Gül­suyu So­li­da­ri­ty: une expé­ri­ence par­ti­ci­pa­ti­ve de pla­ni­fi­ca­ti­on et de de­sign

Dans les gecekondus de Gülsuyu et Gülensu, habitants, étudiants et activistes ont repris collectivement la main sur l’avenir de leurs quartiers en inventant une démarche de projet alternative, à l’écoute des usages et des spécificités spatiales de l’habitat informel. Le chercheur Emrah Altınok, professeur d’architecture à l’Université Bilgi d’İstanbul et fondateur du groupe «Gülsuyu Solidarity», raconte ici cette aventure.

Publikationsdatum
25-01-2023
Emrah Altınok
chercheur en sciences sociales, artiste et auteur, professeur au département d’architecture de l’Université Bilgi d’İstanbul et fondateur du groupe «Gülsuyu Solidarity»

Le gecekondu – signifiant littéralement «posé en une nuit», en turc – est un type d’habitat informel – ou, par extension, un quartier composé de ce type d’habitat – qui s’est répandu dès les années 1950 dans les villes turques alors en pleine expansion. Auto-construits en périphérie des villes, généralement sur des terrains publics, par les nouveaux citadins paupérisés, ces quartiers sont composés de bâtiments en maçonnerie ou à ossature en béton avec remplissage en maçonnerie, aux façades recouvertes d’enduits colorés.

Cette forme de production de logements repose sur une dichotomie urbain-rural qui en fait la singularité; les ruraux ont en effet importé leurs modes de vie dans les grandes métropoles, tout en s’efforçant de s’intégrer dans les réseaux formels essentiels aux relations urbaines. Durant une première phase, de 1950 à 1970, le gecekondu s’est adapté aux topographies et aux climats locaux. Dans leurs maisons d’un ou deux étages avec jardin, les habitants pouvaient cultiver des légumes et pratiquer l’aviculture, tout en entretenant des relations commerciales formelles ou informelles.

La capacité d’organisation liée à cette urbanisation «incrémentale», marquée par l’art de la débrouille, ne peut être négligée lorsque l’on sait que les gecekondus représentaient une part importante du tissu urbain des grandes villes de Turquie (près de 70 % à İstanbul) jusqu’à la fin des années 1990. Ils ont pu perdurer grâce aux réseaux de solidarité socio-économique, et plus tard au développement du clientélisme politique.

Mais au cours des vingt dernières années, sous Erdoğan et le Parti de la justice et du développement (AKP), ces pratiques urbaines informelles ont laissé place à un marché du logement dynamique, réglementé et dirigé par l’État. L’Administration du logement collectif (TOKİ) et les municipalités ont été les principales actrices de cette transformation. TOKİ soutient la production massive de nouveaux bâtiments, justifiant son intervention par la «pénurie de logements», argument qui fait référence à la mauvaise qualité du parc immobilier de type gecekondu, responsable pour les autorités de tous les maux urbains.

Dans certains cas, des zones de gecekondus ont été complètement rasées et remplacées par des formes d’habitat plus denses et haut de gamme, sans tenir compte de la morphologie urbaine du quartier. De plus grandes parcelles ont ainsi pu être développées et construites, par des entreprises généralement liées à l’AKP. L’expression «renouvellement urbain» est souvent mobilisée par les autorités pour qualifier ces opérations immobilières qui aboutissent à la destruction de la vie de quartier et à l’éviction des habitants les plus précaires.

Gülsuyu et Gülensu, bastions de résistance

Sur la rive asiatique d’İstanbul, à environ 15 km au sud-est de l’entrée du Bosphore, les quartiers de Gülsuyu et Gülensu sont des gecekondus construits sur un terrain vallonné appartenant à la municipalité de Maltepe.

Gülsuyu s’est d’abord développé suite à l’exode rural déclenché par le développement industriel des années 1950, attirant les habitants venus du centre et du nord de l’Anatolie. Au milieu des années 1970, comme dans de nombreux pays, le mouvement socialiste, en plein essor en Turquie, s’est notamment implanté dans des quartiers périphériques comme Gülsuyu. La distribution des terrains, les travaux collectifs, la construction de routes et l’installation de lignes d’eau et d’électricité ne sont que quelques-unes des nombreuses actions menées par les organisations socialistes locales. Ces initiatives ont permis de créer une solidarité de quartier, loin des politiques étatiques.

Dans les années 1990, une nouvelle vague de migration transforme les métropoles turques. La population de Gülsuyu augmente alors sous l’effet de la stratégie gouvernementale d’expulsion forcée des communautés kurdes vivant dans les régions de l’Anatolie orientale, où l’armée combat la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Sous la pression des nouveaux arrivants, un nouveau quartier, Gülensu, apparaît sur les pentes raides dominant Gülsuyu.

Dans les années 2000, les autorités promeuvent de manière croissante le concept de «renouvellement urbain». Toute la Turquie est concernée, et il est régulièrement question que Gülensu et Gülsuyu, qui totalisent une population d’environ 30 000 habitants, fassent les frais de cette politique.

Contre le «renouvellement urbain», une démarche alternative

Grâce à l’héritage des années 1970 et aux pratiques émancipatrices des organisations socialistes locales, les habitants de Gülensu et Gülsuyu, plutôt que d’être victimes d’une politique d’aménagement du territoire imposée par l’État, ont voulu anticiper les effets possibles du «renouvellement urbain». Ils ont donc cherché une meilleure approche, plus participative, pour définir l’avenir de leurs quartiers.

C’est là que nous intervenons. En 2015, je me suis associé à l’urbaniste Ece Sarıyüz et à l’architecte Sinan Logie, l’un de mes collègues à l’Université Bilgi d’İstanbul, pour créer «Gülsuyu Solidarity», un groupe dont l’objectif est d’encourager la participation des citoyens aux initiatives urbaines locales. Le processus participatif que nous avons mené avec de nombreux bénévoles et étudiants s’est déroulé de 2015 à 2019. Le résultat de notre travail collectif a été la création d’un nouveau plan d’aménagement pour la commune de Maltepe permettant d’organiser des procédures de planification et de conception participatives.

En 2015, lorsque nous avons commencé à travailler dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu, les potentiels projets de renouvellement urbain n’étaient qu’à l’état de rumeurs. Dans ce secteur contestataire, TOKİ avait toujours hésité à intervenir. De son côté, la municipalité de Maltepe, dirigée par le parti d’opposition CHP (laïc, centre-gauche), s’était engagée à respecter les principes de responsabilité sociale et de participation citoyenne prévus par le plan de zonage1 élaboré par la municipalité du Grand İstanbul gérée par l’AKP, dans le cas où un programme de renouvellement urbain serait effectivement mis en œuvre.

Lorsque nous nous sommes mis autour de la table, la question principale n’était donc pas tant de savoir quoi faire face à une menace de destruction des quartiers, mais comment redonner une place aux citoyens dans le processus participatif, face à la bureaucratie et au langage complexe de la planification urbaine. Grâce aux nombreux ateliers de planification et de conception avec les habitants, ces derniers ont pu s’approprier le vocabulaire du plan de zonage, que nous avons traduit en représentations tridimensionnelles (maquettes et visualisation 3D).

Le développement de logements auto-construits dans le quartier a généré des qualités spatiales uniques. Nous avons organisé des visites in situ pour observer les conditions matérielles dans lesquelles vivaient les habitants, les relations quotidiennes et les solutions citoyennes aux défis spatiaux. La recherche, qui a consisté en des analyses de l’espace physique en 2015, s’est poursuivie en 2019 par un sondage, complété par des groupes de discussion et des entretiens approfondis. Nous avons converti les réponses de cette enquête en données spatiales en utilisant la technologie de cartographie SIG. Cette approche, de même que l’ensemble de données collectées, nous ont aidés à réviser à plusieurs reprises le plan urbain existant.

Projeter avec les habitants

Notre équipe a ensuite organisé des ateliers de conception participatifs avec la communauté locale, ainsi que des ateliers spécifiquement pour les femmes, et des dispositifs dédiés aux enfants, afin de permettre à des voix moins représentées dans les projets urbains de s’exprimer. Les problèmes liés aux espaces verts, aux installations sportives, aux terrains de jeux et aux équipements sociaux et culturels ont ainsi pu être identifiés. Ces préoccupations locales ont façonné les objectifs à long terme de la révision du plan communal.

Bien que ce plan ait largement préservé les formes organiques des blocs existants, construits progressivement en harmonie avec la topographie du quartier, la mesure dite des «constructions détachées» qu’il proposait et les règlements autorisant les immeubles élevés risquaient de bouleverser l’atmosphère du quartier. À Gülensu en particulier, nous avons observé que les femmes se retrouvent devant les immeubles, sur des patios partagés, tandis que les enfants transforment chaque coin de rue en terrain de jeu. Les rues, souvent dotées d’escaliers en raison de leur forte déclivité, se transforment ainsi en un espace social animé pendant la journée. Or la municipalité prévoyait dans son plan de convertir ces escaliers en voies de circulation génériques et très pentues, impossibles à aménager.

Les cartographies initiales, les visualisations, les ateliers et les discussions ont permis à la population locale de développer une capacité de négociation avec les autorités locales. Lors des réunions avec la municipalité, les habitants, défendant leurs quartiers, ont convaincu les autorités de réviser leur plan. Ils ont pu conserver le principe des rues en escalier. Par ailleurs, le règlement sur les constructions détachées a été modifié pour permettre la construction de bâtiments mitoyens. Ainsi, il devenait possible d’avoir des immeubles à cour de faible hauteur.

Nous avons publié un «guide de conception urbaine» qui propose des approches alternatives pour la conception de douze îlots regroupant une grande variété de problématiques locales (comme l’absence de titres de propriété), ainsi qu’un «livret de conception participative» pour un îlot pilote, document final de l’atelier participatif avec les citoyens. Ce matériel a enrichi les visions du renouvellement urbain, tant pour les résidents que pour les autorités publiques. Le processus participatif a ainsi rendu possible une nouvelle compréhension des questions urbaines.

Vers une architecture sociale

Contre une pratique moderne rigide de contrôle de l’espace, qui reproduit les unités spatiales et dissout les liens sociaux, nous avons proposé de faire émerger un «espace différentiel» – selon l’acception d’Henri Lefebvre –, caché dans le caractère original du lieu, où la valeur d’usage est primordiale et les relations en réseau sont possibles. En tant que palimpseste d’interactions socio-écologiques, Gülsuyu et Gülensu ont établi une société équitable qui respecte cette géographie de la différence – que ni les universitaires, ni la société civile, ni les autorités locales ou les professionnels du secteur, avec leurs multiples plans et projets, n’ont su préserver.

Actuellement, la mise en œuvre du processus de planification et de renouvellement urbain, interrompue pendant la pandémie, a été réactivée à Gülsuyu et Gülensu. L’entreprise de construction Kiptaş, une filiale de la Municipalité du Grand İstanbul, a récemment annoncé qu’elle pourrait organiser rapidement un projet pilote sur un îlot à Gülensu. Mais façonner l’espace par des projets purement architecturaux et dans l’urgence s’apparente à une tâche extrêmement difficile.

Le problème n’est pas seulement spatial comme c’est le cas dans de nombreux gecekondu d’İstanbul qui ont brutalement été transformés par des projets de rénovation urbaine. Même les meilleures solutions spatiales laissent les citadins pauvres exposés au risque de ne pas pouvoir faire face aux coûts de la rénovation et d’être expulsés de force. Une forte capacité de résistance politique a peut-être permis de protéger Gülsuyu et Gülensu jusqu’à présent, mais ni la municipalité de Maltepe ni le projet de Kiptaş ne sont capables d’intégrer la planification urbaine et l’architecture dans un cadre social.

Pour permettre à l’architecture de générer de l’«action sociale», il faut la libérer du schéma de pensée qui requiert de démolir pour construire du neuf. Gülsuyu et Gülensu n’ont pas été édifiés du jour au lendemain, malgré ce que le terme de gecekondu peut laisser penser. Ainsi, la vision architecturale qui les régénérera ne peut être mise en œuvre que comme un processus, comme un programme social à long terme.

Note

 

1 La législation actuelle sur les plans d’aménagement du territoire en Turquie autorise les municipalités métropolitaines à établir des plans globaux à l’échelle supérieure ou plans de zonage (1:5000) et les municipalités de district à établir des plans d’aménagement (1:1000), qui concrétisent spatialement les stratégies de planification déterminées grossièrement. Ces plans à plus petite échelle ne doivent pas contredire, par exemple, les décisions relatives à la densité de population et à l’utilisation des sols déterminées par les plans de zonage, mais ils peuvent néanmoins les réinterpréter et améliorer les solutions spatiales sur la base d’une approche à échelle humaine.

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