques images qui accompagnent le texte.
Pourtant, la mode de la « fenêtre qui n’en est pas une » pourrait relever de l’anecdote architecturale si elle n’était pas liée à un phénomène plus large : le « développement durable ». Sans aller jusqu’à mettre en cause la notion de développement même (comme le fait par exemple avec beaucoup de conviction Edgar Morin dans son livre Rompre avec le développement), il est possible de ranger l’expression du côté de l’antinomie, accompagnée par exemple de la « guerre propre » ou du piéton fauché par une « voiture folle ». Aujourd’hui, on a tendance à croire que tout « développement » devient énergétiquement correct dès qu’on lui appose l’adjectif « durable ». En fait, cela ne va pas de soi.
A quoi cela rime de construire une usine « durable » si celle-ci ne fera, par ricochet, qu’augmenter la consommation ? Pourquoi construire du neuf, même labelisé, si l’énergie ainsi mobilisée dépasse celle qui aurait suffi à transformer l’existant ? Mais il y a plus : entre la complexité réelle de tout « bilan énergétique » et le simple bon sens économe s’ouvre aujourd’hui un terrain glissant, celui de l’évaluation. Grâce à des « outils d’aide à la décision », l’homme pense pouvoir quantifier l’efficacité énergétique d’une construction, voire d’un quartier ou d’une cité (www.citedelenergie.ch). C’est certes possible jusqu’à un certain degré, mais Ivan Illich – pour prendre un exemple célèbre – n’avait point besoin de logiciels pour établir une comparaison qui parle pour elle-même.
L’Américain type, écrit-il dans Energie et équité, consacre quatre heures par jour à sa voiture, qu’il s’en serve, s’en occupe ou travaille pour pouvoir la payer (sans compter toutes les activités connexes, comme le temps passé au garage ou au tribunal, voire à l’hôpital). Il lui faut donc 1 500 heures pour faire 10 000 km de route, et six kilomètres lui prennent une heure – ce qui est à peine plus rapide que la marche à pied. Si l’exemple d’Illich se limite en l’occurrence à la circulation des personnes, l’auteur regarde évidemment au-delà : pour lui, n’importe quelle structure sociale se désintègre au-delà d’un certain seuil de consommation d’énergie. Même s’il s’agit d’une consommation certifiée « propre ».

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