« Il n’y a pas d’évo­lu­tion sans ri­sque »

Entretien avec Rui Furtado

Rui Furtado est responsable de l’équipe d’ingénierie pour le nouveau bâtiment qui accueillera le mudac et le Musée de l’Élysée, sur le site de Plateforme 10, à Lausanne. TRACÉS l’a rencontré avant sa participation au cycle de conférences FRONTIÈRES organisé par la Maison d’Architecture de Genève. L’occasion de confronter deux approches de la culture du bâti.

Data di pubblicazione
08-03-2021
Manuel Montenegro
architecte et chercheur en théorie et histoire de l’architecture au gta Institut (EPFZ).

TRACÉS: Le bâtiment qui accueillera le Musée de l’Élysée et le mudac est votre première réalisation en Suisse. Quelle est votre perception de la culture du bâti en Suisse romande?
Rui Furtado: Les cultures suisse et portugaise sont très différentes pour tout ce qui concerne les budgets, les réglementations, l’administration et, plus particulièrement, la rigueur, la flexibilité et la gestion des processus entourant un projet. Dans les concours organisés en Suisse, les solutions lauréates sont intéressantes, mais très pragmatiques et sûres. Avec les architectes Manuel et Francisco Aires Mateus, nous n’en étions pas conscients lorsque nous avons commencé à développer ce projet. Cela nous a peut-être permis de porter une idée qui comportait des options moins fréquentes dans le contexte suisse, qui assumait la gestion des risques, la possibilité d’expérimenter et celle d’échouer. Le concours remporté, ce parti pris pour un projet expérimental nous a donné une grande assurance dans la poursuite de nos objectifs. C’est une question intéressante qui permet de discuter de l’impact de la culture locale dans les pratiques de conception. L’aversion au risque se traduit par une standardisation et une tendance à ruiner les meilleures idées. Si les bâtiments conventionnels gagnent en qualité, ceux d’exception deviennent moins remarquables.

Les architectures expérimentales génèrent évidemment leurs moments de doute… Cette tension accompagne toujours le processus et se gère grâce à l’expérience, afin de ne pas perdre de vue l’essentiel : la qualité du bâtiment. Des projets comme celui-ci, le stade de Braga ou la Casa da Música de Porto, ne sont possibles que lorsque les acteurs deviennent un ensemble qui converge vers un but commun : construire un objet transcendant.

Quels sont les défis apparus au cours de ce projet d’espace muséal?
Le principal défi est naturellement celui de la structure. Le volume supérieur, qui accueillera le mudac, nous a occupé pendant plusieurs années. Sa conception s’apparente davantage à celle d’un pont qu’à celle d’un bâtiment. Mais, en dépit de son échelle et de sa complexité, c’est bien un bâtiment. Il faut donc s’assurer que le comportement de la structure, notamment les déformations, est compatible avec la présence de fenêtres1. Quiconque arrive dans le hall d’entrée du musée a la perception d’une caverne, avec une topographie au sol et une autre, inversée, au plafond. Indépendantes l’une de l’autre, elles se rejoignent aux trois points de support de la structure que sont les trois noyaux d’accès, créant ainsi une continuité logique des lignes de force. Le vide entre le plafond de l’atrium et le sol du mudac crée une seconde « caverne » technique, qui contient toute la structure métallique2 de transition entre les parois de béton des façades et les noyaux d’accès ainsi que les chemins de distribution des réseaux techniques.

Un autre aspect marquant du projet est la solution développée en toiture pour la climatisation et l’éclairage naturel du mudac3. Il y avait deux contraintes fondamentales : des portées de 45 m, qui nécessitent des structures à grande inertie de déformation, et l’orientation solaire du bâtiment. Nous inspirant du Kunstmuseum Liechtenstein4, nous avons conçu un système de sheds et un plafond intérieur translucide en toile tendue Barrisol. L’espace entre les deux est traité comme un plénum, dans lequel l’air traité est injecté, créant une surpression qui descend à travers les fentes du plafond. Cela libère ainsi l’espace de grilles d’insufflation et assure la propreté des panneaux, à la fois en termes d’accumulation de poussière et des ombres que l’existence de conduits créerait, pour finir avec un plafond lisse, neutre et abstrait, à éclairage diffus.

Comment avez-vous construit votre relation à l’architecture?
J’ai une formation généraliste, qui me mène à toujours essayer de considérer le bâtiment dans son ensemble. En visitant aussi bien des structures monumentales anciennes, en Iran ou en Égypte, que des bâtiments contemporains, j’ai été amené à réfléchir à un ensemble de critères pour comprendre ce qui contribue à rendre un bâtiment exceptionnel. Rien ne remplace cette rencontre avec un bâtiment pour essayer de comprendre comment et pourquoi il a été fait ainsi, tout en rationalisant l’effort collectif du processus. L’une de mes confrontations les plus surprenantes a été la Faculté d’architecture de São Paulo, de Vilanova Artigas, où un simple parallélépipède devient un objet extraordinairement fort et merveilleux5. Les bâtiments qui m’intéressent le plus ont cette qualité, difficile à définir, de ne pas être évidents, de bien gérer les attentes et de constamment susciter curiosité, surprise et intranquillité.

En ingénierie, il y a beaucoup d’intuition mais, finalement, tout peut se réduire à des chiffres pour parvenir à des décisions objectives. En architecture, je suis fasciné par les discussions interminables qui peuvent avoir lieu autour du choix de telle ou telle option, pour savoir si ce sera la meilleure pour le bâtiment qu’on a imaginé. Parmi les travaux auxquels j’ai déjà participé, le cas le plus extrême de cette approche – et celui qui a généré les meilleurs résultats et le plus de satisfaction – était le stade de Braga. Le projet lausannois présente également ces caractéristiques, créant une forte attente, lorsqu’on se rend compte qu’il s’agit d’un bloc de béton suspendu au-dessus d’une fissure qui entoure tout le bâtiment.

Comment appréhendez-vous l’avenir de la profession?
Puisqu’il n’y a pas d’industrie plus conservatrice que celle de la construction, les dernières années ont précipité un changement très rapide de toutes les logiques. La consommation d’information immédiate et incessante, qui nous oblige à nous positionner et à prendre des décisions instantanées, a un impact énorme sur nos métiers. Ce changement culturel, notamment l’aversion au risque dans les sociétés industrialisées, nous oblige à nous demander s’il y aura, à l’avenir, de l’espace et du temps pour toutes les expériences dont nous venons de parler.

Ces changements structurels, de culture et de profession, présentent des enjeux pour le projet d’une toute autre nature. Bien que dans le monde de l’architecture et de son enseignement, l’accent soit encore excessivement mis sur le dessin, la forme et la composition, c’est finalement une vision multi- et interdisciplinaire qui donne le plus de qualité au bâti. Cette approche plurielle renvoie non seulement à des problématiques techniques, mais aussi d’ordre historique ou philosophique, de sorte que chaque professionnel devient presque un couteau suisse, créant la flexibilité nécessaire pour répondre aux défis qui se présentent. C’est la manière la plus correcte de répondre à la transformation qui s’impose dans notre société, afin de garantir un espace d’innovation et d’expérimentation. Avec la complexité des nouveaux besoins et l’émergence de nouvelles questions, l’essentiel n’est pas d’abandonner, mais de résister, de prendre des risques et d’assumer la responsabilité de continuer à élargir l’horizon pour trouver de nouvelles réponses. Une recherche que je partage avec quelques collègues ingénieurs suisses, et qui me rappelle qu’« il n’y a pas d’évolution sans risque », comme me l’a fait remarquer l’un d’entre eux.

Notes

 

1. La déformation au point critique le plus exigeant de la structure est de l’ordre de 8 mm (instantanée) et 20 mm (différée), ce qui est compatible avec les exigences d’un bâtiment. La fissuration des façades de béton, qui sont structurelles et non isolées par l’extérieur, est contrôlée par l’intégration de la précontrainte.

 

2. La décision d’utiliser une structure intermédiaire de treillis métalliques, et non des murs en béton, a été prise afin de faciliter la gestion des réseaux, qui peuvent toujours évoluer au cours du projet, selon les nécessités du chantier et lors de la vie du bâtiment.

 

3. La commande du mudac exigeait des salles disposant de lumière naturelle et celle du musée de l’Élysée uniquement de lumière artificielle.

 

4. Projet d’architecture du bureau Morger et Degelo, avec Christian Kerez, 2000.

 

5. Voir TRACÉS 3502 / octobre 2020 consacré aux travaux de Vilanova Artigas.

À propos

 

Rui Furtado dirige le bureau d’ingénierie afaconsult. Il a participé à des projets tels que le pavillon du Portugal à l’Exposition universelle d’Hanovre 2000 (avec Álvaro Siza et Eduardo Souto de Moura), la Casa da Música de Porto (avec OMA), le stade de Braga (avec Eduardo Souto de Moura), le Musée national des Carosses de Lisbonne (avec Paulo Mendes da Rocha), le siège d’EDP à Lisbonne (avec Aires & Mateus Associados), et la station brésilienne Comandante Ferraz en Antarctique (avec Estúdio 41). En Suisse, il collabore actuellement à la conception du Musée de l’Élysée et du mudac (avec Aires Mateus & Associados) sur Plateforme 10, à Lausanne et à la Cité de la musique (avec le consortium Pierre-Alain Dupraz et Gonçalos Byrne), à Genève.

RUI FURTADO | Conférence en livestream | Maison de l'Architecture | Genève

11 mars / 18:30 - 19:30 - Conférence en français

Vous pourrez suivre l’événement en livestream sur la  chaine youtube de la MA ainsi sur que sur page Facebook de la MA.

Manuel Montenegro est architecte et chercheur en théorie et histoire de l’architecture au gta Institut (EPFZ).

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