Ac­cès in­ter­dit aux pié­tons

Ici est ailleurs

Souvenir d’enfance. J’ai dix ans. Papa est au volant de sa Renault 18. Et moi sur le siège passager. Le véhicule emprunte une bretelle d’autoroute. Sur la droite, je remarque un panneau rond de couleur blanche cerclé de rouge. En son centre, un homme qui marche.

Data di pubblicazione
31-03-2015
Revision
01-09-2015

«C’est quoi ce panneau » je demande. (C’est ma période «je veux comprendre tous les panneaux de signalisation».) «Route interdite aux piétons», répond mon père, sa cigarette coincée au coin des lèvres. « Mais il a bien fallu un homme pour marcher jusque-là et le planter, non » Mon père éclate de rire.
Depuis, j’ai appris que les hommes étaient partagés en deux catégories: le commun des mortels et ceux qui possèdent une autorisation. Marcher sur une bretelle d’autoroute, au fond d’un sous-sol ou sur le périmètre d’une usine est autorisé à une ultra-­minorité qui en profite pour poser des panneaux interdisant l’accès à 99,9% de la population. 
Il n’empêche qu’en France, le panneau interdisant une portion du territoire aux piétons n’existe que depuis 1977! Encore plus troublant, dans la plupart des pays européens, l’homme qui marche se déplace de droite à gauche, alors qu’en Russie, au Bélarus, en Ukraine et au Royaume-Uni, il se promène de gauche à droite. Et dans un tiers des cas, une diagonale rouge barre le promeneur. Ultime mystère: en Pologne, l’homme qui marche ne marche pas ! Il est immobile et semble fixer le lointain, rêvant sans doute à ces territoires qu’il ne foulera jamais.
Ce mois-ci, Massimo Furlan a explosé cet interdit. Massimo Furlan? C’est cet artiste, chanteur, performeur et metteur en scène qui s’est rendu célèbre en 2002 en rejouant seul et sans ballon, au stade de la Pontaise à Lausanne, la finale mythique Allemagne-Italie de 1982, avec les commentaires de Jean-Jacques Tillman. Il y a quelques jours donc, Furlan a traversé le tunnel du Grand-Saint-Bernard en courant. La performance s’est déroulée de nuit, avec l’autorisation des sociétés de gestion. Furlan a couru les six kilomètres comme un dératé, avec pour seul bruit les battements de son cœur, le martèlement de ses semelles et le ronflement du système d’aération. Il était filmé par les caméras de surveillance du tunnel et par Claire de Ribaupierre, son inséparable complice. Le film sera monté et projeté au prochain Uovo performing arts festival de Milan.
Cet été, j’ai emprunté le tunnel du Grand-Saint-Bernard pour me rendre à Aoste. J’ai appris qu’on le surnommait simplement «le Tunnel». Et j’ai trouvé les tarifs parfaitement exagérés (aller-retour, 48 francs en voiture), surtout après cinquante ans d’exploitation. Bien sûr, plusieurs panneaux « accès interdit au piéton » marquent l’entrée du boyau. Cela dit, voilà un endroit où je n’aurais pas souhaiter me promener. A moins qu’on n’aime la poussière, la saleté et le grisâtre. 
Pour Furlan, l’enjeu est ailleurs. Il a passé toute son enfance balloté entre ses deux identités : la suisse et l’italienne. Le Tunnel est comme une métaphore. Durant la traversée, le garçon ne savait jamais quand il quittait le pays des macaroni et quand il arrivait dans celui du Cenovis. 
Pour en revenir aux panneaux européens de circulation routière, il y en a un qui mériterait un long bouquin: le chemin pour piéton. Un homme en blanc dans un cercle bleu. Sauf que rien n’est aussi simple. En Allemagne, une mère tient la main de sa fille. En Autriche, un père à chapeau tient la main de sa fille. En Italie, un adulte solitaire marche de droite à gauche. En Tchéquie, un père accompagne sa fillette à couettes. Ecrire une nouvelle par personnage. Le livre s’appellerait: Chemin pour piétons