Le droit au lo­ge­ment, en­tre­tien avec Lei­la­ni Fa­rha

Le logement est, de façon contradictoire, à la fois un droit humain reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et, de plus en plus, un objet d’investissement financier globalisé1. Dans cet entretien avec Leilani Farha, directrice de The Shift – un mouvement international créé pour reconnaître le droit au ­logement – et Rapporteuse spéciale pour le logement convenable de l’ONU2 de 2014 à 2020, nous discutons de l’impact de la financiarisation sur le droit au logement.

Data di pubblicazione
18-03-2021
Isabel Concheiro
Architecte, maître d’enseignement et responsable adjointe du Joint Master of Architecture, HEIA-Fribourg, et éditrice de la plateforme TRANSFER

Isabel Concheiro : Vous avez parcouru les métropoles du monde entier dans le cadre de vos missions et vous dressez un constat alarmant du logement. Comment définiriez-vous le droit au logement ?
Leilani Farha : Le droit au logement présente trois caractéristiques essentielles. La première est la sécurité du bail, c’est-à-dire que vous ne devez pas craindre d’être expulsé de votre logement. Elle est en lien avec la deuxième, qui est le prix abordable. Avec la financiarisation, les loyers augmentent ou les versements hypothécaires sont si élevés que les gens craignent de ne plus pouvoir louer ou acheter, ou même de voir leur logement saisi. La financiarisation fait monter les prix et crée de l’insécurité, ce qui remet en cause ces deux piliers essentiels du droit au logement. La troisième caractéristique est la dignité. Il est évident que si vous ne parvenez pas à nourrir votre famille ou à régler votre facture d’eau chaude parce que vous payez un loyer élevé, si vous êtes expulsé de chez vous, si vous risquez de vous retrouver sans abri ou contraint de vivre dans un refuge, ou chez des amis ou votre famille, votre dignité humaine est en danger à tous les niveaux, tant matériel que, bien sûr, personnel.

Qu’est-ce qui caractérise la financiarisation du logement ?
Il ne fait aucun doute que le logement a été financiarisé à l’échelle mondiale. J’entends par financiarisation le fait que le logement, ou l’immobilier résidentiel, est considéré comme une marchandise. Mais cela va au-delà. Le logement est en réalité utilisé comme un instrument permettant de mobiliser davantage de capitaux ou de les dissimuler. L’immobilier est l’un des moyens les plus importants pour blanchir de l’argent, il sert aussi à mettre son capital à l’abri et, bien sûr, à générer des profits. Je ne vise pas tellement les petits investisseurs, mais plutôt les grands investisseurs institutionnels, y compris les gouvernements, et surtout les fonds de capital-­investissement, les fonds spéculatifs, les compagnies d’assurance et les fonds de pension, car ce sont eux qui écoulent de grandes quantités d’argent dans l’immobilier résidentiel.

Dans quelle mesure le droit au logement est-il menacé par la financiarisation? Avez-vous observé les mêmes mécanismes dans différentes régions du monde?
Cette financiarisation est préoccupante du fait de son impact sur l’accès au logement. Dans n’importe quelle grande ville du monde, le logement est cher. De ce fait, on constate dans les pays du Sud l’expansion des quartiers informels et, dans ceux du Nord, l’augmentation du nombre de sans-abris ou de personnes menacées d’expulsion. Mais comment la financiarisation réduit-elle l’accessibilité au logement, quel est le lien entre les deux ? On pourrait penser que l’action des investisseurs consiste simplement à acheter des immeubles. Or nous savons que ces acteurs ont besoin de créer du profit à partir des bâtiments et du foncier. On parle certes volontiers du foncier mais, dans ce cas, il n’est pas la source principale des profits. En effet, ce sont les locataires qui génèrent un flux de revenus, grâce aux loyers qu’ils paient.

Il faut faire pression sur ces loyers pour obtenir davantage de bénéfices. Bien sûr, le foncier est important, car il reste la base, mais c’est vraiment sur le dos des locataires que la rentabilité se réalise. Si la législation le permet, les investisseurs divers (sociétés de gestion d’actifs, etc.) peuvent réaliser des travaux minimes qui justifient l’augmentation des loyers indépendamment du fait que les ménages souhaitent ces améliorations ou qu’ils puissent se les permettre. Ces acteurs sont aussi connus pour inciter certains locataires à quitter un immeuble en créant des conditions d’habitation néfastes, afin d’augmenter ultérieurement les loyers des appartements demeurés vacants. C’est ainsi que fonctionne principalement la financiarisation dans les pays du Nord.

Dans les pays du Sud, j’ai pu identifier deux aspects en particulier. D’abord, l’immobilier permet de blanchir des capitaux illicites. Ensuite, les gouvernements des pays en développement ont tendance à affirmer qu’ils vont s’attaquer à la crise du logement par le biais d’un programme spécifique. Mais leurs propositions, dites de logement social, comme par exemple en Égypte, se basent sur l’accès à des prêts hypothécaires que les personnes les plus démunies ne peuvent pas se permettre de rembourser. En réalité, cela crée des flux de capitaux qui ne profitent pas aux personnes dont le droit au logement a été bafoué, mais qui soutiennent en revanche les banques et le secteur financier. C’est une autre forme de financiarisation qui menace également le droit au logement.

Bien que l’accès au logement soit théoriquement protégé par des constitutions ou traités internationaux qui soulignent la responsabilité des gouvernements pour garantir un logement adéquat, au cours des dernières décennies, nous avons assisté non seulement au recul des programmes de logements publics ou à la vente de propriétés publiques à des investisseurs privés, mais aussi à la mise en place d’un ­système qui a ouvert la voie à une privatisation accrue du marché du logement. Quel est, dans ce contexte, le rôle des gouvernements pour garantir le droit à un logement abordable?
Mon travail porte prioritairement sur les gouvernements et leurs obligations. Il faudrait aussi s’intéresser aux sociétés de capital-investissement, aux fonds de pension, et autres acteurs privés. Mais je veux d’abord centrer l’attention sur les gouvernements car ce sont eux qui ont pris des engagements internationaux en matière de droits de l’homme, signé et ratifié des traités qui devraient avoir un sens. Pourquoi signer un traité selon lequel toute personne a droit à un niveau de vie adéquat, à un logement adéquat, si vous n’avez pas l’intention de le garantir ? Je pense que de nos jours les gouvernements sont tout à fait ouverts à la discussion sur la crise du logement. Lorsque je les interrogeais en tant que Rapporteuse de l’ONU, beaucoup se montraient insatisfaits et reconnaissaient les difficultés des gens à payer leur loyer – une tendance encore renforcée par la pandémie.

Cependant les gouvernements demeurent réticents à reconnaître le rôle qu’ils jouent en encourageant la financiarisation du logement. J’ai fait remarquer à certains responsables gouvernementaux qu’ils soutenaient les investissements immobiliers en accordant des avantages fiscaux aux acteurs privés. Les économies d’impôt accordées aux investisseurs sont considérables du fait qu’ils ne paient pas d’impôt sur le revenu. Si vous supprimez cet avantage fiscal, ne pensez-vous pas qu’il y aura moins de fonds d’investissement immobilier? Les gouvernements ont le pouvoir d’agir sur ces sujets dans le respect de leurs engagements en matière de droits de l’homme, et sont donc une cible prioritaire.

Par ailleurs, la financiarisation du logement ne contribue pas à augmenter l’offre de logements abordables, mais la réduit au contraire. Pourtant cette réduction n’est pas à l’avantage des gouvernements. Ils devront en effet y remédier par la construction de nouveaux logements, qui est onéreuse, et y ajouter encore le subventionnement de ces logements qui s’adressent aux plus défavorisés. Dans ce sens, leur intérêt serait d’une part de protéger les logements existants et d’autre part de favoriser des initiatives orientées vers la construction de logements abordables.

Je pense qu’il faut absolument que les gouvernements considèrent le logement comme un droit de l’homme. Les gouvernements municipaux, régionaux et nationaux ont tous des obligations internationales à ce sujet. Ils doivent assurer ce droit, défendre la disponibilité de logements à des prix abordables et protéger le parc de logements existant. Pour cela, ils doivent appliquer la législation et adopter des politiques du logement basées sur le fait qu’il s’agit d’un droit de l’homme.

Dans le passé, des programmes de logements abordables ont été mis en place avec le soutien de l’État, comme c’est le cas de Vienne dans les années 1930, ou du programme Mitchell-Lama à New York dans les années 1960. En outre, différents modèles de production de logements abordables à l’initiative des citoyens existent, tels que les coopératives ou les Community Land Trusts, mais ils représentent une faible proportion du marché. Comment soutenir davantage de modèles de construction de logements abordables?
Nous devrions en effet commencer à envisager d’autres modèles fonciers. Mais je voudrais insister sur l’importance de protéger le stock existant. Une partie de notre stratégie consiste à concentrer les efforts sur les formes de bail existantes pour les protéger. Je ne pense pas que nous puissions convertir tous nos marchés locatifs à de nouvelles formes de bail, mais il est important de s’assurer que ce qui existe dans le système actuel soit protégé. Par exemple, à Toronto, dans le quartier de Parkdale, on trouve des rooming houses, des logements très simples, plusieurs chambres accompagnées d’installations communes, qui permettent d’éviter que leurs habitants ne se retrouvent à la rue. Ils allaient être rachetés par une société de gestion d’actifs et convertis en studios pour étudiants. La communauté s’est réunie pour acheter un des bâtiments et lui donner le statut de Community Land Trust3. Ce double aspect est intéressant. D’un côté, il s’agit de préserver le stock existant et, de l’autre, de convertir le titre foncier en une propriété pour la communauté à long terme.
 

Vous êtes actuellement la directrice de The Shift (make-the-shift.org), « un nouveau mouvement mondial pour réclamer et réaliser le droit humain au logement, en remettant en question la manière dont les acteurs financiers sapent ce droit fondamental ». Le projet est présenté dans la dernière partie du documentaire PUSH4, qui suit votre travail en tant que Rapporteuse spéciale de l’ONU. Pouvez-vous expliquer les origines de ce mouvement ?
J’ai commencé The Shift lorsque j’étais Rapporteuse spéciale à l’ONU. L’ONU est l’un de nos partenaires fondateurs et continue à l’être, de même que United Cities and Local Governments (UCLG). Pendant mon mandat, qui s’est terminé en avril 2020, j’ai senti très clairement chez mes interlocuteurs – les maires, les conseillers municipaux, les ONG, les citoyens, les personnes travaillant sur d’autres aspects de la financiarisation – le souhait qu’un mouvement international centré sur les questions dont nous avons discuté, et en particulier la financiarisation du logement, soit créé. Le film PUSH a contribué à donner de la visibilité à ces questions. Il existe de nombreux mouvements locaux qui travaillent sur le droit au logement et qui luttent contre la financiarisation. Mais j’ai pensé qu’il serait utile qu’une entité internationale relie toutes ces initiatives et agisse comme une organisation faîtière. C’est donc ce que The Shift a entrepris : connecter les activités et les personnes au niveau mondial, générer notre propre contenu et tenter de mettre ces questions à l’ordre du jour au niveau international.

Quelles stratégies et actions développez-vous depuis The Shift pour garantir le droit au logement?
Par la mise en réseau, un de nos objectifs est d’expliciter ce que signifie le droit au logement, où il s’étend, à qui il s’étend et quel est l’impact de la financiarisation sur ce droit. Par exemple, le 10 décembre 2020, Journée internationale des droits de l’homme, nous avons lancé une action mondiale des sans-abris qui rassemble une vingtaine d’organisations et représente des personnes d’une trentaine de pays. Ils réclament que leur situation soit considérée comme une violation de leur droit au logement et demandent aux gouvernements de s’engager à la traiter comme telle.

Nous ressentons clairement que les sans-abris n’ont pas de lieu pour faire valoir ce droit. S’ils vont au tribunal, c’est en tant qu’inculpés, et lorsqu’ils expriment leurs revendications dans la rue, ils sont criminalisés ou arrêtés par la police. Nous voulions donc leur offrir une plate-forme, un lieu où ils pourraient faire valoir ce droit. Nous avons suggéré aux organisations partenaires d’inviter des personnes sans-abri à réaliser une vidéo ou un enregistrement audio que nous avons rendu disponibles sur notre site web. À ces enregistrements s’ajoutent des lettres adressées aux gouvernements d’environ 150 pays leur demandant de mettre en pratique le droit au logement pour les personnes sans-abri. L’objectif de cette action était ainsi de mettre en relation les organisations et les personnes sans-abri du monde entier.

Votre action est-elle également orientée vers les gouverne­ments?
Oui, nous mettons en place des initiatives intéressantes visant à influencer les politiques gouvernementales. Nous avons commencé à envoyer des lettres de doléances aux gouvernements lorsque l’on nous rapporte des situations assimilables à une violation du droit au logement et leur rappelons leurs obligations internationales à ce sujet. Par exemple, nous avons adressé une lettre lorsque le camp de Moria à Lesbos a brûlé et qu’environ 13000 réfugiés, demandeurs d’asile et migrants se sont retrouvés sans abri ou une autre lors de l’expulsion forcée de 1400 familles dans le campement de Guernica, près de Buenos Aires.

Nous essayons également de définir certains principes généraux concernant le droit au logement à l’intention des gouvernements. Par exemple, nous avons publié en décembre 2020 une note d’orientation pour une législation d’urgence destinée à garantir que ce droit soit protégé pendant la pandémie. À moyen terme, je tente de rédiger des directives de protection face à la financiarisation. L’objectif est de proposer aux gouvernements une marche à suivre pour respecter leurs engagements, protéger leur parc immobilier, et garantir des logements abordables.

Enfin, nous réfléchissons à des modes d’action concrets, de terrain, sur la financiarisation du logement, impliquant différents acteurs. Nous venons de commencer, c’est un nouveau projet à suivre.

À propos

Leilani Farha est directrice de The Shift et ancienne Rapporteuse spéciale des Nations Unies pour le logement convenable. Son action contribue à développer de nouvelles normes internationales en matière de droit au logement. Elle est le personnage principal du documentaire PUSH réalisé par le cinéaste Fredrik Gertten en 2019 autour de la financiarisation du logement. Ils ont créé ensemble un podcast, PUSHBACK Talks, sur le même sujet.

Notes

 

1. Au cours des dernières décennies, la valeur de l’immobilier résidentiel global a atteint 160 trillions de dollars, soit plus du double du PIB mondial dont environ un tiers, soit 54 trillions de dollars, est considéré comme de l’investissement à grande échelle. Source : « Around the world in dollars and cents », Savills World Research, 2016, pp. 4-5.

 

2. Le Rapporteur spécial pour le logement convenable est un expert indépendant, nommé par le Conseil des droits de l’homme depuis l’année 2000, chargé d’examiner la situation du droit au logement. Plus d’informations : unhousingrapp.org

 

3. Community Land Trust (CLT) est un système au travers duquel une organisation (à l’échelle d’un quartier, d’une ville, d’une région) est propriétaire de terrains de manière permanente et gère leur occupation en fonction de ses objectifs propres. Une fois les terrains achetés, ils vont rester dans le « portefeuille » du trust « à perpétuité » et, quel que soit leur usage, ne pourront plus faire l’objet de revente avec spéculation. Source : citego.org/bdf_fiche-document-1347_en.html

 

4. PUSH, documentaire de Fredrik Gertten, mars 2019, pushthefilm.com

Isabel Concheiro est architecte et éditrice de Transfer Global Architecture Platform. Elle est chargée de cours et coordinatrice du Joint Master à la HEIA Fribourg.

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