Une trans­fi­gu­ra­ti­on si­len­cieu­se. Tran­si­ti­on éner­gé­tique et pa­tri­moi­ne de la gran­de échel­le

La production architecturale de la seconde moitié du 20e siècle constitue à elle seule le 60% du bâti des villes suisses. Remarquable et accompli, ou alors banal, ordinaire, courant, ce patrimoine de la grande échelle est visé aujourd’hui par des rénovations importantes. Réflexion sur la transfiguration de la ville contemporaine qui se met silencieusement en place.

Publikationsdatum
10-03-2016
Revision
11-03-2016

Le travail récent du photographe autrichien Otto Hainzl1 participe à la réception internationale positive que vit actuellement l’ensemble Nuovo Corviale à Rome (Mario Fiorentino, 1972-1982), une barre de plus d’un kilomètre de béton préfabriqué, autrefois décriée comme le symbole de la faillite architecturale et sociale de la politique des grands ensembles du second après-guerre en Europe. La perception a changé: après vingt ans de débats houleux, le concours international Rigenerare Corviale a été initié récemment par la commune de Rome, fortement soutenu par les 8000 habitants qui se disent littéralement «fascinés par le monstre»2. On semble enfin reconnaître, tout au moins dans les intentions, la dimension novatrice de cette expérience d’habitat social des années 1970 et vouloir en préserver certaines qualités.

Cette nouvelle attention pour l’œuvre très controversée de Mario Fiorentino intervient à un moment clé et est l’indice d’un revirement culturel crucial. Recul historique oblige, le regard porté sur les ensembles d’habitation de la période 1945-1975 a évolué de manière significative ces derniers dix ans. Quantitativement importantes et souvent dignes d’intérêt, ces œuvres récentes bénéficient de plus en plus fréquemment d’une reconnaissance patrimoniale qui aurait été impensable auparavant, comme c’est le cas de la mise sous protection de la Balfron Tower d’Ernö Goldfinger à Londres (1966-1972) ou de la cité de l’Etoile à Bobigny, œuvre du trio de génie Candilis, Josic et Woods. Bien entendu, il serait illusoire de parler de consensus au moment où la destruction des Robin Hood Gardens d’Alison et Peter Smithson (1969-1972) est finalement entérinée et alors que le premier ministre britannique a annoncé la démolition de 100 « brutal high-rise towers […] that are a gift to criminals and drug dealers » (tours brutalistes […] qui font le lit des criminels et des dealers)3. Tout de même, partout en Europe – et bien au-delà des milieux académiques et des associations de protection du patrimoine4 –, on assiste à un intérêt renouvelé pour l’architecture de la grande échelle de la deuxième moitié du 20e siècle, un corpus emblématique qui a véritablement façonné le paysage contemporain et commence à être enfin apprécié à sa juste valeur, y compris par ses usagers.

Démolition ou rénovation? Une question (presque) dépassée

En dépit d’une multitude de manifestations scientifiques et d’initiatives tout public censées apporter un nouvel éclairage sur le thème des grands ensembles – y compris au niveau de ses implications sociales –, les interventions sur cette production considérée comme plutôt ordinaire tout en étant extrêmement marquante restent aujourd’hui très hétérogènes. Si les réflexions sur les mesures de protection de l’architecture contemporaine et les outils scientifiques de son inventaire se précisent, affinant les critères classiques de l’histoire de l’art par l’introduction de nouvelles catégories de jugement – «les innovations technologiques, la technique de production, l’esthétique de la sérialité»5, etc. – la pratique courante du projet dans l’existant peine encore à trouver ses repères disciplinaires. Le thème est sujet à caution; le constat n’est guère rassurant. La définition de modes opératoires n’est que très rarement abordée à l’appui d’études amples et abouties; les ensembles d’habitations, une indéniable démonstration architecturale, technique, sociale à l’origine, sont aujourd’hui une catégorie particulièrement sollicitée notamment face aux enjeux de la transition énergétique.

Certes, la question «faut-il raser les grands ensembles?» qui occupait le débat architectural des années 1990-2000 est aujourd’hui accessoire, sans être complètement dépassée. De même, les opérations de restructuration des formes urbaines très en vogue il y a une quinzaine d’années – pensons au modèle de démolition sélective proposé pour le quartier de Bijlmermeer, dans la banlieue d’Amsterdam, ou aux expériences engagées de Sophie Dénissof et Roland Castro en France, par exemple l’opération de «remodelage» de la Barre République à Lorient dès 1996 – sont considérées comme des solutions extrêmes, réservées à des contextes où le tissu social apparaît comme irrémédiablement compromis. De manière générale, à l’échelle européenne et suisse en particulier, on privilégie désormais des stratégies de rénovation du parc bâti plutôt que des options de démolition-reconstruction. Cette première et progressive évolution vers la pratique du maintien est a priori salutaire. Elle engage tout de même quelques observations prospectives, dans la mesure où les qualités des ensembles 1945-1975 ne sont que rarement préservées, voire reconnues. Une véritable transfiguration de la ville contemporaine se met silencieusement en place.

Rénovation massive du parc bâti: une transfiguration silencieuse

Dans sa réinterprétation de la Wohnüberbauung Heuried du bureau Paillard et Leemann à Wiedikon (1969), l’architecte Adrien Streich cache un travail minutieux d’amélioration thermique dans le profil courbe des nouvelles enveloppes. La métamorphose de Göhnerswil-Volketswil (1969) par Marcel Meili et Markus Peter a en outre été une occasion de réflexion sur les procédés de construction industrialisée, par la superposition de nouveau panneaux préfabriqués à structure bois à l’assemblage Plattenbau d’origine. Enfin, Lacaton & Vassal, à la cité du Grand Parc à Bordeaux, poursuivent l’expérience de la Tour du Bois-le-Prêtre par une intervention qui se veut avant tout économique et comporte l’ajout de jardins d’hiver et de balcons préfabriqués en béton, posés en applique sur les façades, dont l’expression retenue à l’origine – et d’ailleurs transformée au fil des années – se trouve désormais complètement bouleversée.

Aux côtés de ces opérations emblématiques conduites sur un parc immobilier plutôt ordinaire et qui, chacune à sa manière, apportent un véritable «Plus»6 au bâti existant, la pratique courante apparaît, hélas, bien plus modeste ; des rénovations importantes, malhabiles sur le plan esthétique, avant même le plan patrimonial, sont à l’ordre du jour et ce indépendamment des qualités intrinsèques des bâtiments. «Hormis quelques réalisations imaginatives et dignes d’intérêt, le bilan des interventions récentes est loin d’être satisfaisant. […] On assiste à une sorte d’homologation caricaturale de la rénovation du parc immobilier à travers des campagnes hâtives et irréfléchies de mise à la norme des bâtiments, qui contribuent à en édulcorer les propriétés.»7 Les propos de Gilles Barbey qui, en 1993, dressait dans les pages de la revue werk, bauen + wohnen un bilan rétrospectif restent, vingt ans plus tard, d’une brûlante actualité. Le durcissement des réglementations thermiques vient compliquer les choses. Une floraison de nouvelles façades sur-isolées et ventilées aplatissent les modénatures et effacent des lignes de force qui étaient autrefois soigneusement réfléchies. Bardages métalliques et plaques en fibrociment recouvrent les volumes et englobent les balcons, au profit d’une volumétrie simplifiée qui, par la disparition des jeux de reliefs, se trouve considérablement appauvrie. Qu’il s’agisse de solides fenêtres en bois ou des premiers modèles à haute technicité en aluminium, les menuiseries d’origine s’épaississent, remplacées par des cadres bien plus massifs, le plus souvent en PVC, pouvant supporter le poids du triple vitrage. Quant à la mise en couleur – un véritable poncif – le relookage du remarquable quartier de Gratosoglio des BBPR à Milan, ou celui de la Tour Super Montparnasse de Bernard Zehrfuss à Paris (1966-1969) en témoignent: la juxtaposition savante de matières et textures, minutieusement calepinées par les projeteurs des années 1960, laisse la place à un échiquier de teintes vives plutôt trivial, «animé par une touche de couleur», le plus souvent une étonnante nuance de rouge, retenue dans la palette de l’industrie des matériaux de revêtement.

Les impératifs d’amélioration énergétique – légitimes et reconnus aujourd’hui comme incontournables – deviennent donc le prétexte pour donner une nouvelle identité au bâtiment. Ces rénovations thermiques lourdes et irréversibles, conduites à grands frais – y compris en termes d’énergie grise – sont élaborées selon une logique d’actualisation, pour ne pas dire d’une banale remise aux normes, qui se plie très rarement à la définition préalable de la valeur de l’objet construit et fait abstraction de ses qualités intrinsèques – l’incertitude qui pèse sur le monument qu’est la Siedlung Halen d’Atelier 5 le montre bien. Quant à la durabilité de ces transformations qui sont souvent des tours de force constructifs du fait de la sur-épaisseur engendrée par la nouvelle isolation extérieure, elle reste à démontrer.

Démarches responsables. Une question de méthode

Au-delà des considérations d’ordre culturel – voire simplement architectural par une banalisation généralisée de notre cadre de vie – cette pratique mérite d’être reconsidérée sans tarder dans une phase de récession économique annoncée. En précisant que «les différentes options stratégiques pour la rénovation débouchent, entre autres, de l’analyse précise du bâtiment existant», le cahier technique 2047 Rénovation énergétique des bâtiments, tout récemment édité par la SIA, donne en ce sens une indication cruciale. Cette prise de position très certainement salutaire intervient à la suite de quelques expériences extrêmement significatives, de l’intelligent chantier-pilote pour la rénovation de l’ensemble Tscharnergut à Berne (Hans et Gret Reinhard, 1958-1961) élaboré par Rolf Mühlethaler, à l’important travail des architectes Miller et Maranta qui précède la rénovation énergétique de la Siedlung im Lee d’Hermann Baur à Bâle (1963).

Dans la même logique, l’expérience extrêmement concluante qu’a été la recherche académique appliquée du laboratoire TSAM sur la cité du Lignona été récemment élargie à d’autres grands ensembles genevois de la seconde moitié du 20e siècle dans le cadre d’un projet de recherche encouragé par la Stiftung zur Förderung der Denkmalpflege9. La prise en compte d’édifices réalisés selon des types constructifs très divers – de la façade maçonnée percée de l’ensemble du quai du Seujet à la structure en panneaux préfabriqués de béton isolée par l’extérieur de la cité Avanchet-Parc, en passant par la «cité Honneger» de Carl-Vogt et le mur-rideau de Meyrin-Parc  – a mis en évidence que la situation d’équilibre entre la préservation de l’objet construit et une amélioration thermique conséquente se situe généralement autour de 80-90 % des valeurs légales, selon les techniques utilisées. Le 20-10 % restant pour se conformer aux normes en vigueur implique des interventions lourdes et très destructrices, dont la faisabilité technique se complique et justifie une augmentation exponentielle des coûts de réalisation pour une durée de vie équivalente. Le prix à payer au niveau de la sauvegarde du parc bâti existant, mais aussi, plus prosaïquement, de l’investissement économique, apparaît disproportionné.

Cet «acharnement thérapeutique», lourd de conséquences, devrait être remis en question par une démarche responsable qui mette en avant la notion de patrimoine bâti comme ressource – au fond, très proche de la valeur d’usage si chère à Aloïs Riegl – acceptant une performance qui, si elle n’est pas optimale, favorise tout de même des réductions des consommations importantes, voire très importantes, à coupler éventuellement avec le recours à des sources renouvelables. Une approche qui a été retenue en octobre 2014 par le jury du concours pour la rénovation de la Tour Champagne à Bienne qui a privilégié la stratégie respectueuse et économique proposée par le laboratoire TSAM et le bureau Graser Architekten10 par rapport à des interventions plus lourdes.

Quant aux objets de valeur remarquable – les « jeunes monuments », comme le suggérait récemment la revue werk, bauen + wohnen qui revient, quinze ans plus tard, sur ce thème incontournable –, une prise de position explicite s’impose: peut-on raisonnablement viser l’excellence énergétique en demandant à un bâtiment existant dont la valeur patrimoniale est avérée de répondre aux performances du neuf, rigidement établies par des normes qui ont évolué vers des valeurs limites extrêmement sévères? La réponse est nuancée. Dans l’équilibre entre la préservation du cadre bâti et celle de l’environnement, il serait heureux d’élargir le questionnement, voire d’inverser la tendance. Autrement dit, c’est le bâtiment même qui devrait fixer les limites des interventions, en fonction de ses caractéristiques matérielles intrinsèques, opportunément relevées dans la phase des études préalables, évitant de recourir ainsi à une stricte application des normes, ce qui aurait des répercussions conséquentes – et souvent irréversibles – sur l’intégrité des objets et, plus généralement, sur l’image de nos villes. Il ne s’agit en aucun cas de négliger les paradigmes de réduction des consommations énergétiques et des émissions de CO2 qui sont des préoccupations assurément légitimes ; il est plutôt question de calibrer les mesures d’amélioration des performances au plus près de l’objet construit, privilégiant des interventions ponctuelles et ciblées, étudiées ad hoc à partir de l’objet construit et pour l’objet construit, aussi dans une logique d’amélioration du confort des habitants.

Cette approche à la fois pragmatique et soucieuse du cadre bâti existant mériterait d’être généralisée dans la pratique du projet de sauvegarde du patrimoine récent, une «mission d’envergure exigeante»11 qui relève avant tout de l’intelligence et du positionnement culturel du projeteur.


Notes

1. Otto Hainzl, Corviale, Kehrer, Berlin, 2015.

2. http://corviale.it. Le concours pour la réhabilitation de Corviale intervient après de nombreuses années de discussions sur l’avenir du « Serpentone ». Remarquons que la redécouverte de cet ensemble autrefois considéré comme une banlieue problématique a amplement profité de l’engagement de ses habitants dans une série d’initiatives socio-culturelles.

3. David Cameron, «I’ve put the bulldozing of sink estates at the heart of turnaround Britain», The Sunday Times, 10 janvier 2016.

4. Citons, par exemple, le bel article paru récemment dans le quotidien français Libération: Tonino Serafini, Sibylle Vincendon, «Grands ensembles: démolir les clichés, pas les cités», Libération, 7 octobre 2015.

5. Adoptée en 2011, à l’occasion de la conférence Zwischen Baukunst und Massenproduktion. Denkmalschutz für die Architektur der 1960er und 1970er Jahre?, la Charte de Bensberg vise à «affiner les critères d’évaluation classiques de l’histoire de l’art de cette époque, afin de pouvoir tenir compte dans toute leur ampleur, des aspects programmatiques spécifiques tels que, par exemple, les innovations technologiques, la technique de production, les exigences de flexibilité et de variabilité, l’esthétique de la sérialité, etc.»; Charta von Bensberg zur Architektur der 1960er und 1970er Jahre, Rheinischer Verein (dir.), 2011.

6. Nous nous référons à l’intitulé de la recherche «Plus», une stratégie de réhabilitation des grands ensembles de logement en France, élaborée par les architectes Druot, Lacaton & Vassal. Cf. Frédéric Druot, Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal, Plus, Les grands ensembles de logement. Territoire d’exception, Gustavo Gili, Barcelone, 2007.

7. Gilles Barbey, «Fixer les traces, une mission culturelle», in werk, bauen + wohnen, n° 12, décembre 1993, pp. 6-21: 8.

8. Franz Graf, Giulia Marino, La cité du Lignon 1963-1971 – étude architecturale et stratégies d’intervention, cahier hors série de la revue Patrimoine et architecture, Infolio, Gollion, 2012. Lire également : www.espazium.ch/la-cite-du-lignon-19631971

9. Franz Graf, Giulia Marino, Patrimoine moderne, énergie, économie: stratégies de sauvegarde, EPFL-TSAM, Stiftung zur Förderung der Denkmalpflege, 2015.

10. Ville de Bienne, Sanierung Hochhaus «La Champagne», Falkenstrasse 35, Bienne, équipe lauréate: Graser Architekten Zurich, Franz Graf, Giulia Marino, TSAM-EPFL Lausanne, Mebatech Baden, NBG, Berne, Mantegani & Wysseier Ingenieure, Bienne, 2014.

11. «Editorial», in werk, bauen + wohnen, monographique Junge Denkmäler, n° 10, octobre 2013, p. 4.

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