Bien­nale de Ve­nise 2025: Ratti-fi­cial

Dans la Corderie de l’Arsenale, l’exposition du commissaire Carlo Ratti, Intelligens. Natural. Artificial. Collective. tourne à la foire aux solutions technologiques. Pas pour sauver la planète, mais pour permettre à l’Homme de s’adapter au réchauffement. Une ode à l’hubris. 

Date de publication
21-05-2025

Depuis les années 2010, les biennales successives, soucieuses de démontrer que les architectes avaient bien pris la mesure de leur responsabilité dans la catastrophe climatique, se sont donné pour mission de sauver le monde. Sans succès jusque-là. L’édition 2025, en tout cas pour la partie présentée à la Corderie, ne déroge pas à la règle. C’est là que se déploie Intelligens. Natural. Artificial. Collective., l’exposition du commissaire Carlo Ratti, une sélection de plus de 300 projets1 en forme de foire aux solutions à l’adaptation au changement climatique, objectif affiché par Ratti dans son introduction à la Biennale2.

Hors sol

Tours probiotiques, forêts flottantes, architecture biomorphique, design paramétrique et métabolique, impression 3D, etc., la plupart des projets présentés à la Corderie témoignent d’un même imaginaire tirant vers la science-fiction, celui d’une symbiose entre nature et architecture qui produirait des bâtiments verts, technologiques, autosuffisants, zéro émission. Les images, séduisantes, laissent croire qu’on peut construire n’importe quoi, tant qu’on l’accessoirise correctement: rooftops plantés, façades végétalisées, monitoring énergétique, panneaux solaires… 

Lire également l'article de Judit Solt, rédactrice en cheffe de TEC21: Viel ge­zeigt und nichts ge­sagt

Ratti envisage la Biennale comme «un laboratoire, un lieu où l'on ne met pas en valeur ce qui existe déjà, mais où l'on développe de nouvelles idées»3. C’est pourtant une impression de déjà-vu qui saisit devant ces projets d’immeubles qui poussent ou imprimés en 3D, exposés avec le même enthousiasme qu’il y a vingt ans, quand c’était la mode. Et qui depuis n’ont pas fait leurs preuves : dispositifs complexes, coûteux, fragiles, périmables, que personne ne saura gérer ou entretenir dans un futur proche. Sans parler des échecs (économiques, environnementaux, sociaux) des smart cities du désert, acmé du techno-solutionnisme, à l’image de Neom en Arabie Saoudite4, vers lesquels l’exposition semble lorgner comme un horizon désirable, mais qu’elle se garde bien d’évoquer5.

Dans Taking the country’s side (2019), Sébastien Marot proposait une « boussole » pour l’avenir, quatre scénarios clarifiant les rapports entre agriculture et architecture : incorporation, infiltration, négociation, sécession. Cinq ans plus tard, la vision du futur présentée à la Corderie fait très clairement le choix du premier, dans lequel la nature et l’agriculture sont incorporées dans l’économie urbaine : «la métropole digère la campagne, explique Marot, achève la transformation capitalistique de l’agriculture, qui ne devient plus qu’une affaire d’entreprises toujours plus importantes, un techno-système avec des drones qui contrôlent les cultures. C’est le scénario high-tech, qui revendique lui-même des arguments de défense de l’environnement»6.   

Carlo qui? 

Fallait-il attendre autre chose de la part de Ratti, ingénieur et designer plus qu’architecte, directeur du Senseable City Lab au MIT, bon communicant? Piochant dans les projets de son bureau Carlo Ratti Associati CRA – «bureau de design et d’innovation qui explore la convergence entre naturel et artificiel» –, on trouve pêle-mêle: des pavillons d’expositions (Dubaï 2020, Shenzhen en 2019), du mobilier pour Artemide, Cassina, Vitra, les torches olympiques de Milan 2026, un projet de réaménagement du siège de la Fondation Agnelli et, quand même, un bâtiment: un gratte-ciel de 280 m de haut à Singapour conçu par BIG, incluant une ferme urbaine et des plantations tropicales dans les étages. On apprend aussi que «ces dernières années, CRA a participé au lancement de nouvelles entreprises telles que Makr Shakr, le premier producteur mondial de barmen robotisés (!), et Maestro Technologies, une startup spécialisée dans les technologies de la construction visant à rendre l'industrie plus simple, plus rapide et plus écologique»7. Le changement climatique et ses conséquences sociales, économiques et environnementales sur nos sociétés et sur le vivant, tout cela ne serait donc pas si grave. Aux écologistes rabat-joie, aux pisse-froid de la décroissance, Ratti oppose une vision optimiste de la catastrophe en cours, vue comme une opportunité d’innover, de développer des produits, de vendre de l’expertise. 

We are fucked!

Descente énergétique, sobriété, épuisement des ressources, extinction de masse, anthropocène: vous ne croiserez pas ces termes sur votre chemin de croix le long de la Corderie. De ralentir, il n’est en effet pas question, de décroître, encore moins. Ne pas démolir, arrêter de construire, rénover, transformer, pas de sujet non plus ou si peu. Dans cette ambiance, le totem de HouseEurope!, relégué au fond de la Corderie, paraît presque incongru. Avec son slogan We are fucked! You can change it!, il fait acte de résistance en appelant à signer l’initiative citoyenne européenne visant à «mettre en place des incitations pour que la rénovation et la transformation des bâtiments existants deviennent la nouvelle norme et une démarche commune». 

L’avenir, nous prédit Ratti, est dans la robotique. Vous serez peut-être interpellés par la proposition de BIG, Ancient Future: Bridging Bhutan’s Tradition and Innovation, qui met en scène des artisans bhoutanais en vêtement traditionnel sculptant une structure en bois8 tandis qu’un bras de fraisage robotisé imite leurs dessins (en réalité, le robot ne fait qu’épousseter, sans doute un bug technique…). Ce «ballet of craft and code», comme le présente BIG, est censé illustrer la complémentarité de l’homme et de la machine, sans qu’on se fasse trop d’illusions sur l’avenir des travailleurs du Bhoutan. Il a surtout des relents d’exposition coloniale, quand des artisans des colonies importés pour l’occasion et parqués dans leurs enclos faisaient montre de leurs savoir-faire pour divertir les visiteurs. 

Si Ratti affirme dans son introduction qu’«au lieu de fuir vers les étoiles, nous devons concentrer notre intelligence sur l'adaptation ici, sur Terre», il ne résiste pas à la tentation de nous montrer les dernières avancées en matière d’exploration spatiale (Design as an Astronaut, A vision for human life on the Moon par exemple) dans la dernière partie Out. Au cas où. 

Finalement, dans cette exposition, vous ne verrez pas tellement d’architecture, encore moins de nature – ou une nature sous perfusion, à peine vivante, juste bonne à être collée en moumoutes vertes sur les parois des bâtiments – et surtout pas trop de social (service minimum dans la partie Collective. de l'exposition). 

La Biennale aux temps de Meloni

Après Lesley Lokko, romancière et architecte, ghanéenne et écossaise, la nomination en janvier 2024 de Carlo Ratti, architecte, ingénieur et designeur italien comme curateur de la Biennale d’architecture, et celle de Pietrangelo Buttafuoco, intellectuel issu de la mouvance néofasciste, comme président de la Biennale de Venise en novembre 2023, marquent-elles une première inflexion opérée par le gouvernement Meloni qui veut «en finir avec l’hégémonie culturelle de la gauche en Italie» et «réitalianiser les postes de direction»9?

Pour l’instant et en attendant la suite, c’est au moins une certaine vision de l’avenir du monde qui s’exprime, confiante dans les nouvelles technologies, alliées d’un capitalisme toujours triomphant. Ratti incarne parfaitement cette posture, lui qui fait la synthèse entre l'optimisme technologique et l'identité italienne10.

Pas de panique donc. Grâce à l’innovation, nous pourrons toujours boire des cafés avec l’eau polluée de la lagune comme nous le proposent Diller Scofidio + Renfro, récompensés par le Lion d’Or. Et si jamais ça tournait vraiment mal, Mars et la lune resteront une option.

 

Notes


1. Sélectionnés lors d’un appel à projets ouvert

 

2. «For decades, architecture’s response to the climate crisis has been centered on mitigation—designing to reduce our impact on the climate. But that approach is no longer enough. The time has come for architecture to embrace adaptation: rethinking how we design for an altered world.», à lire sur le site labiennale.org. Soit une vision de l'être humain en lutte perpétuelle avec un environnement hostile. 

 

3. Interview à Dezeen le 7 mai 2025, «Dezeen killed the traditional form of the biennale says Venice Architecture Biennale curator»

 

4. Voir par exemple la vidéo «Neom, le rêve saoudien tourne au cauchemar», Les Échos, publié le 2 janvier 2025

 

5. Le bureau Carlo Ratti Associati CRA s’était engagé dans le comité scientifique du projet Neom avant de rétropédaler quand la responsabilité du prince saoudien Mohammed Ben Salman dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi est devenue trop évidente. Lire notamment: «Cinq ans d’impunité: comment l’Arabie saoudite a balayé l’assassinat de Jamal Kashoggi» sur le site de Reporters sans frontières, rsf.org

 

6. Sébastien Marot, «La permaculture est un pari pascalien», espazium.chTaking the Country's Side: Agriculture and Architecture, Polígrafa, Barcelone, 2019

 

7. Site internet de Carlo Ratti Associati

 

8. Il s’agit d’un élément échelle 1 :1 de la structure du futur aéroport que construit BIG pour le Royaume du Bhoutan.

 

9. Lire notamment sur lemonde.fr : «À la Biennale d’architecture de Venise 2025, la politique sera reléguée hors champ», Isabelle Regnier, 8 mai 2024 ; «En Italie, l’extrême droite prône une architecture “identitaire et traditionnelle”», Aureliano Tonet, 5 mai 2025 

 

10. Il a travaillé sur plusieurs projets liés au patrimoine avec l’architecte Italo Rota, décédé en 2024. 

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