In­com­piu­to, du sty­le au mou­ve­ment

La publication d’Alterazioni Video et Fosbury Architecture, Incompiuto: la nascita di uno stile1 (2018) a provoqué, en Italie, une prise de conscience sur le phénomène des infrastructures et des architectures publiques laissées à l’abandon avant leur achèvement ou leur ouverture. Le collectif urbz a été invité à rejoindre une recherche-action à La Maddalena (Sardaigne) en 2018, puis à Matera (Basilicate) en 2019. Après la dénonciation se pose aujourd’hui la question de la réappropriation concrète de ces structures.

Data di pubblicazione
03-04-2020

En Italie, depuis plus de dix ans, le collectif d’artistes Alterazioni Video s’attache à rendre visibles les opere incompiute, l’ensemble des ouvrages financés par l’argent public qui, soit n’ont jamais été terminés, soit n’ont jamais été ouverts. Avec le projet Incompiuto Siciliano, le berceau de cette démarche artistique est la Sicile, où la production de ces infrastructures et architectures atteint son paroxysme. Le collectif s’intéresse ensuite au phénomène dans l’ensemble de la Péninsule, pour rendre compte de son ampleur nationale. Soutenu dès lors par Fosbury Architecture, un collectif de chercheurs en architecture, les artistes débusquent, visitent, photographient et filment 696 ouvrages dont ils rendent compte en 2018 dans Incompiuto : la nascita di uno stile. Cette publication regroupe des textes issus de débats et d’analyses qui démontrent la diversité des registres et approches du phénomène du non fini. D’autre part, des données permettent de saisir l’envergure et le coût de chaque infrastructure.

Incompiuto: du phénomène à la naissance du style
Que sont ces parcs sans jeux ni enfants, ces gares sans trains ni voyageurs, ces parkings vides, ces aqueducs et barrages sans eau, ces centres culturels déserts, ces autoroutes sans destination, cet hippodrome sans chevaux… Des monstres de béton, un patrimoine, un phénomène ? Dans le Manifesto Incompiuto2, Alterazioni Video affirme que les 696 ouvrages recensés, soit la moitié du nombre total estimé, qui ont coûté des milliards d’euros et font partie intégrante du paysage des villes et des campagnes, ne sont ni plus ni moins que des œuvres appartenant à l’«Incompiuto (...), le style architectural le plus important de la Seconde Guerre mondiale à nos jours»3.

Révéler le style Incompiuto, c’est considérer l’ensemble de ces ouvrages dans leur état actuel, les valoriser bien qu’ils soient non finis. C’est l’acte fondateur d’un processus de reconnaissance des opere incompiute comme patrimoine par la population et par le gouvernement. Revendiquer le style Incompiuto aujourd’hui, c’est aussi questionner le statut futur de ses œuvres.

Alterazioni Video et Fosbury Architecture ont parcouru l’Italie afin d’initier un débat de fond qui dénonce autant qu’il valorise ce patrimoine à travers différentes interventions et expositions. Cette nouvelle forme de lobbying artistique et architectural rend visible ce qui ne l’était plus. Lors de notre visite à Matera, notre collectif urbz a été frappé de constater que certains riverains, victimes d’une sorte d’amnésie collective, ne se rendaient même plus compte de l’existence, au cœur de leur quartier, d’un complexe sportif incompiuto auquel ils n’avaient jamais eu accès. Au-delà de la prise de conscience se pose la question de la réappropriation. En effet, si l’audace de leur approche a permis une visibilisation du phénomène à l’échelle nationale, comment ces activistes peuvent-ils promouvoir la réappropriation de près de 1500 opere incompiute sur l’ensemble du territoire?

La patrimonialisation, une reconnaissance nécessaire pour la réappropriation?
Depuis une quinzaine d’années, urbz expérimente une recherche-action pour développer de manière participative des politiques et des programmations urbaines ancrées dans leurs contextes et fondées sur la reconnaissance de l’existant comme point de départ. Nous avons rencontré Andrea Masu d’Alterazioni Video lors d’Eterotopia4, une démarche prospective sur La Maddalena, un archipel du nord de la Sardaigne. Nous avions eu à réfléchir au devenir du tristement célèbre incompiuto de l’ex-Arsenale et sa Casa Del Mare5 conçue par Stefano Boeri pour un G8 qui n’a jamais eu lieu, fermé au public en 2010 et gardé depuis par des militaires (fig. 2). Cette recherche poursuit son cours et nous avons eu l’opportunité d’engager l’été dernier un processus avec des habitants de Serra Rifusa à Matera, dans la région de la Basilicate, pour transformer à terme un complexe sportif, dont l’ouverture est reportée depuis plus de trente ans, en un parc pour le quartier. Cette démarche a permis de souligner les forces en présence, de mobiliser les porteurs de projets et d’identifier les potentiels de réappropriation et de gestion participative, ainsi que de dessiner les bases d’une convention d’usage avec la ville.

Nous avons alors compris que la patrimonialisation peut devenir une arme permettant de faire reconnaître ces artefacts abandonnés tels qu’ils sont, avec leurs qualités, dans leur état d’avancement. Ainsi, l’échec de l’administration publique à réaliser le projet pour lequel l’argent public a été engagé légitime une nouvelle approche et un nouveau portage par celles et ceux qui vivent à proximité de ces opere incompiute ou qui sont capables d’en imaginer le potentiel. Au fil du temps, de rares sites ont été appropriés par des particuliers ou des groupes, de façon plus ou moins organisée – Andrea Masu nous racontait cette découverte impromptue d’un élevage clandestin de homards dans le sous-sol d’un incompiuto ouvert sur la mer. Toutefois, dans la majorité des cas, un incompiuto est caractérisé par son inaccessibilité car c’est un chantier qui ne se termine jamais, il reste donc perpétuellement fermé au public.

Pratiques institutionnelles versus constitution
La force du projet Incompiuto est d’avoir provoqué le débat à l’échelle nationale. Les opere incompiute pourraient être reconnus et exister en tant que monuments, dont la simple présence silencieuse serait le témoin d’un futur jamais concrétisé. Néanmoins, ces espaces provoquent une envie irrépressible de réappropriation et de réouverture. Architectes, urbanistes, artistes, citoyens, tous aspirent à devenir les acteurs de cette révolution. Il s’agit de rendre au peuple italien un patrimoine perdu et de rendre son intégrité à un territoire mité par des projets en déshérence. Comme le démontrent les expositions et les publications consacrées au style Incompiuto, ces sites sont autant d’œuvres dédiées à l’imaginaire d’où jaillit une force poétique profonde : après tout, c’est dans les vides, dans les espaces oubliés, que la société se projette de manière créative.

Pour lors, dans la majorité des cas, les administrations sont loin de faire leur mea culpa. Pire, comme les décideurs ne veulent pas admettre publiquement que ces ouvrages ne seront jamais terminés, ils continuent à les considérer comme des chantiers interdits au public. Alors qu’à l’heure actuelle, les ouvrages pâtissent de leur abandon et se détériorent rapidement, on peut observer différentes actions de maintenance futiles et désespérées, parfois franchement grotesques : de jeunes arbres plantés dans un parc délaissé qui sèchent sur pied faute d’irrigation, des sites massivement éclairés et gardés par des agents de sécurité, des systèmes de distribution des eaux, d’électricité ou de chauffage prêts à fonctionner, une borne de location connectée mais sans vélos... Ainsi, ces infrastructures et architectures financées par les impôts demeurent inutilisables pour le public tout en continuant à peser sur les finances de l’État. Cette injustice est réitérée lorsque le gouvernement s’égare dans de fastidieux calculs, voire de coûteuses études, pour estimer les nouveaux investissements nécessaires à l’achèvement de ces milliers d’ouvrages.

Néanmoins, il existe des leviers concrets qui démontrent qu’une alternative est possible. D’une part, le principe de subsidiarité est inscrit à l’article 118 de la constitution italienne : les compétences administratives doivent être exercées au plus proche des citoyens qui peuvent ainsi, en tant qu’individus ou par le biais des corps intermédiaires, coopérer avec les administrations publiques pour définir les interventions qui affectent leurs réalités sociales et leurs territoires. D’autre part, nous avons pu observer au niveau local, notamment grâce à l’initiative du réseau Labsus6, qui se définit comme « un laboratoire de la subsidiarité », des biens publics changer de statut pour devenir des biens communs : ils sont alors régis par des conventions entre les institutions et des associations citoyennes qui en assument la gestion et l’activité. L’ampleur et la reconnaissance du style Incompiuto est une chance pour que ces modèles alternatifs puissent enfin trouver un écho dans la législation à l’échelle nationale. 

Si la reconnaissance du style Incompiuto comme patrimoine architectural italien est la clé de voûte d’une possible réappropriation et donc de la rédemption des opere incompiute, alors la préservation de son esthétique est primordiale. Car c’est la forme non finie de ces œuvres qui engage des potentiels d’usages infinis. Car préserver l’inachevé, c’est se rappeler toujours de l’absurdité et de l’irresponsabilité institutionnelle que ces projets symbolisent.

Notes

  1. Alterazioni Video et Fosbury Architecture, Incompiuto : la nascita di uno stile, Humboldt Books, Milan, 2018. Cette publication a été traduite en anglais sous le titre de Incompiuto: the birth of a style
  2. Ibid., pp. 14-23
  3. Ibid., p. 15
  4. Workshop Eterotopia organisé par le collectif éponyme du 22 au 30 septembre 2018 à Maddalena (Sardaigne), eterotopia.net.
  5. Un film sur cette structure abandonnée a été présenté à la Biennale de Venise de 2014 : bekalemoine.com/La_Maddalena.php
  6. labsus.org