«Tout pro­jet de dé­ve­lo­p­pe­ment de la mon­tagne doit êt­re un pro­jet de so­cié­té»

Propos recueillis par Stéphanie Sonnette

Dans les Alpes valaisannes, l’association altitude 1400 milite pour repenser collectivement l’avenir des territoires de montagne. Lucien Barras, architecte et président de l’association, dresse pour Tracés un état des lieux critique de la situation. Il ouvre de nouvelles perspectives pour un développement raisonné et durable des stations alpines et interroge la place des architectes dans le devenir de ces territoires.

Publikationsdatum
04-01-2017
Revision
10-01-2017

Tracés: Qu’est-ce qui a motivé la création de l’association altitude 1400 en 2007?
Lucien Barras: L’association a été créée par quatre architectes du Valais suite au moratoire du Conseil d’Etat valaisan sur la vente de résidences secondaires. Ce moratoire prévoyait le gel des ventes pendant un an dans sept communes qui avaient anticipé de plusieurs années leurs contingents de vente aux étrangers autorisés par la Lex Koller1. Avec cette mesure, le gouvernement envoyait un signal fort en disant: «On freine!», ce qui a déclenché des réactions virulentes de la part des promoteurs qui voulaient au contraire accélérer la construction et la vente de résidences secondaires. La situation était complètement bloquée. L’association a donc démarré en organisant des expositions, des conférences et une table ronde à Sierre, pour débattre de ces enjeux: peut-on construire indéfiniment, quelles sont les limites, quels sont les risques liés aux résidences secondaires, à qui profitent-elles vraiment?
Après un mois de réflexions et de débats, les constats étaient partagés. La construction en montagne échappe à tout contrôle, les lois et les règlements ne sont pas respectés à cause des pressions économiques trop fortes et le pouvoir politique est divisé et dépendant des milieux économiques. Les risques liés aux résidences secondaires sont connus et réels : on construit de plus en plus alors que la fréquentation des domaines skiables est en perte de vitesse. Difficile de rentabiliser une destination sur une saison qui ne dure que six à huit semaines…
La situation du Valais ressemble à une voiture qui roule à pleine vitesse sur une route de montagne sinueuse et bordée de falaises: les promoteurs appuient sur le champignon, les associations et l’Etat tirent le frein à main, mais personne ne tient le volant. Il devenait urgent d’agir. Nous nous sommes rendu compte qu’un débat était devenu nécessaire sur ces questions et qu’il manquait un «agitateur» d’idées, un espace de réflexion où les extrêmes pourraient dialoguer pour faire émerger des solutions nouvelles.

Altitude 1400 offre cet espace de débat entre les acteurs, mais elle défend aussi une position très affirmée et critique sur l’avenir des territoires de montagne.
Avec la publication «10 propositions pour l’avenir» en 20092, nous avons voulu dépasser le stade des constats, qui sont largement partagés par les spécialistes du développement territorial et touristique, ainsi que par de nombreux acteurs économiques et politiques. Des études commandées depuis les années 1980 par le Canton du Valais démontrent qu’il est nécessaire de changer de modèle de développement, de passer d’un tourisme de construction à un tourisme d’exploitation. Malgré cela, rien ne se passe.
Pour nous, tout projet de développement doit reposer sur un projet de société, qui implique la collectivité et pas seulement l’individu: pourquoi voulons-nous nous développer, avec quels objectifs, quels sont nos besoins et nos possibilités, que voulons-nous faire, comment voulons-nous vivre? Il faut donc que les Valaisans, au niveau du canton et des communes, prennent leur destin en main. Depuis trop longtemps, les grands projets de développement ont été importés par des financiers ou des techniciens sans ancrage local. La réappropriation du territoire passe par une maîtrise du sol, qui est la première ressource naturelle des régions de montagne. C’est un patrimoine unique, un bien non renouvelable. La beauté des paysages dans lesquels nous vivons ne doit pas être bradée au nom du développement. En dimensionnant les zones à bâtir et en dézonant lorsque les surfaces constructibles dépassent trop largement les besoins, nous serons plus à même de contrôler l’avenir de nos territoires.
C’est aussi une question de gouvernance. Le découpage en une multitude de petites communes indépendantes, voire concurrentes, ne correspond plus à l’échelle des problèmes actuels. Il faut réfléchir et travailler à l’échelle régionale et intercommunale.

Le réchauffement climatique peut-il accélérer cette prise de conscience?
Evidemment, le manque de neige et les saisons trop courtes ont un impact énorme au niveau touristique et économique. La pratique du ski est en perte de vitesse, ce qui nous oblige à repenser le modèle des stations entièrement tournées vers les sports d’hiver. La plupart des stations existantes peuvent être densifiées, aménagées, diversifiées pour augmenter leur attractivité, sans déborder sur les zones non bâties ou créer de nouvelles destinations. Les lits «froids» ou «gelés» représentent un très grand potentiel qui pourrait être valorisé. Ce processus permettrait également de donner du travail dans la rénovation aux entreprises touchées par la Lex Weber3.
La montagne n’est ni une réserve naturelle ni un parc d’attraction, mais un espace habité par des populations qui ont des valeurs, des besoins et des ressources. Il faut maintenir des lieux de vie habités à l’année et agréables à vivre en toutes saisons pour les habitants, ce qui implique que d’autres activités économiques devront compléter ou remplacer le tourisme dans certaines vallées.
Ces choix de société font écho à des choix personnels, comme la formation des enfants ou le lieu de vie de la famille. Une à deux générations suffisent pour dilapider un patrimoine ancestral et déraciner des familles entières. Il est préférable de conserver nos attaches en préservant et exploitant les biens reçus de nos ancêtres, en attendant de pouvoir en faire profiter nos enfants.

Comment analysez-vous la situation spécifique du Valais, qui est votre terre d’élection?
Le Valais n’est pas forcément homogène. Je pense que dans le Valais francophone, le développement a été peu maîtrisé. On s’est engouffré dans la brèche du tourisme de manière effrénée, sans trop de limites et sans retour en arrière possible. On est certes passé de la pauvreté des paysans de montagne à une vie de meilleure qualité. Mais une fois qu’on a développé à outrance et vendu tous les terrains, il n’y a plus rien eu à faire en montagne. Moi-même, je viens d’une famille de Crans-Montana. La génération de mon grand-père, ses frères et sœurs avaient des hôtels et des restaurants, mais la génération suivante, celle de mes parents, a exploité un temps puis a vendu parce que c’est exigeant de travailler dans le tourisme, quand les autres sont en vacances, le soir et les week-ends. C’est beaucoup plus facile et rapide de vendre, d’encaisser les plus-values foncières et immobilières générées par les constructions de résidences secondaires. Ensuite, ma génération est partie en plaine ou dans d’autres cantons, a fait des études, d’autres métiers. Si elle voulait revenir maintenant, elle n’aurait plus les moyens de se loger là-haut parce que les prix ont flambé.
Dans le Haut-Valais, la situation est un peu différente. Les stations ont été développées par les habitants, qui ont monté eux-mêmes des entreprises touristiques dans lesquelles ils travaillent. Les métiers du tourisme sont perçus non seulement comme un moyen de survivre, mais aussi comme une promotion sociale par rapport à l’agriculture. On est hôtelier de père en fils. L’attachement est sans doute aussi plus fort au village, à la vallée. Les privés ne vendent pas les terrains qui ont longtemps été les seuls moyens de nourrir leurs familles, ils les gardent. Je ne sais pas si on peut généraliser aux Alpes de Suisse allémanique ou grisonne, mais c’est peut-être la différence.

Dans un contexte où les élus des communes de montagne semblent encore peu sensibilisés aux questions de préservation des paysages, de densification, de valeur patrimoniale du bâti, quelle peut être la place de l’architecture et des architectes dans les territoires alpins, en particulier en Valais?
En Valais, les architectes peuvent encore faire des bâtiments publics, mais le marché de la construction de logements leur échappe. Ce sont les entreprises qui construisent des villas, des chalets, sur des modèles répétitifs, peu chers, très rentables, sans exigence de qualité. Il n’y a pas cette culture de l’artisanat, du travail local avec l’architecte du village, comme dans les Grisons par exemple, même si les exceptions existent. Je pense notamment à %%gallerylink:21022:Chetzeron%%4, au-dessus de Crans-Montana, une ancienne gare de télécabine transformée en hôtel de luxe. Ce très beau projet contemporain a été porté par un privé, qui a trouvé le bon architecte et mis l’énergie pour le faire, mais il s’agit d’un objet un peu exceptionnel.

L’avenir est sombre pour les architectes qui travaillent en montagne?
Non, je ne pense pas. La LAT révisée5 et la Lex Weber vont limiter les constructions, donc restreindre le marché de la promotion pure, ce qui ouvre la voie à celui de la rénovation pour les architectes. Dans les communes de montagne, beaucoup de constructions agricoles, des mayens, des granges, ne sont plus utilisées, et tout le monde n’est pas qualifié pour faire une belle transformation, dans les règles de l’art. La question du patrimoine devient aussi centrale puisque de nombreux villages sont classés à l’inventaire ISOS6. La Lex Weber permet de transformer d’anciens ruraux qui ont une valeur patrimoniale en résidences secondaires, même si ces transformations entraînent un dépassement du quotat des 20% de résidences secondaires autorisés par la loi. Comme ces bâtiments sont caractéristiques d’un site ou protégés, les communes auront besoin de professionnels, des architectes mais aussi des entreprises, pour réaliser des rénovations de qualité. Il y a également un fort potentiel de rénovation de tout le parc immobilier des années 1960-1970 qui doit être mis aux normes énergétiques et sismiques.

En terme de développement urbain des villages de montagne, que va changer la LAT d’après vous?
Avec la LAT, les communes vont devoir planifier, elles ne pourront plus continuer à improviser. Le territoire a toujours été le parent pauvre de la politique, mais aujourd’hui il redevient un enjeu. Les communes se rendent compte que c’est un levier essentiel du développement. Quelles que soient les questions qu’on se pose – est-ce qu’on veut attirer de nouveaux habitants pour avoir de nouvelles rentrées fiscales, quel type d’habitants accueillir, où implanter des logements, des zones d’activités? –, elles ont toutes un lien avec le territoire. Le Valais s’est peut-être développé un peu plus lentement que les cantons urbains, mais il est rattrapé par ces problématiques, comme ailleurs.
Jusqu’à présent, on dessinait les zones artisanales autour des entrepôts qui étaient déjà là. Les questions d’implantation, de desserte, de formes urbaines n’étaient jamais posées. Aujourd’hui, les choses ont changé. On peut aussi se demander si celui qui produit beaucoup de déchets ou d’énergie ne peut pas les partager avec d’autres entreprises qui ont besoin de déchets, de matières premières, dans une logique d’économie financière et de matière, donc de développement durable. C’est une autre manière d’aborder la planification, sous l’angle économique et écologique.
Nous ne sommes pas là, nous architectes et urbanistes, seulement pour répondre à des exigences légales fédérales, mais pour faire en sorte que ça fonctionne mieux après, pour que la gestion soit plus efficace et économe. La LAT et la Lex Weber sanctionnent l’incapacité à se gérer soi-même. Dès lors qu’elles vont mettre fin à des pratiques anciennes, nous devons proposer un nouveau mode de gestion plus raisonnable. Pour nous, ces deux lois sont des bras de levier énormes.

Quel est le positionnement d’altitude 1400 vis-à-vis des nouveaux complexes touristiques portés par des investisseurs étrangers comme ceux d’Aminona ou d’Andermatt par exemple? Pensez-vous que ce soit des solutions valables et durables pour relancer le développement des stations?
La présentation qui nous a été faite par l’architecte Fiona Pià du projet d’Andermatt7, à l’occasion d’une assemblée générale de l’association, a fait débat. A priori, on pourrait penser que c’est un projet d’investissement comme tant d’autres, qui pourrait être construit ici ou n’importe où ailleurs. Fiona Pià nous a montré qu’il y avait une vraie réflexion en termes économiques et de planification. Dans ce village, qui est un lieu de passage stratégique, avec des infrastructures de transport public et un paysage impressionnant, le projet exploite tous les potentiels: il s’installe au bon endroit, il se greffe sur la route et la gare, enterre les voitures, construit une digue contre les crues de la rivière. Il ose aussi une écriture contemporaine, même si elle est critiquable. En tout cas, l’investisseur a utilisé la latitude que lui laissait la commune par rapport au règlement, il a pu contourner la Lex Koller sur la vente aux étrangers par exemple, parce qu’il y avait l’idée de développer Andermatt pour compenser le retrait de l’armée. La planification a été très rapide, très efficace, très intelligente.

Altitude 1400 n’est donc pas opposée a priori à ce type de projets, qu’on pourrait qualifier de hors-sol?
Non, pas tant qu’ils sont intelligents! Ici, le projet échange avec le village, qui profite apparemment de cette dynamique. Après, si l’on compare avec Aminona…8 Réchauffer à la mode russe un projet d’André Gaillard qui date des années 1950 pose beaucoup de questions. L’énergie engagée à Aminona devrait plutôt l’être dans la station voisine de Crans-Montana, qui a plus besoin de dynamisme et où il y a de la place pour faire des lits, un hôtel. A Aminona, la télécabine a fermé, l’enneigement est difficile, la route est problématique. Je ne comprends pas très bien ce projet, hormis la volonté d’une petite commune d’attirer des investisseurs qui ne peuvent pas acheter du terrain chez eux et viennent placer de l’argent ici, comme l’ont fait les Anglais, les Italiens, les Français et les Belges avant eux. Je ne pense pas que ce soit durable, ni profitable, ni intéressant.

Et que pensez-vous de ces projets de tours, qui surgissent régulièrement dans les médias, comme à Vals, où l’investisseur suisse Remo Stoffel envisage de faire construire par l’architecte pritzkerisé Thom Mayne une tour de 380 mètres de haut à côté des bains de Peter Zumthor?
Ce qui m’a frappé à Vals, c’est le fait que la commune ait vendu ses bains municipaux parce qu’ils n’étaient pas rentables et qu’ils vont le devenir maintenant pour un investisseur privé qui saura exploiter la situation. Là, les choses échappent aux habitants. Mais peut-être que la même chose est en train de se passer à Andermatt?
Il faut se méfier tout de même de ces effets d’annonce et voir ce qui sera réellement réalisé. En 2009, un numéro spécial de la revue Hochparterre a recensé tous les projets programmés dans les Alpes9, qui représentaient, je crois, un milliard de francs d’investissement pour 50 000 lits. Il n’y a qu’Andermatt qui s’est réalisé depuis…
Ce type de projets pose en tout cas la question de ce qui se passe sur la durée: est-ce qu’ils profitent à la collectivité? Qui paie les pots cassés, qui récupère les friches une fois que les investisseurs sont loin et qu’il y a des dettes? Les petites communes, comme Mollens à Aminona, prennent des risques. La fusion avec les communes voisines (Randogne, Montana et Chermignon) à partir du 1er janvier 2017 permettra peut-être à cette nouvelle commune d’avoir un regard un peu plus critique sur ce projet.

Lucien Barras est architecte EPFL SIA FSU, associé du bureau nomad architectes Valais, membre fondateur et président de l’association altitude 1400 et membre du comité de la section romande de la FSU.

 

 

Altitude 1400

L’association altitude 1400 est composée de professionnels de l’aménagement du territoire et du tourisme, d’élus et de citoyens soucieux de leur cadre de vie. Elle milite pour une urbanisation des Alpes valorisant des espaces naturels et construits au service d’un développement économique et touristique de qualité et durable, à travers des actions concrètes de sensibilisation (expositions, conférences, débats…).
www.altitude1400.ch

 

Notes

1. La Lex Koller est une loi fédérale, entrée en vigueur en 1985, qui restreint l’acquisition d’immeubles résidentiels par des étrangers non établis en Suisse. 
2. 10 propositions pour l’avenir, charte pour un aménagement territorial durable dans les Alpes
3. La Lex Weber, loi fédérale entrée en vigueur le 1er janvier 2016, empêche la construction de nouvelles résidences secondaires dans les communes qui en comptent déjà 20% ou plus.
4. Hôtel et restaurant, Actescollectifs Architectes, 2014    
5. La Loi sur l’aménagement du territoire a été révisée afin de freiner le gaspillage du sol et la spéculation foncière. Entrée en vigueur le 1er mai 2014, la révision vise à réduire les zones à bâtir surdimensionnées et à mieux utiliser les réserves de terrains à bâtir. 
6. ISOS : Inventaire fédéral des sites construits d’importance nationale à protéger en Suisse
7. Fiona Pià, architecte EPFL et doctorante, a soutenu sa thèse «Urbaniser les Alpes suisses, stratégies de densification des villes en altitude», le 7 novembre 2016. Elle y analyse notamment le projet de complexe touristique «Andermatt Swiss Alps», porté par le financier égyptien Samih Sawiris, qui prévoit la construction de 6 hôtels, 42 résidences, 25 chalets individuels, une piscine, un centre de congrès, et la rénovation de la gare d’Andermatt.
8. A Aminona, l’investisseur russe Evgueni Kogan envisage de construire un complexe hôtelier de cinq tours, quinze hôtels et quarante chalets, Aminona luxury resort and village SA. Un autre projet de 22 chalets et un bâtiment hôtelier est porté par un autre promoteur russe, Vladimir Marakutsa, sur la même commune de Mollens. (Le Temps, 26 avril 2016)
9. Hochparterre n° 1-2 / 2009, Die neuen Resorts, Rundgang durch Landschaft, Politik und Projekte

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