Réin­ven­ter les ri­ves ur­bai­nes?

Comment réussir le périlleux équilibre entre urbanisation, gestion des risques, préservation des milieux ou du patrimoine industriel et accueil de nouveaux usages? C’est la question débattue lors de la dernière édition du Forum des transitions urbaines 2021 – organisé par l’association Ecoparc et le Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) de l’EPFL – et à laquelle ont répondu de manière contrastée plusieurs démarches exemplaires.

Data di pubblicazione
19-10-2021

Depuis une trentaine d’années, les villes fluviales et maritimes, notamment européennes, ont entrepris de renouer des liens avec leurs cours d’eau et leurs fronts de mer en partant à la « reconquête » de leurs rives. D’abord aménagées pour le commerce et l’industrie – avant que ces activités ne migrent en périphérie ou ne déclinent définitivement en laissant derrière elles des friches imposantes –, les berges offrent des situations exceptionnelles, au cœur de métropoles en pleine croissance et en quête d’attractivité. Les rives apparaissent alors comme des espaces privilégiés de développement: la volonté d’embellissement et d’amélioration du cadre de vie va de pair avec celle de créer de nouveaux quartiers denses. On a vu en quelques années s’installer de nouveaux paysages sur les infrastructures minérales des quais, qui ont changé durablement le visage des villes. C’est le cas en France par exemple, où s’est déployée au tournant des années 2000 toute une génération de projets de reconquête: à Lyon avec le quartier de Confluence et les aménagements d’In Situ sur le Rhône, à Bordeaux avec ceux de Michel Corajoud sur la Garonne, ou encore sur l’île de Nantes avec Alexandre Chemetoff. En dehors des villes, on s’interroge aussi sur la gestion écologique du risque d’inondation: en Suisse, avec les projets de renaturation genevois, dont celui de l’Aire, et aujourd’hui la 3e correction du Rhône.

La dernière édition du Forum des transitions urbaines présentait une sélection pointue et contrastée de démarches de requalification des rives urbaines en cours ou récemment achevées. Dans sa diversité, elle a permis de mettre en évidence la multiplicité des enjeux qui se cristallisent autour de ces espaces : foncier, densité, écologie, gestion des risques, usages (navigation, transport public, baignade), et la variété des réponses apportées. Parmi les projets, on en retiendra deux qui illustrent des manières très différentes de se « réapproprier » les berges.

Réparation patiente

Le premier se situe sur les rives sud de la Loire à Nantes. Il est mené depuis une dizaine d’années par l’agence Obras. Ce projet de «réparation», comme le qualifie Frédéric Bonnet, associé de l’agence, vise à «restituer une continuité de l’écosystème au cœur de la ville par la régénération progressive» d’un linéaire fluvial aujourd’hui occupé par des industries et des hangars commerciaux. 3300 logements à prix abordables, un grand parc et des équipements publics sont prévus dans ce secteur de 27 ha soumis aux marées (jusqu’à six mètres de marnage), dont les rives n’ont jamais été stabilisées. Ce projet en site occupé, qui prend le parti d’intégrer l’inondabilité, doit articuler toutes les questions sociales, économiques et écologiques et jouer avec l’incertitude. C’est un processus global sur le temps long qui passe par le déploiement de multiples stratégies:

  • négociations avec les entreprises en place pour permettre à la Métropole de Nantes d’acquérir le foncier,
  • mise en place progressive des conditions du futur projet à travers un travail sur la topographie, la densité des plantations, la fabrication d’un sol fertile,
  • principes de projet visant à libérer un maximum d’espaces en pleine terre (suppression des infrastructures souterraines et création d’un minimum de voiries),
  • mobilisation des acteurs économiques à l’échelle régionale pour développer des filières de construction plus durables.

Spectaculaire spéculation

Dans un contexte très différent, Herzog & de Meuron développent un projet de promotion privée dans le centre-ville de Moscou sur le site de l’ancienne brasserie Badaevskiy, pour partie classée monument historique. Pour «préserver la silhouette» de la brasserie, le parti consiste à surélever les nouveaux bâtiments sur des pilotis de 35 m de haut et à installer des programmes commerciaux dans les bâtiments rénovés. Au vu des images présentées lors du Forum, la Moskova sert ici surtout de toile de fond pour les perspectives léchées et de produit d’appel pour les futurs acquéreurs: le rapport à la rive et à l’eau se résume à la vue dont chacun pourra jouir depuis son appartement et aux boutiques alignées sur les quais.

Ces deux exemples extrêmes illustrent deux types de rapports aux berges dans des contextes urbains attractifs : comme biens communs ou comme plus-values pour des opérations de spéculation immobilière.

Géo-récit fédérateur

D’autres démarches exemplaires qui cherchent l’équilibre entre le bon degré d’urbanisation, des espaces publics de qualité, la prise en compte de l’existant et la gestion des risques, ont par ailleurs été présentées lors du Forum. C’est le cas du projet hors normes de 3e correction du Rhône (voir notre dossier dans TRACÉS 16-17/2019), qui doit permettre une meilleure gestion des risques et offrir de nouveaux espaces appropriables par les habitants le long du fleuve. Pour aborder cette échelle de projet, l’agence Base, en charge de l’aménagement des berges, a élaboré un « géo-­récit » (« les réponses sont dans les sites »), dans lequel le Rhône devient une ligne de vie commune pour toutes les vallées transversales. Comme à Nantes, le projet est d’abord un processus complexe associant de multiples acteurs, qui tente d’installer une infrastructure de paysage, territoriale et climatique à l’échelle de la vallée.

Maîtrise négociée

À Bordeaux, les bassins à flot étaient à l’abandon depuis 30 ans quand la Ville a décidé d’y lancer un projet d’urbanisation ambitieux de 5500 logements et 600 000 m2. La conduite de ce projet sans maîtrise publique du foncier a été confiée à l’agence ANMA, en 2009. Un plan guide qui évolue au fil du projet est élaboré, basé sur plusieurs principes : les quais sont l’espace public, les îlots sont très denses, les démolitions, les creusements sont proscrits, la mémoire de ce site militaro-industriel est préservée (base sous-marine allemande, rades, aciéries…). Pour discuter ce plan guide avec les élus, les acteurs de l’immobilier, les habitants, les architectes d’opérations, l’agence ANMA travaille sous forme d’ateliers. C’est à la fois un moyen de partager ces principes et de « tenir la dérive des promoteurs », dit Nicolas Michelin, son fondateur, qui rappelle très à propos que l’immobilier est un produit capitalistique.

Vous retrouverez tous les projets présentés lors du Forum du 3 septembre, notamment le plan directeur du quartier Ronquoz 21 à Sion et l’écoquartier fluvial de l’Île-Saint-Denis (qui accueillera le village olympique des JO de Paris en 2024), dans les actes à paraître dans le supplément du numéro TRACÉS de janvier 2022.

Programme et intervenants: transitionsurbaines.ch