«Fa­bri­quer des m2 re­la­ti­on­nels»

Sonia Lavadinho, chercheuse et consultante active dans les champs de la mobilité, de l’espace public et de la prospective, nous livre ici sa vision pour une ville «relationnelle» et les outils et concepts qu’elle développe pour la faire advenir.

Publikationsdatum
12-09-2022
Sonia Lavadinho
chercheuse et consultante active dans les champs de la mobilité, de l’espace public et de la prospective

Rétrospectivement, la marche était pour moi un prétexte, un moyen de rentrer dans le sujet des usages de l’espace public par une clé qui, au début des années 2000, n’était pas si courante. J’ai commencé mes recherches autour de la marche du quotidien, la marche banale à laquelle personne ne s’intéressait1. Mon premier cheval de bataille a été de montrer qu’il fallait sortir des quartiers, penser à l’échelle de l’agglomération et sur de longues distances. Aujourd’hui, l’OMS recommande de faire 10 000 pas par jour, soit 8 à 10 km, selon votre foulée. Je vous mets au défi de trouver une ville dans laquelle vous pouvez faire 8 à 10 km confortablement, sympathiquement. Et ce n’est pas un problème de capacité physique ou d’équipement, mais d’espaces publics. Ensuite, à l’échelle des quartiers, tout le monde n’a pas un parc à dix minutes de chez soi, ce qui est pourtant un indicateur clé pour la santé et le bien-être.

De la marche à la ville relationnelle

Il ne faut pas regarder la marche comme un problème de mobilité, mais comme un sujet relationnel. C’est pour cette raison qu’on a du mal à la traiter, parce qu’on a toujours l’idée qu’il suffirait de prendre de l’espace aux uns pour le donner aux autres. Or il ne suffit pas juste d’avoir plus d’espace pour mettre un pied devant l’autre. Les gens ne marchent pas pour marcher; ils veulent boire un verre, retrouver leurs amis, profiter de la fraîcheur d’un parc… Plus que simplement transiter sur des trottoirs plus larges, ils veulent des espaces de qualité dédiés au séjour et à la convivialité.

La question des interactions me passionne depuis toujours: comment la ville vit, comment les personnes la fabriquent par leur présence et leur coprésence, comment ils entrent en relation. Ce qui m’intéresse, c’est la ville relationnelle. Travailler d’abord pour les humains, faire de la place pour les enfants, les femmes et les personnes âgées, et affermir le lien social par leur co-veillance mutuelle au sein d’espaces publics apaisés et mieux partagés.

Décalage générationnel et culturel

Le changement démographique à l’horizon 2035 verra la fin de la génération des baby-boomers. Avec leur disparition, toute une culture – celle de la famille mononucléaire, du pavillon de banlieue, et de la voiture – va se renouveler. Les modes de production de la ville, l’industrialisation du logement, le marketing urbain sont encore complètement orientés vers ce modèle, mais aujourd’hui, au sein des nouvelles générations, d’autres modèles émergent. Le changement climatique est passé par là, ces modes de vie-là ne font plus rêver. Les gens les adoptent encore par conformisme et par manque de perspectives. Cette pénurie de modèles alternatifs induit encore une acceptation du paradigme de la vitesse et du zoning.

Changer de rythmes

Nous disposons de 168 heures dans une semaine, c’est beaucoup2. Dans une journée, on passe huit heures au bureau, huit à la maison et huit autres très fractionnées: deux le matin, deux à midi et quatre le soir, ce que j’appelle du temps libre relationnel hachuré. Et la semaine s’organise encore sur un système 5/2 – ce qui, entre nous, n’a pas de sens, car cette division du travail n’a plus lieu d’être dans une économie tertiaire: c’est l’héritage d’une économie secondaire qui n’est plus la nôtre depuis bientôt un siècle. On pourrait gérer le temps autrement, sur un rythme circadien, en allouant seulement six heures au travail, ou sur un rythme hebdomadaire, en adoptant par exemple le système 4/3, voire le système 3/4, pour avoir de plus grandes plages de temps libre. Aujourd’hui, on a très peu de temps pour faire tout ce qu’on veut en dehors de notre temps de travail, et on le fait tous en même temps, ce qui génère des embouteillages aux heures de pointe et une suroccupation des médiathèques, des piscines et des stades seulement à certains moments de la journée. Au total, sur une semaine, on consacre 10 à 20 de nos heures aux déplacements, travail et loisirs confondus. C’est pendant ces déplacements que vous êtes en contact avec la ville. C’est ce temps passé dans la «ville du dehors», cette expérience urbaine, qui vont être déterminants dans vos choix de rester dans une ville, ou de vous exiler à la campagne. Or aujourd’hui, la ville ne répond pas aux besoins des familles, on ne peut pas lâcher la main de son enfant dans la rue; donc ces familles vont se mettre au vert. Comment faire pour enrayer cet exode ? Il faut améliorer l’environnement quotidien et créer des villes relationnelles, c’est-à-dire des villes qui, de façon plus proactive, encouragent les gens à rentrer en relation, les familles à s’approprier leur quartier – un quartier réaménagé comme un grand jardin dans la ville, beaucoup plus apaisé et plus végétalisé qu’aujourd’hui.

Planifier des espaces-temps

La planification urbaine est purement spatiale. C’est une grosse erreur. Il faut planifier des espaces-temps, c’est-à-dire des espaces avec les temps qui les occupent. Comment mieux répartir les intensités d’usage sur nos 168 heures par semaine? Si on se donnait ne serait-ce qu’une demi-heure supplémentaire le matin et le soir, ça changerait la donne: les choix de déplacement, la vie en ville, l’ambiance des rues… Et on marcherait sans doute plus. Pouvoir prendre le temps d’amener ses enfants à l’école à pied, de faire du sport, de boire enfin ce café promis à vos amis depuis des mois, voilà qui changerait réellement notre qualité de vie en ville. Il faudrait planifier par le bon bout, c’est-à-dire par l’entrée du temps libre, des loisirs, des sociabilités. Il faudrait planifier pour la plus grande diversité des publics, afin de fabriquer la ville intergénérationnelle.

Cette ville-là doit exister de nuit aussi. C’est d’autant plus nécessaire que dans un monde qui se réchauffe, on recherchera aussi la fraîcheur en se promenant la nuit. Entre 21 heures et minuit par exemple, l’espace public n’est pas pensé pour les familles. En Suisse, la nuit reste l’angle mort des politiques publiques d’aménagement urbain. C’est lié au fait que l’on perçoit encore trop souvent la nuit comme un moment pour sortir, pour boire des verres, pas pour créer des espaces de proximité, comme il en existe dans les pays méditerranéens, où on ressort le soir prendre l’air en se promenant autour de chez soi en famille, avec les enfants, avec les grands-parents. Il est urgent d’investir dans cette idée d’une nuit de proximité qui soit à la fois plus vivable et plus vivante au sein des quartiers, en offrant des espaces de fraîcheur et de convivialité directement en bas de chez soi.

Biodiversité intergénérationnelle

On parle beaucoup d’égalité de genre dans l’espace public, mais ce sujet efface la vraie question qui est celle de la biodiversité intergénérationnelle, c’est-à-dire une diversité non seulement de genre, mais d’âge et de background. La biodiversité des publics est la clé de l’équilibre genré et de la sécurité. Lorsqu’on est une femme (ou un homme d’ailleurs), on se sent plus en sécurité sur une place où il y a des enfants et des personnes âgées (bien que ce ne soit pas forcément vrai !), même s’il y a beaucoup d’hommes sur cette place. La question n’est donc pas qu’il y a trop d’hommes dans l’espace public, mais qu’il n’y a pas assez d’autres personnes plus jeunes ou plus âgées. Le sujet de la sécurité ne se résout pas en diminuant le nombre d’hommes ou en augmentant celui des femmes, mais en donnant véritablement leur place à toutes les générations.

Métriques de proximité

À grands traits, la ville classique, c’est: un centre et des pénétrantes, une ou deux rocades concentriques et le périphérique : des armatures conçues avant tout pour la voiture et la vitesse. On pourrait reconquérir la géométrie du réseau en mettant en place d’autres types d’armatures, plus vivantes, intégrant la nature comme pièce maîtresse des infrastructures de déplacement. Aujourd’hui, on reste encore dans une logique de «poches» où l’on «apaise» certes, mais par petites touches, quartier par quartier, sans remettre en cause l’armature de vitesse qui encercle la ville. Or les gens ne vivent pas cantonnés dans leurs quartiers, ni dans le centre-ville piéton. Ils vivent dans toute l’agglomération. Pour amener les gens à la marche, on peut mobiliser plusieurs concepts qui transforment la géométrie du réseau en faisant appel à de nouvelles armatures marchables.

Le premier concept travaille l’armature du réseau de parcs et de places à l’échelle d’une agglomération. On peut les relier en travaillant sur des connecteurs, des corridors santé et biodiversité de 1 ou 2 km qui vont relier ces parcs et ces places entre eux: je les nomme ruisseaux de fraîcheur car ils serviront dans le futur surtout à rafraîchir la ville pour rendre la marche encore praticable et agréable même lorsque le thermomètre grimpe,

Autre concept: la deuxième peau des parcs. Dans les villes constituées, on ne fait plus de parcs parce qu’il n’y a plus de place; l’idée est donc de reconquérir le réseau de petites rues qui se situent à cinq ou dix minutes autour de ces parcs: on peut les apaiser, les végétaliser, voire même les débitumer dans certains cas afin de créer une extension des parcs existants.

D’autres outils à plus petite échelle peuvent être utilisés: les bandes ludiques, les rues aux écoles, les carrefours vivants et les îlots de fraîcheur. Les bandes ludiques, positionnées sur les trajets quotidiens, permettent de mieux équiper les cheminements qui mènent à tous les attracteurs liés aux enfants: écoles, bibliothèques, places de jeux, piscines, supermarchés. Aujourd’hui, les places de jeux sont des réserves d’Indiens: il faut y aller spécifiquement et accompagner les enfants, eux aussi victimes du zoning.

Si on empoignait à bras le corps ces outils, si on sortait du prototypage et qu’on massifiait les mesures, on pourrait faire de belles villes marchables. La diminution générale de la vitesse est aussi un bon outil préalable, surtout si la mesure est générale. En plus, c’est gratuit.

Partons à la reconquête des trames grises pour en faire des trames vertes et bleues. Sortons du paradigme fonctionnel pour rentrer dans le paradigme relationnel par la grande porte de nos espaces publics, réaménagés via des mesures aussi bien temporelles que spatiales. En réinjectant de la respiration dans les espaces-temps, on arrivera presque par défaut à faire advenir la ville marchable. Ce n’est donc pas qu’une question d’élargissement des trottoirs ou de création d’infrastructures. Ce dont on a réellement besoin, c’est de fabriquer des m2 relationnels.

Ce texte est issu d’un entretien mené par Stéphanie Sonnette avec Sonia Lavadinho.

Ni urbaniste, ni architecte, mais psychologue et photographe, formée à la géographie, la sociologie et l’anthropologie, Sonia Lavadinho est un personnage inclassable, enthousiaste et prolixe qui fait feu de tout bois. Prospective, rythmes, nouvelles technologies, démographie, comportements: elle convoque une quantité de champs disciplinaires pour comprendre le monde. On la croyait pasionaria de la marche, elle se révèle militante de la «ville relationnelle». Partout dans le monde, elle «observe sans interpréter» la manière dont les gens habitent l’espace public. Chercheuse pendant une dizaine d’années à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, l’Université de Genève et l’École normale supérieure de Lyon, elle conseille aujourd’hui les collectivités et les opérateurs privés avec le bureau Bfluid, fondé en 2012, un cabinet spécialisé dans la recherche et la prospective en mobilité et développement territorial durables. Elle co-rédige actuellement avec Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin un ouvrage intitulé La Ville relationnelle, à paraître fin 2022.

Notes

 

1 Le renouveau de la marche urbaine: Terrains, acteurs et politiques (2011, École nationale supérieure de Lyon, sous la direction de Yves Winkin).

 

2 Laura Vanderkam, 168 Hours, You Have More Time Than You Think, 2011.

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