Film So­cia­li­sme

Jean-Luc Godard, 2010

Dans son dernier long métrage, "Film Socialisme", Jean-Luc Godard jette un regard rétrospectif sur le 20e siècle. Il raconte notamment, rappelle Le Silo, comment le village vertical est devenu village global.

Data di pubblicazione
26-02-2013
Revision
01-09-2015

« Nous autres terriens, nous manquons de moyens d’appréciation, et il serait heureux que […] l’occasion nous soit fournie de faire les kilomètres de marche que représente la visite d’un paquebot1 » : ainsi Le Corbusier invitait-il ses contemporains – dont les « yeux ne voient pas » (c’est le titre de l’article) – à arpenter les promenoirs de ces bâtiments flottants afin de se faire une idée du style de l’époque à venir. Nous sommes en 1923 et tandis que « la maison des terriens » apparaît à l’architecte comme « l’expression d’un monde périmé à petites dimensions », le paquebot préfigure les futures « machines à habiter ». 
En 2010, Jean-Luc Godard faisait à son tour embarquer les spectateurs de la première partie de Film Socialisme à bord d’un navire de croisière pour un périple en Méditerranée. Cette fois cependant, nulle prospective, car il s’agit au contraire de jeter un regard rétrospectif sur le 20?e siècle et ses grands récits. Le village vertical (tout y est : restaurant, piscine, galerie d’art, garderie-discothèque, salle de jeux, de spectacle, de culte, de sport, de conférence...) est devenu village global et parmi les habitants de cette Tour de Babel mise à flots, se trouvent d’inattendus conteurs : un philosophe-mathématicien (Alain Badiou) et un économiste (Bernard Maris), une chanteuse-rock américaine (Patti Smith), un poète palestinien (Elias Sanbar), un nageur de combat devenu pétrolier en Afrique (Robert Maloubier), une inspectrice de la police secrète russe (Anastasia Kamenskaïa) ou encore une ex-employée de l’ONU de retour du Rwanda (Constance) forment un chœur épique auquel la bibliothèque de la modernité prête ses mots?2. Mis bout-à-bout leurs fragments de récits composent une sorte de bas-relief, une frise continue où alternent des figures nettement dessinées et des profils à peine en saillie (concrètement : il arrive que l’image soit tellement pixelisée que ces profils semblent grossièrement sculptés ou quasi effacés). Sur ce socle viendront se dresser les personnages en ronde-bosse de la seconde partie, posant comme des statues. 
Si le catalogue des arts auxquels Godard a l’habitude d’emprunter avait jusqu’à présent privilégié la peinture, les références à la sculpture dominent étonnament Film Socialisme, fait de creux et de pleins, équilibrant ses volumes et travaillant ses rapports d’échelles. Si Godard met ainsi de la géométrie?3 dans son art, c’est aussi qu’il tente de retrouver le geste de Fernand Braudel, le grand historien de la Méditerranée, qui jadis délaissait la chronique des événements et ralentissait notre histoire en mobilisant les « ondes longues » de la géographie.
Et pourtant, l’actualité récente a brutalement rattrapé le film. Par le hasard le plus fou, c’est en effet sur le Costa Concordia désormais échoué au large de la Toscane que Godard et son équipe ont filmé cette épopée. Nous sommes en 2012 et que voyons- nous ? Nous autres terriens – depuis la terre ferme – revisitons Film Socialisme avec des yeux de rescapés, comme la machine-tombeau que nous habitions.

www.lesilo.org

 

Notes

1 Le Corbusier, « Des yeux qui ne voient pas… les paquebots », dans Vers une architecture, Paris, Flammarion, 1995, [1923], p. 71
2 Sont cités, entre autres, C. Lévi-Strauss, W. Benjamin, H. Arendt, J-P. Sartre, H. Bergson, C. Péguy, P. Ricoeur, J. Genet, S. Beckett, etc.
3 La référence à L’Origine de la géométrie de Husserl est explicite. Elle se transforme même en « géométrie comme origine ».

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