«Nos deux sœurs en­ne­mies, Genè­ve et Lau­sanne, se rappro­chent et se fon­dent dans un seul et mê­me pay­sa­ge for­te­ment ur­ba­ni­sé»

Entretien avec Christophe Girot

Publikationsdatum
30-08-2017
Revision
09-09-2017

Les principaux pôles urbains du bassin lémanique veulent organiser conjointement le prochain congrès de l’UIA. Ils veulent le faire sous le signe d’une «urbanité lacustre» qui reste à définir. Comment jugez-vous cette initiative et comment qualifiez-vous cette urbanité?
Christophe Girot: Je trouve le terme urbanité lacustre difficile à établir, car le Léman est avant tout un lac profond cerné de montagnes avec deux embouchures qui opèrent un clivage entre la Savoie et le Pays de Gex, entre le canton du Valais et le canton de Vaud. C’est donc d’une géographie bien particulière qu’il s’agit, où l’une des embouchures est proprement urbaine, établie et ancienne, alors que l’autre, toujours en flux, ne l’est point. Ce sont donc des entités distinctes avec leur propre histoire, culture et religion qui composent ses rives, mais il y a d’autres différences encore, où la démesure en terme d’infrastructure et d’urbanité entre rive droite et rive gauche du lac devient proéminente. Le nœud gordien de cette urbanité se situe quelque part entre Lausanne et Genève, où nos deux sœurs ennemies se rapprochent et se fondent dans un seul et même paysage fortement urbanisé. On ne distingue donc pratiquement plus de différence en termes d’urbanité entre les rives de Genève, Coppet et Nyon malgré leurs histoires bien distinctes ; le tout est devenu un vaste corridor d’usagers pressés et de ce fait quotidiennement embouteillés. Nous sommes désormais bien loin du Coppet de Rousseau et de ses rêveries lémaniques. Mais sur l’autre rive au contraire, à l’ombre des pics et des aiguilles, avec ses vues lointaines sur le Jura, on ne peut vraiment pas encore parler d’urbanité. Entre Aigle et Thonon les différences marquées en termes de climat et de terrain expliquent en grande partie l’absence relative d’implantations humaines et de grandes infrastructures. Si l’on regarde attentivement ce territoire, l’urbanité en question se résume essentiellement à la rive droite du lac orientée plein sud dans ce qu’on appelle l’arc lémanique, où de chez soi, chacun dans sa petite maison, contemple l’autre rive bien plus naturelle avec les cimes du Mont-Blanc.

Vous avez souvent travaillé sur la façon dont l’eau structure le paysage. Au-delà des évidences géographiques et anthropologiques à ce sujet, que peut-on dire sur la place de l’eau dans ville lémanique et, par extension, alpine?
Je trouve que l’histoire de l’eau du lac Léman est une très belle histoire. Mes grands-parents habitaient Divonne-les-Bains, et je me souviens encore, en tant qu’enfant dans les année 1960, que la baignade était interdite pour cause de pollution. Ceci explique en partie pourquoi Divonne construisit son propre petit lac artificiel durant cette période, creusé pour fournir à la Suisse les gravats nécessaires à la construction de l’autoroute reliant Genève à Lausanne. Mais revenons à l’eau et l’effort extraordinaire fourni en Suisse depuis 50 ans pour remettre le lac en état. Les usages tant de nature que de pêche, de loisir et de transport n’ont jamais été aussi développés que maintenant. La qualité de l’eau est la clef de voûte d’une diversité d’usages et de services rendus, c’est à mon avis l’atout principal de la région. Il serait vraiment souhaitable que la Haute-Savoie et le Pays de Gex veillent encore plus à améliorer la qualité de l’eau qu’ils déversent directement ou indirectement dans le Léman. Car c’est seulement en contrôlant toutes ces effluves et miasmes, côté suisse comme côté français, que l’on assurera la qualité pérenne du lac et sa diversité. La place de l’eau, de sa qualité et de sa signification tant paysagère qu’écologique est donc primordiale et facteur d’une valeur ajoutée considérable pour la région, il faut donc miser sur un équilibre volontaire et durable en matière d’eau.

Pour voir l'ensemble de la série Insubmersible, lire l'entretien de Patrick Heiz de Made in:  «Ce qui était hier l’agglomération est aujourd’hui la nouvelle commune.»

La topologie telle que vous la définissez consiste à trouver dans un territoire les lignes d’interprétations, de lecture, symboliques ou physiques, qui n’apparaissent pas au premier regard. Une sorte de radiographie du territoire. Comment votre approche s’applique-t-elle au projet d’urbanité lacustre de la candidature franco-suisse? Le Léman peut-il faire l’objet d’une redécouverte topologique, ou est-il trop vu, trop connu, trop représenté pour se plier à cette méthode?
Vous posez en fait deux questions distinctes, la première concerne les méthodes d’analyse et de projection topologiques que nous développons depuis 10 ans à l’Ecole polytechnique de Zurich, la deuxième, plus pointue, concerne plus précisément le contexte paysager du Léman vu sous le regard de la topologie.
La topologie est au paysage ce que la tectonique est à l’architecture. Il s’agit de comprendre, à travers tous ses degrés de nuances, les différentes surfaces d’un territoire donné, c’est-à-dire la différence de potentiel entre une surface plissée et une surface lisse, entre une orientation clémente et une localisation difficile. La topologie se situe toujours dans un contexte paysager plus général en termes de projet et de développement ambiant. C’est au Landscape Visualising and Modeling Laboratory (LVML) de l’ETH, un laboratoire partagé entre le département d’architecture (D-Arch) et celui de la construction (D-Baug), et financé à sa création par le Fonds national suisse, que je co-dirige avec la professeure Adrienne Grêt Regamey depuis 10 ans, que nous avons perfectionné un outil puissant d’analyse et de projection permettant d’opérer et de simuler divers projets au niveau d’un terrain, d’une commune voire d’une vallée toute entière. Ceci se fait au sein d’une réalité virtuelle en 3D géographiquement positionnée, ce qui permet d’évaluer la position et l’impact d’un projet par rapport à un contexte beaucoup plus large. C’est en réaction aux méthodes de planification par zonage (zoning) en 2D pratiquées en Suisse depuis 50 ans que nous avons choisi de développer une nouvelle méthode topologique, afin d’éviter que certains projets ne se répètent à l’avenir. Eviter par exemple des aménagement comme ceux des abords de Vevey, en arrivant de Fribourg, où le premier aperçu du Léman que l’on a avec la chaîne du Mont-Blanc en toile de fond se perd dans un amas d’entrepôts et de zones commerciales posées là en dépit du bon sens. Une telle approche de zonage, traitant un site d’une beauté exceptionnelle comme si c’était un vulgaire croisement autoroutier au fin fond de la périphérie de Dallas, faisant fi du paysage en général sous prétexte d’un prétendu lien fonctionnel avec l’autoroute ne devrait plus être permise. La topologie est une méthode que nous appliquons à tous nos projets de recherche et d’atelier en Suisse comme à l’étranger, des confins du massif du Saint-Gotthard avec le projet NEAT (exposé à la Biennale de Venise 2014) jusqu’aux bidonvilles de Jakarta (exposé à la Biennale de Rotterdam 2014), c’est un mode opératoire qui se résume en une prise de conscience et manière de projeter nouvelle avec un respect intrinsèque des qualités d’un lieu et des propriétés fondamentales d’un paysage. C’est avant tout une méthode qui permet de chiffrer en connaissance de cause la mise en valeur et les atouts d’un site comme celui du Léman.
Pour en venir au deuxième volet de votre question, et plus spécifiquement à la possibilité d’appliquer cette méthode au contexte lémanique, on pourrait facilement simuler la création d’un troisième pont suspendu enjambant le lac à Genève, afin de remédier à l’engorgement perpétuel du secteur du pont du Mont-Blanc, dans un modèle topologique 3D à l’échelle de la ville. Nous pourrions implanter ce pont dans diverses configurations dans un modèle 3D, afin de mesurer son impact visuel et physique sur le paysage de la ville et ses alentours. Après le jet viendrait le pont comme symbole d’un nouveau trait d’union entre la ville et sa région bi-nationale. A une échelle plus grande, on pourrait aussi envisager la modélisation de l’ensemble du pourtour lémanique. Un modèle topologique du Léman permettrait d’envisager divers scénarios de développement alliant une urbanisation plus concentrée sur l’arc, à une structuration paysagère plus durable sur l’autre rive. Je le vois comme l’outil de base de proposition et de discussion incontournable pour la métropole lémanique dans la décennie à venir.

Christophe Girot est professeur d’architecture du paysage à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.