Pavillon du Danemark
Régénération contre démolition
Les bâtiments peuvent-ils se guérir eux-mêmes? Telle est la question, pertinente, soulevée dans le pavillon danois à la Biennale d’architecture de Venise. L’installation, didactique sans donner de leçon, révèle aussi les préoccupations d’une nouvelle scène en quête d’alternatives à la démolition.
«Toute cette discussion sur l’architecture du futur, en ce qui concerne les ressources, est complètement ringarde.» Dans l’assourdissante cacophonie pseudo-conceptuelle et techno-solutionniste qui caractérise la biennale d’architecture de Venise, les propos de Søren Pihlmann résonnent comme un son clair et cristallin. «On continue de partir du principe que les matériaux de construction doivent forcément provenir de l’extraction, poursuit le commissaire. Je pense qu’il faudrait plutôt s’intéresser aux composants existants.»
Énième manifeste en faveur d’une économie circulaire? Employer les édifices existants comme «mine», l’idée n’est pas nouvelle – elle est au moins aussi vieille que l’architecture. Mais comment? Car contrairement aux pierres de taille réemployées depuis l’Antiquité, pour réemployer des composants assemblés, cimentés, agglomérés, collés au 20e siècle, il y a encore bien des recherches à effectuer. Voilà exactement le programme que Pihlmann propose comme contribution nationale du Danemark: s’ingénier à rechercher tout ce que l’on pourrait tirer de ces matériaux trouvés dans le pavillon. Puis présenter les résultats, dans une installation à mi-chemin entre chantier et exposition.
Exposer le chantier
Cette année encore, plusieurs infrastructures et pavillons de la Biennale sont en chantier: le grand pavillon Centrale (qui rassemble en général une grande partie des expositions thématiques), le pavillon de la Tchéquie et de la Slovaquie, ou encore celui de la France, qui a déployé son exposition en conséquence sur un échafaudage extérieur. Quant aux pavillons allemands, finlandais et anglais, ils viennent de terminer leur mue. Tous ces chantiers auraient été l’occasion idéale de thématiser enfin une biennale d’architecture sur les fondements de la construction: la matière. Dommage que le commissaire général de la Biennale n’ait pas saisi l’occasion au vol. Les Danois, eux, l’ont fait.
S’ingénier à rechercher tout ce que l’on pourrait tirer de ces matériaux trouvés dans le pavillon
En 2022, une acqua alta provoquait une inondation dans le charmant pavillon danois. Réalisé dans les années 1930 dans un style néoclassique, l’édifice avait déjà été restauré et augmenté à la fin des années 1950, dans un style typique du modernisme nordique d’après-guerre. Le pavillon est légèrement endommagé, mais l’incident conduit surtout à entreprendre des travaux de rénovation et à surélever sa dalle de sol de 12 cm. Des charpentiers vénitiens s’attèlent actuellement à recréer les cadres des fenêtres, modifiés en conséquence. La grande fenêtre située entre les deux interventions pourra désormais pivoter sur son axe afin de créer un courant d’air rafraichissant, modifiant le concept climatique du pavillon. Comme quoi, tout se transforme, même les pavillons de la Biennale.
Archéologie du pavillon
Les travaux entrepris en 2023 prennent rapidement l’allure de fouilles archéologiques. Les dalles en béton et les pierres sont étudiées minutieusement, exactement comme on le fait pour les temples antiques. Rapidement la question du réemploi et du recyclage est soulevée et Søren Pihlmann propose d’en faire le sujet de la prochaine exposition: sur les murs blancs du pavillon sont exposés sommairement des morceaux de dalles, des cailloux agglomérés et de nouveaux assemblages. Cette mise en scène, un brin romantique, évoque immédiatement ces trouvailles antiques que l’on rencontre parfois devant les églises de Rome, Florence ou Venise, prémisses à l’archéologie moderne: futs de colonne, chapiteaux historiés ou statues démembrées.
Le commissaire s’est entouré de groupes de chercheurs pour imaginer les nouveaux composants. Les résultats sont exposés sous forme de mock-ups ou de plateaux, eux-mêmes supports à la documentation. Tout est montré: les essais, les ratés, les réussites, sans savoir exactement ce qui sera réemployé. L’intention est bien de montrer un processus, pas de donner de leçon.
Ainsi, on étudie comment les dallettes en pierres calcaire ont été extraites de la carrière d’Istria, si le sens de coupe communique une information sur leur potentiel réusage (les dalles trop fragiles seront brisées et employées pour réaliser un terrazzo). On analyse les dalles de béton armé à l’aide d’appareils de mesure ultarsonique utilisés habituellement par les archéologues et les géologues (UPV – Ultrasonic Pulse Velocity). Cela permettra d’optimiser les découpes entre les fers, et de maximiser ainsi leur potentiel réemploi.
Un chercheur de l’université de Copenhague, a même eu l’idée d’employer le surplus de gélatine de poisson pour réaliser un liant biosourcé
On exploite aussi le sable et le gravier pour créer un béton sans ciment, avec un liant biologique à base d’algues et de cellulose. Julian Christ, un chercheur de l’université de Copenhague, a même eu l’idée d’employer le surplus de gélatine de poisson pour réaliser un liant biosourcé: un dérivé de l’industrie de la pêche adriatique que l’on peine à valoriser. Le résultat prend la forme de plateaux translucides, ondulés afin de garantir leur rigidité. La trouvaille a de l’avenir, même si ces panneaux, qui pompent l’humidité, ne pourraient être mis en œuvre que dans un climat sec, à l’intérieur.
«Faire avec» la terre de Venise
Pour valoriser les terres excavées, Pihlmann contacte deux entreprises zurichoises: Oxsara et Lehmag. Félix Hilbert et Jakob von Gizycki (Lehmag) visitent le chantier en janvier 2024 et effectuent des analyses du sol, couche par couche. La terre vénitienne située sous la dalle ainsi que le gravier de la couche drainante auraient été charriés jusqu’aux Giardini via des canaux il y a quelques centaines d’années. De retour en Suisse, les deux associés analysent en laboratoire les échantillons de dalles, de bitume, de gravier, d’argile et de sable, puis cherchent ce qu’ils pourraient en tirer, en mélangeant la terre à du trasskalk (chaux de trass)1.
L’expérience aura été très enrichissante, racontent Félix Hilbert et Jakob von Gizycki. Pour atteindre des résultats avec si peu de matière et de temps à disposition, les deux associés ont dû optimiser leurs processus. Dans le pavillon du Danemark, les résultats exposés prennent la forme de blocs de différentes dimensions, capables de supporter leur propre poids. C’est simple, mais cela démontre que toute terre est bonne à être réemployée – à condition de trouver la bonne recette et d’en faire un usage adéquat. «Ce n’est pas une recherche de performance, indiquent-il, mais une expérience, fondée sur un principe: au lieu d’importer les matériaux qui permettent d’atteindre un objectif, on regarde tout ce qui est possible de faire avec ce qu’on trouve sur un site.»
Le pavillon de la nouvelle scène danoise
Le choix du commissaire ne doit pas nous étonner: Søren Pihlmann incarne parfaitement les élans de cette nouvelle scène danoise qui tâche de bouger les lignes, dans un climat architectural tendu. Après la crise économique qui a durement touché le Danemark entre 2009 et 2015, de nombreux bureaux ont été rachetés par une poignée de grandes entreprises de construction. Cela explique le caractère générique des nombreux lotissements réalisés à peu de frais en béton préfabriqué. Comme il n’existe pas de réelle culture compétitive (seuls les grands bureaux ont les références exigées pour participer aux concours), les jeunes architectes danois n’ont d’autre choix que de s’enrôler dans l’une de ces grandes agences à trois ou quatre lettres qui transforment les villes historiques en architect’s playgroud.
Si Pihlmann y échappe, c’est en partie grâce au soutien de quelques fondations (Henning Larsen, Realdania, Agustinus, Høeggorn, Bikuben, …). L’agence réalise en 2019 la House14a pour Marianne Krogh Jensen, historienne et critique danoise de renom (et première épouse de l’artiste Olafur Eliasson). Saluée par la critique (l’opération est couronnée du prestigieux prix Årets Arne – nommé ainsi en hommage à Arne Jacobsen), cette reconversion discrète d’une villa des années 1950 est un manifeste précurseur de l’architecture « régénérative » ou « répératrice ». L’extérieur est pratiquement inchangé, simplement nettoyé soigneusement, rejointoyé avec une chaux-ciment qui redonne du lustre puis réparé avec des briques de réemploi ; les parquets sont soigneusement restaurés et les lames manquantes remplacées par des pièces de même dimension.
En 2021, Pihlmann Architects emportent lors d’un concours sélectif une commande prestigieuse émanant de la fondation Bikuben (dont les activités couvrent l’aide sociale et le soutien à la création): Thorajev 29. Il s’agit de reconvertir en centre communautaire un immeuble de bureau entièrement préfabriqué dans les années 1960. Cela, dans un quartier populaire. Le projet, astucieux, repose sur le réemploi d’éléments qui proviennent à 95% du bâtiment même.
95% des éléments réemployés proviennent du bâtiment même
Thorajev 29 est considéré par les architectes comme «sa propre mine de matériaux»: les façades deviennent des morceaux de trottoirs, les portes des meubles, des poutres des tables, etc. Dans un geste éloquent, certaines dalles préfabriquées sont basculées à 60° et sont les supports des nouveaux escaliers. Au Danemark, le projet rafle tous les prix.
Comment ne pas démolir? l’art danois de la communication
Réemploi, recyclage, matériaux bio- et géosourcés,… les sujets abordés par le pavillon du Danemark sont déjà bien explorés en Suisse – qui est même considérée (par les spécialistes) comme un terreau d’avant-garde dans ces domaines. En revanche, le Danemark réalise ici une performance que les Suisses sont souvent incapables de réaliser: communiquer auprès du grand public.
Au-delà de la presse spécialisée (Bauwelt, Dezeen, etc.), l’expérience curatoriale reçoit un écho grandissant dans la presse nationale (Berlingse, Politiken, etc.) et internationale (Forbes, The Guardian, etc.). Quant au Thorajev 29, il est présenté dans des podcasts, dans la presse écrite, à la télévision. Pour atteindre ce résultat, le soutient du Musée Louisiana a certainement compté: la chaîne du prestigieux musée a consacré l’un de ses fameux portraits filmés au processus de réalisation du pavillon (avec passage ASMR et électro nordique en fonds sonore). Imaginez si la Fondation Beyeler produisait une vidéo sur les commissaires du pavillon suisse!
Copenhague s’est fixée pour ambition d’atteindre le «zéro émissions net» en 2025
Comme toujours, les meilleurs pavillons nationaux sont ceux qui s’adressent directement à leur gouvernement. «Peut-on réutiliser les matériaux déjà présents dans les bâtiments pour les adapter au lieu de les démolir et d'en construire de nouveaux?» La question est très pertinente, elle est d’autant plus au Danemark, un pays qui aime à se profiler comme champion mondiale de la durabilité. Copenhague s’est fixée pour ambition d’atteindre le «zéro émissions net» en 2025. Or pour réaliser ses nombreux nouveaux «écoquartiers», on démolit à tour de bras2. Avec ce pavillon, donc, il ne s’agit pas seulement d’intéresser les visiteurs internationaux de la Biennale: la proposition appelle à un changement de pratiques et porte une question épineuse dans le débat public.
Learning from Copenhagen
Dernier article de notre série sur la Biennale de Venise, cette contribution est également la première de la chronique danoise, qui couvrera l’automne 2025. Cette année, la Ville de Copenhague aurait dû atteindre le «zéro net émission», un objectif carbone fixé en 2012. Pourquoi n’y est-elle pas parvenue, quels sont les résultats et que peut-on apprendre de ce programme ambitieux ?
Notes
1 La chaux de trass est un mélange de chaux hydratée ou de chaux de marais et de trass moulu. Le terme "trass" est dérivé du tyrolien néerlandais (mastic, colle). Le trasskalk est employé pour la restauration est parfois croisé avec du ciment pour atteindre les normes.
2 Une stratégie qui entre également dans une politique (raciste) de relocalisation forcée des populations immigrées Sur la politique de démolition «ethnique», lire par exemple l’enquête de Linda Koponen, “Denmark aims to eliminate ethnic “parallel societies” by 2030. The social costs are high”, NZZ International, 29 janvier 2024.