Na­tion yo­ga

Ici est ailleurs

Les yogis constitueraient-ils une véritable nation, une sorte de sixième continent? « Oui », répond Eugène.

Data di pubblicazione
07-05-2014
Revision
14-10-2015

Inde, Kerala. Barbara, Bavaroise en vacances dans un cinq étoiles, se réveille en regardant l’océan, s’enfourne un petit déjeuner gargantuesque composé de crêpes, bananes flambées, miel, café au lait et toasts, puis descend vers l’esplanade bordée de palmiers. Là, sept autres touristes ont déjà pris place sur le sol en céramique tiède. Chacun est couché sur un tapis en mousse. 180 cm par 60 cm : telle est la taille du nirvana. Le professeur de yoga arrive, grand sourire. La leçon commence, salutation au soleil, la posture du chat, de l’aigle… Pour toute musique, le roulement des vagues sur la plage.
Au même instant, à Bodrum, Melek, prof de yoga depuis vingt ans, donne un cours pour avancés, sur le toit d’un centre culturel. Des nattes fixées à des tiges métalliques protègent la classe du soleil matinal. Six Turcs en survêtement suivent les recommandations de Melek. Le fluo règne en maître. Des chants tibétains auxquels se mêlent des sons de cloches emportent les participants vers le ciel sans nuage de la Méditerranée. 
Au même instant, à Saint-Pétersbourg, Youri, déroule son tapis bleu. Il a choisi une épaisseur d’1,5 cm à cause de ses genoux un peu douloureux. Youri, conducteur d’autobus, a essayé le yoga à 45 ans. Une révélation. Depuis, trois fois par semaine, au milieu de son studio en sous-sol, il enchaîne les salutations au soleil, le chat, l’aigle.
Au même instant, à Genève, au cœur des Pâquis, dans une salle à la lumière zénithale, douze participants venus d’horizons divers sont assis sur le tapis, jambes tordues, colonne vertébrale en forme de spirale. Le son du doudouk joué par Lévon Minassian, que diffuse le iPod du professeur, leur fait oublier que le stress existe, là, dehors.
Au même instant, à New York, débute un cours de yoga « réservé aux insomniaques ». Il commence à 2 h du matin ! « Plutôt que de tourner dans votre lit, faites quelques chose d’utile pour votre corps » dit le flyer que Rebecca a trouvé dans un café de Brooklyn, la semaine passée. Rebecca grimpe au deuxième étage d’une ancienne usine de pâtes transformée en centre de danse. Une myriade de bougies dans des pots translucides jette sur les murs de briques une lumière caressante. Sept autres insomniaques sont là. Le cours donné par une Texane, débute avec le son « Om ». La syllabe sanscrite, prononcée à très haute voix, fait vibrer tout le corps.
Au même instant, dans une villa de Pacific Palisades, aux murs blancs parsemés de sculptures antiques en toc, un type à moustache dit « Moteur. Action ». Le cameraman approche sa caméra d’une jeune latino de 21 ans qui prend la posture du chat en cambrant ses reins, au bord de la piscine. Un gars musclé comme sur MTV qui joue son professeur lance les hostilités : il la prend en levrette. Elle couine ; il éructe. Le film porno sera sur Internet dans deux semaines. Et tant pis si le yoga est une façon de prier. D’ailleurs, si on tape « yoga porn » dans le Google américain, 66 millions d’occurrences nous sont proposées. C’est fou comme les mecs fantasment sur les femmes enchaînant la salutation au soleil, le chat, l’aigle…
Au même instant, dans un sous-sol de la banlieue de Tokyo, se termine un cours pour expats donné par une Australienne. Assis en tailleur sur des tapis en mousse noir, chacun joint ses mains sous le menton et prononce en souriant : « Namaste ».
Sans vraiment en avoir conscience, tous ces gens appartiennent à un même peuple et possèdent le même passeport. C’est la nation yoga. Qu’il soit considéré comme simple exercice physique ou véritable pratique spirituelle, le yoga a fait le tour du monde. Stanislas Lem, le célèbre auteur de science-fiction, a eu cette réflexion sur les phénomènes locaux et globaux : « N’est-il pas curieux de songer que sur Terre il y a toujours quelque part un orage et que le nombre d’éclairs reste constant ? Il y en a 6000 par minute ; 100 éclairs sillonnent le ciel à chaque seconde. » Pour les cours de yoga, c’est pareil. 
En 2013, le Huffington Post a estimé (à la louche) que le yoga est une industrie pesant 27 milliards de dollars aux Etats-Unis. Vêtements, accessoires, tapis, salles de location, nourriture, musique, show TV, magazines : 20 millions d’adeptes, dont 83 % de femmes, consomment du yoga. Ça, c’est pour l’Amérique du Nord. Et ailleurs ?
Il me vient une question : si demain matin, tous les pratiquants se mettaient côte à côte et déroulaient leur tapis en mousse de 180 cm par 60 cm, couvriraient-ils une surface équivalent à la taille de la France ? De l’Inde ? Ou plus grand encore ? La nation yoga comme sixième continent.

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