Happy from
Ici est ailleurs
Eugène, depuis Moscou, découvre le phénomène planétaire lancé par Pharrell Williams et son tube "Happy"
Cet été, j’ai été frôlé par un phénomène mondial. Je marche à Moscou. J’emprunte un des nombreux ponts pour traverser la Moskova. Sur le même trottoir, j’avise un type nerveux gesticulant et enchaînant des petits pas de danse. Une équipe de télévision marche à reculons devant lui : un caméraman, un éclairagiste et un troisième type qui tient deux haut-parleurs reliés à un iPod. Le groupe passe à côté de moi. Je reconnais Happy, le tube de Pharrell Williams. L’ami avec qui je me promène me dit qu’il doit s’agir d’une des nombreuses répliques de ce clip. Oui, j’ai vaguement entendu parler de ce mouvement.
Deux semaines plus tard, par curiosité, je vais sur Internet vérifier que le clip Happy tourné à Moscou existe bel et bien (et accessoirement que je n’y suis pas en tant que figurant !).
Et là, je réalise le phénomène. Que dis-je ? Le tsunami ! Il existe désormais un site accueillant tous ces clips. Pas moins de 1500 villes à travers le monde ont posté leur version.
Bref retour en arrière.
Tout commence en novembre 2013. Le nouveau King of Pop, Pharrell Williams, sort une chanson nommée Happy. Du groove funky et des paroles légères comme un ballon d’air chaud. Trois jours plus tard, l’artiste annonce la création d’un website hors du commun : un clip qui dure 24 heures (www.24hoursofhappy.com). Réalisé par le collectif de vidéastes français We are from L.A., il est composé de 360 plans-séquences filmés dans différents coins de Los Angeles. Des anonymes et quelques guest stars se trémoussent sur le tube. Au début de chaque nouvelle heure, Pharrell revient en personne chanter sa chanson. Le site est un véritable exploit technique : les internautes peuvent naviguer sur un cadran pour visionner ces danseurs sans que la musique ne s’interrompe.
Du lever au coucher du soleil, on suit des jeunes, des vieux, des enfants. Ils dansent de joie dans des rues propres et bordées de palmiers, des théâtres vides, un centre funéraire (!), un passage dégueu sous l’autoroute, le dépôt des bus scolaires, un pont, un supermarché, les couloirs d’une école, un bowling aux couleurs pastel, une station-service sous les néons de minuit, une passerelle piétonne au petit matin, le hall de la gare. A l’aube, on pénètre dans la villa de Magic Johnson (qui danse comme une poêle à frire) qui nous montre ses trophées gagnés en NBA avec l’équipe des Lakers de Los Angeles, du temps de sa gloire. Quelques exceptions à cette gigantesque déambulation : l’après-midi, on prend le car pour une demi-heure ; le soir on roule à moto pour quinze minutes ; et à quatre heures du mat, on suit pendant vingt minutes une décapotable.
Et ça danse. Et ça danse. Certains en couple. D’autres avec une valise à roulettes ou une marionnette !
Chaque plan-séquence s’arrête avec la caméra qui pointe vers le ciel ou descend vers le sol. Puis, on enchaîne du même endroit avec le danseur suivant.
Dès le mois de décembre 2013, des citoyens lambda de différentes villes se lancent dans l’aventure : tourner un clip dans leurs propres rues. Ça marche si fort qu’au mois de janvier, on en compte déjà plusieurs centaines. Deux Nantais ont alors l’idée de créer une plateforme pour les accueillir : www.wearehappyfrom.com.
La folie devient planétaire. De Dakar à Auckland en passant par Rome et Dallas : ça danse et ça danse. Très tôt, Lausanne publie sa version. Vexée d’avoir été devancée, Genève balance la sienne deux semaines plus tard. Et Nyon ? Son syndic n’a-t-il pas décrété que sa commune est une ville de festivals ? Les Nyonnais sont donc très vite « happy ». Ensuite Savièse, Zurich, Romont, la Gruyère, Aarau
Comme les clips sont postés depuis l’hiver passé, on voit les saisons défiler. Hiver, printemps, été, automne, hiver. Comme dans le clip monstre de Pharrell, on boucle un cycle temporel.
Etre « happy » en 2014, alors que la guerre fait rage en Syrie, en Ukraine, en Irak et que le virus Ebola a tué près de 3000 personnes en Afrique de l’Ouest, est-ce raisonnable ? Non, bien sûr. Pourtant, ces clips ne sont pas complètement apolitiques. Comme il existe une version palestinienne, les Israéliens en ont fait trois ! Dernièrement, un tribunal de Téhéran a condamné les six jeunes gens qui ont osé publier leur version de Happy à 91 coups de fouets et six mois de prison avec sursis. Dans la République islamique, on ne danse pas ; on ne se maquille pas ; on n’imite pas l’Occident. Autre exemple, le pont sur lequel j’ai croisé des Moscovites en train de danser est
le pont de Crimée. Vous savez, cette presqu’île de la mer Noire que Poutine a annexée juste après les Jeux olympiques d’hiver. Du coup, l’Ukraine a publié deux vidéos, l’une de Kiev et l’autre de Kharkiv !
Happy or unhappy, let’s dance.