Tabula nova, une nouvelle géographie urbaine
Christian Dupraz, architecte à Genève, nous livre quelques réflexions sur les enjeux architecturaux de la transformation de bureaux en logements. Il y voit un immense potentiel pour initier de nouvelles manières de penser l’habitat – à condition de partir de l’expérience, et non d’appliquer des normes dépassées.
La série graphique Multiplex initiée par Josef Albers en 1947 aborde, dans le champ géométrique, une perception de la forme renouvelée. Juxtaposées, liées et composées, les œuvres d’Albers permettent une interprétation multiple d’un plan et d’une perspective. De cette référence naît une réflexion en cours sur la conception de l’habitat, qui nous offre aujourd’hui une autre façon de l’appréhender: au lieu de penser l’habitat dans le prolongement des plans localisés de quartier qui tapissent les périphéries de nos villes, l’opportunité de composer de nouveaux logements s’offre à nous en récupérant des surfaces dédiées historiquement aux activités tertiaires ou commerciales. Bien que peu ou pas adaptés aux exigences de l’habitat normatif, ces espaces pourraient être pensés comme des juxtapositions volumétriques riches de nouvelles interactions programmatiques, typologiques, spatiales et constructives; une expérience à vivre et à partager, issue d’une architecture récupérée.
Multiples plateaux à reconvertir
Nous percevons intuitivement que les villes sont au début d’une mutation importante de leurs usages. Durant des siècles, elles ont été organisées selon un équilibre, dans lequel l’habitat et l’artisanat ont façonné les contours d’une urbanité. Puis, pendant les années de la modernité, l’usage abusif du zonage a fait comprendre que la ville se devait d’être séparée de ses nuisances. Cette attitude, mêlée à des pressions spéculatives, a sonné le glas de la ville habitée ; bon nombre de résidences ont laissé leur place à des bureaux, des logements situés en périphérie des villes ont été déclassés, obligeant à inventer toutes les infrastructures que l’on connaît aujourd’hui. Cette histoire, celle des Trente Glorieuses, pourrait bien se reproduire aujourd’hui dans un paradigme où la numérisation modifierait, à terme, bon nombre d’activités urbaines. Le sens et la raison des surfaces dédiées aux activités tertiaires et commerciales seraient de moins en moins évidents, laissant une opportunité de réinvestir ces espaces. Plutôt que de déplorer cette situation, je lui objecte personnellement une anticipation des solutions et propose un fil de réflexion où l’habitat reprendrait ses droits au cœur des villes.
Une architecture récupérée s’offre à nous. Certains édifices tertiaires, structures administratives ou encore infrastructures telles que les parkings urbains hors-sol deviennent des enjeux de développement intéressants, propres à être convertis en habitats. Il s’agit d’architectures et de programmes potentiellement caducs, récupérés à des fins d’autres usages proches des préoccupations durables que nous tentons tous d’assumer. Nous pouvons les voir comme de multiples plateaux construits qui nous offrent l’opportunité de réévaluer l’habitat et ses besoins.
Une reconversion est donc possible. Les édifices construits et dédiés au tertiaire sont structurellement et techniquement parfaitement adaptables aux logements. Il s’agit de cartographier, relever et redessiner ces édifices en les situant dans un contexte urbain qui, depuis leur réalisation, a certainement changé. C’est donc avec certitude que nous pouvons trouver des édifices au cœur des villes, mais aussi en connexion avec les transports, ce qui laisse entrevoir une alternative au mitage du territoire tel que les zones de développement nous le proposent dans toutes les périphéries urbaines de Suisse. De multiples surfaces, des plateaux entiers, seraient, à terme, disponibles et prêts à l’emploi. Comme des terrains à construire, ces surfaces seraient de nouveaux territoires, une géographie urbaine à réinventer.
Ces multiples plateaux à partager sont généralement sains et pensés selon une mesure géométrique simple, avec une distance de trames constructives proche de ce que le logement nécessite. Pour répondre aux impératifs économiques de l’époque de leur construction, les dalles, les structures sont généralement rythmées à intervalle de 5 à 6 m, ce qui permet un usage approprié pour une réévaluation programmatique et typologique. Les éléments construits – murs légers, escaliers, portes, fenêtres, éléments de façades – sont potentiellement récupérables et, en partie, déplaçables. La technique, caduque dans bien des cas, s’inscrit dans une logique de technique appliquée et non incorporée, qui permet un démontage, afin d’obtenir un plateau libéré. Cet assainissement serait alors l’opportunité de repenser l’ensemble et d’en inventer les nouveaux contours. En somme, faire tabula nova.
Repenser l’espace commun
Habiter le programme devient alors l’enjeu de cette approche. De ces surfaces non normatives peut naître une réflexion et un partage d’expérience pour repenser l’espace commun et comprendre ce que l’évolution des mœurs et des habitudes nous pousse à rechercher comme formes d’habitat. Quels sont nos besoins communs? Comment insérer le juste équilibre entre vie et travail, dans un lieu qui peut redéfinir la relation sociale? Quelles surfaces doivent être dédiées au confort individuel et partagé? Quels sont les programmes et les usages utiles à tous et à toutes ainsi que la place du commerce et des nécessités? Toutes ces questions entraînent de multiples solutions conceptuelles.
De la forme à la fluidité, les projets – espaces – se parcourent dans un continuum cohérent où le construit cherche un nouvel équilibre avec l’espace habité. Sans préjuger de la recherche et des solutions proposées, de multiples opportunités sont envisageables. La composition (et ceci nous ramène à la référence de Josef Albers) doit s’inscrire dans une structure donnée et contrainte par la présence importante de l’édifice existant. Plutôt que d’imposer, le bâtiment fixe les règles et les moyens disponibles pour élaborer une interaction des espaces. De cette composition, de ce jeu entre les différentes propositions, naît un ensemble, une série d’espaces cohérents qu’il s’agit de coordonner et de nommer. En d’autres termes, la forme, le jeu des formes, permet l’invention d’un parcours à partager entre habitats et espaces communs.
Le projet comme expérience
Une topologie est alors envisageable. La formation ou la déformation du jeu des formes et de leur mise en relation spatiale peut nous mener vers une interaction entre les pleins et les vides où la relation topologique s’opère dans un jeu organique. Il s’agit de penser des espaces à vivre en relation les uns avec les autres, où chaque élément, chaque pièce, chaque logement devient l’expression d’un tout dans lequel se concentre la qualité de la recherche. Le postulat est donc de prendre le projet du logement comme une expérience et non comme l’application d’une approche normative. Les dimensions, les usages doivent être appropriés aux besoins que l’on se fixe en s’inspirant d’un récit dédié aux habitants. Chaque besoin se justifie et peut influencer grandement la typologie et le rapport aux espaces.
Le détail et le construit se doivent d’être au plus près des attentes. Résoudre le plan par les moyens constructifs est nécessaire et utile à l’économie équilibrée que nous nous fixons. Il s’agit d’insérer des parois entre des plateaux existants, de composer de nouvelles typologies au cœur d’une structure existante où le construit prend un sens particulier. Les murs libérés de leurs nécessités structurelles organisent l’espace selon le jeu de la composition recherchée, principalement axé sur des séparations et délimitations spatiales «légères». Les éléments construits permettent une grande flexibilité et facilité de réalisation où la fenêtre, la porte jouent de leur présence et articulent la relation spatiale intérieure et extérieure des plateaux «ouverts».
L’épiderme programmatique devient une recherche en soi. Il s’agit de concevoir la façade comme un enjeu thermique et constructif, mais aussi programmatique avec diverses fonctions à inventer. La récupération des éléments d’origine permet de composer l’épiderme de ces architectures avec inventivité. La profondeur de ces édifices pensés pour des activités où la lumière naturelle ne jouait pas le même rôle que dans l’habitat offre, paradoxalement, de grandes surfaces de protection solaire, distributives ou fonctionnelles pour les logements. Alcôves, encadrements, loggias, divers lieux aux usages multiples permettent une appropriation des espaces, pour imaginer des «scènes à vivre». La mesure des éléments de façade, leurs assemblages, leurs raccords sont autant de moyens de vérifier la technicité de la recherche mais également sa valeur de composition.
Une géographie de l’habiter peut naître de cette idée simple: faire du logement avec des bâtis reconvertis, et nous permettre d’initier une manière de penser le lieu, la ville et, par voie de conséquence, le territoire. Les attentes pour une nouvelle conception de l’habitat sont importantes. De nombreuses tentatives émergent et indiquent que d’autres façons de faire sont aujourd’hui possibles. L’expérience, la tentative nous démontrent que la recherche est avant tout belle et stimulante. Pour autant, il est essentiel de se libérer des contraintes normatives dans lesquelles la conception et la réalisation des logements sont aujourd’hui engoncées. Il semble qu’une piste se dessine et émerge de cette réflexion évolutive de l’habiter où les villes et les territoires jouent leur avenir, et donc le nôtre.
Texte basé sur le programme d’enseignement «Multiplex_Commun Thinking» de Christian Dupraz au Joint Master of Architecture, HEIA-FR, semestre de printemps 2023.