Droit des mar­chés pu­blics: "Nous de­vrions ré­flé­chir à de nou­veaux cri­tè­res d'a­d­ju­di­ca­tion"

Les pratiques et le droit suisses de la passation des marchés publics vus par Martin Beyeler, juriste expert de ces domaines qu’il enseigne à Fribourg.

Data di pubblicazione
07-03-2018
Revision
08-03-2018

SIA : Avons-nous besoin d’une réglementation des adjudications publiques?
Martin Beyeler : La Suisse s’est engagée dans divers traités internationaux à établir une telle réglementation et en particulier à ouvrir son marché au niveau international. Dans ce cadre, un devoir de réglementation existe donc. Au-delà, la question de savoir ce que l’on veut réguler ou pas est de nature politique. Cela étant, la Constitution fédérale oblige toutes les instances étatiques à observer la neutralité concurrentielle. Autrement dit, la passation des marchés publics doit être organisée de manière à exclure les distorsions de concurrence. D’où la fixation de règles d’adjudication. Des règles qui doivent aussi garantir un maximum de transparence dans l’attribution des commandes publiques. Enfin, le droit des marchés publics a encore pour but d’assurer une allocation efficiente des deniers publics.

La SIA critique la concurrence basée sur les prix et milite pour une concurrence fondée sur la qualité : cet engagement en vaut-il la peine?
En vertu de la loi, l’adjudication doit fondamentalement prendre en compte aussi bien le prix que la qualité.

En pratique, on constate cependant que le prix a souvent une prépondérance de facto, dans la mesure où il motive l’adjudication en dépit de l’existence de critères qualitatifs. Cela pour diverses raisons qui ne me sont pas toutes connues. L’une d’elles relève certainement de la pression permanente à l’économie qui s’exerce sur les organismes étatiques. Il me semble en outre que l’on fixe trop souvent des critères d’adjudication qui font que toutes les offres présentées s’avèrent plus ou moins équivalentes. Nous devrions réfléchir à des critères qui permettent la mesure tangible de différences de qualité. Car une telle mesure, ainsi que sa justification représentent toujours une tâche hautement complexe ; sans compter qu’il n’est souvent guère possible de prévoir objectivement une qualité.

Comment mesurer la qualité de manière crédible et tangible?
C’est la question clé depuis que le droit des marchés publics existe. Inutile d’espérer « la » solution – mais nous devons œuvrer à établir des critères qualitatifs plus opérants. Le cas échéant, le critère d’« accès à la tâche » constitue selon moi une méthode très valable : elle implique la fourniture de certaines prestations-test, dont l’instance adjudicatrice évalue ensuite les aspects qualitatifs. Il peut également s’avérer utile de soumettre à une évaluation matérielle qualitative les projets de référence présentés par les mandataires potentiels.

Est-ce une bonne chose d’appliquer des procédures particulières – tels le concours de projets, le mandat d’étude parallèle ou l’appel d’offres de prestations, selon les règlements SIA 142, 143 et 144 – à la recherche de prestations de nature intellectuelle (PNI)?
Je tiens le concours de projets et le mandat d’étude parallèle pour de très bons instruments. Il revient néanmoins à l’instance adjudicatrice de juger si elle veut organiser un appel d’offres ordinaire, un concours ou un mandat d’étude parallèle. Car seule l’instance adjudicatrice est en mesure de déterminer la procédure adaptée à son besoin concret. Je doute qu’une obligation légale imposant le concours, voire le mandat d’étude parallèle, produirait des résultats satisfaisants.

Les maîtres de l’ouvrage publics sont-ils autorisés à mener des mandats d’étude parallèles?
Il existe une décision de justice fédérale de 2005 qui stipule que le mandat d’étude parallèle n’étant pas prévu dans la loi, il ne serait dès lors pas autorisé. C’est de là que vient l’incertitude. Mais cela n’a pas empêché des cantons et des communes d’organiser un grand nombre de mandats d’étude parallèles au cours des dernières années. Car entre-temps, notamment grâce à une jurisprudence du Tribunal cantonal fribourgeois, une nouvelle interprétation juridique s’est en effet imposée, en vertu de laquelle le mandat d’étude parallèle est considéré comme une forme de concours de projets permettant l’attribution directe d’un mandat de suivi. Ce qui a fait admettre cette possibilité légale, c’est le raisonnement selon lequel l’argument décisif ne réside pas dans l’anonymat de la procédure de concours, mais dans l’indépendance du jury par rapport au maître de l’ouvrage. Cette licéité a depuis été confirmée dans divers arrêtés cantonaux et à l’issue de la révision en cours, le mandat d’étude parallèle devrait être explicitement autorisé partout.

Y a-t-il une différence entre le dialogue compétitif prévu par la loi et le mandat d’étude parallèle?
Oui, il s’agit de deux procédures distinctes. Ce qu’elles ont en commun, c’est que l’instance adjudicatrice publique n’est pas d’emblée en mesure de décrire les prestations dont elle a besoin. De même, les deux procédures impliquent des interactions entre le pouvoir adjudicateur et les candidats, échanges au cours desquels la prestation à fournir se verra peu à peu définie.

Mais les similarités s’arrêtent là. Dans le dialogue compétitif, il s’agit de définir la prestation à fournir avec les mandataires potentiels. Dans le mandat d’étude parallèle, il s’agit en priorité de définir un ouvrage à réaliser avec des professionnels des études pour la construction, tandis que la fixation des prestations de suivi que ceux-ci auraient à fournir n’intervient, le cas échéant, que dans un deuxième temps. Dans ce sens, le dialogue compétitif s’apparente à un appel d’offres ordinaire, puisqu’à l’issue de la procédure les candidats sont invités à présenter des offres pour les prestations de suivi, offres qui seront évaluées en fonction de critères usuels de prix et de qualité dans le respect des conditions de concurrence. Le mandat d’étude parallèle s’apparente en revanche au concours de projets, à la différence près qu’il n’est pas anonyme. C’est en l’occurrence un jury qui désigne la meilleure solution parmi les propositions présentées. Ensuite, les prestations de suivi sont directement négociées de gré à gré, puis adjugées au lauréat recommandé à cette fin par le jury.

Que pensez-vous de la méthode de la double enveloppe?
La méthode dite de la « double enveloppe » désigne diverses procédures. J’aborderai deux variantes qui visent toutes deux en priorité à ce que les mandataires potentiels présentent leurs offres de prestations séparément de leurs offres de prix, mais dont le déroulement diffère ensuite. Il y a d’abord la variante où l’instance adjudicatrice évalue définitivement les offres de prestations (première enveloppe), avant de prendre connaissance des offres de prix (deuxième enveloppe) pour les évaluer à leur tour. Cette procédure a donc pour but d’exclure le facteur prix de la réflexion tant que la qualité est évaluée. Cela me semble rationnel et c’est conforme au droit. L’autre variante est la procédure indirectement décrite à l’art.15.4 du règlement SIA 144 qui veut qu’une fois la qualité évaluée (première enveloppe), toutes les offres qui ne se classent pas aux premiers rangs soient exclues de la compétition, afin que seules les propositions offrant la meilleure qualité soient retenues pour la décision d’adjudication, lorsque le prix (deuxième enveloppe) est à son tour pris en compte. A mon sens, cette seconde procédure est contraire au droit, car une qualité non optimale ne constitue pas une cause licite d’exclusion. Par ailleurs, je ne crois pas que la procédure en question permette de soutenir le niveau général des prix.

Le droit suisse parle de l’offre économiquement la plus avantageuse, tandis que l’Accord de l’OMC retient le terme de « most advantageous ». Ces formulations recouvrent-elles des différences?
Il est exact que sur la base du texte de l’Accord OMC de 2012 sur les marchés publics, on peut soutenir l’interprétation que le prix ne doive pas nécessairement être retenu comme critère d’adjudication. On peut en tous cas constater que le nouveau texte accorde moins d’importance au prix que celui de 1994. Dans l’esprit du droit de l’OMC, la priorité n’est pas donnée au prix, mais à des critères objectifs et non discriminatoires. Cela dit, l’Accord n’interdit nullement aux Etats signataires de prévoir dans leur législation que le prix doit obligatoirement figurer au nombre des critères d’adjudication. Ainsi, la nouvelle directive européenne sur les marchés publics souligne-t-elle par exemple que la question des coûts ne doit pas être complètement évacuée. Elle prévoit toutefois différentes possibilités pour dépasser les mécanismes habituels, notamment une évaluation englobant le cycle de vie, le cas échéant l’internalisation complète de coûts externes.

Du point de vue du droit international, la Suisse pourrait dans certains cas renoncer à appliquer le critère du prix. Il revient à nos organes législatifs de déterminer si, et le cas échéant dans quelles situations, le critère prix peut être évacué et de dire comment l’économicité du bien à acquérir devrait alors être garantie.