Con­strui­re la Mé­tro­po­le Lé­man

«Ce sont nos voisins de Savoie qui nous regardent, et nous les regardons par-dessus une ligne que l’histoire a tracée quelque part, au milieu du lac, on ne sait pas bien où, car elle ne se perçoit pas, cette frontière qui nous sépare, alors que l’eau ne pense qu’à réunir, étant lisse, largement ouverte, bellement dallée et pavée, et il semble qu’elle va retentir sous le pied. Elle est là, largement ouverte, comme une vaste place publique qui invite au rassemblement ceux qui habitent tout autour. »
​Charles Ferdinand Ramuz, La Suisse romande, 1936

Data di pubblicazione
30-08-2017
Revision
09-09-2017

Une urbanité et une gouvernance en devenir


Le développement de la région lémanique ces 25 dernières années, tant en matière démographique que dans les domaines économiques, scientifiques, technologiques et culturels, et la croissance exponentielle du nombre d’entreprises, d’institutions et organisations non gouvernementales, de niveau européen et mondial qu’elle accueille, ont fortement renforcé son statut d’agglomération urbaine, jusqu’à devenir aujourd’hui l’une des aires métropolitaines les plus attractives du pays, deuxième pôle helvétique en matière de PIB, et à la première place si l’on considère sa croissance démographique.
Cette attractivité nationale, couplée à son ouverture historique à l’international (ONU, CIO, etc.) et à son statut géographique frontalier particulier, la place comme l’un des pôles économiques les plus dynamiques et attractifs au cœur de l’Europe.
Si l’on prend en considération la totalité de son aire urbaine, la population qu’elle accueille aujourd’hui approche les trois millions d’habitants. Cette réalité reste cependant peu visible dans les données et statistiques, car ces dernières restent souvent attachées à des identités partielles : nationales, cantonales (Genève, Vaud, Valais), départementales (Ain et Haute-Savoie), ou encore interrégionales (Franco-Valdo-Genevoise et Vaud-Genève), mais cependant ne représentant jamais la réalité territoriale de cet espace métropolitain. Une superposition et un croisement de ces statistiques deviennent donc incontournables dans une région que l’on doit aujourd’hui considérer, malgré ses fragmentations géopolitiques, comme une métropole.
Ce concept de la métropole est apparu dans les années 1980-90, introduit comme «Métropole Lémanique» par les professeurs Claude Raffestin de l’Université de Genève et Michel Bassand de l’EPFL. S’inscrivant dans cette filiation, l’ouvrage collectif dirigé par Xavier Comtesse et Avenir Suisse Gouvernance à géométrie variable. Perspective lémanique a réactualisé cette approche en 2012, par un état des lieux et un regard prospectif sur l’avenir de ce qu’il décrit comme une Métropole Lémanique polycentrique, en offrant des pistes de mise en œuvre concrètes de ses modalités de croissance. Outre sa filiation avec ses illustres prédécesseurs, cette publication a trouvé au même moment dans divers projets et décisions politiques, un écho et une actualité troublante. Ainsi la ratification, le 28 juin 2012, par la signature des autorités politiques des cantons de Genève et Vaud, et de leurs homologues français des départements de l’Ain et de Haute-Savoie, du projet d’agglomération franco-valdo-genevoise, dit du «Grand Genève», même s’il ne concerne qu’une portion du territoire d’influence de ce que nous nommons la Métropole Léman1, est un premier pas vers un mode de gestion partagé et l’amorce d’un projet concerté et concret de gouvernance de cette métropole en devenir.

Le Léman et son paysage enveloppant


Cette approche par données statistiques et l’analyse de caractéristiques démographiques et urbaines, ne sont toutefois pas selon nous les plus caractéristiques de l’identité singulière de la Métropole Léman. En effet, comment occulter un de ses traits de caractère majeur : son paysage, marqué par ses chaînes de montagnes, décor enveloppant d’une topographie si caractéristique, avec en son centre, celui que Charles Ferdinand Ramuz décrit comme une «place publique»2, le Léman, figure identitaire et structurante de ce territoire.
A ce titre, il est intéressant de porter un rapide regard sur l’étymologie du terme «métropole», permettant d’illustrer la prédominance de cette approche par le paysage et le bien commun qu’est par nature le Léman. Ainsi, celle que l’on nomme Métropole serait la « mère des polis », notion qui désigne dans la Grèce antique une communauté de citoyens libres et autonomes. Toutefois cette notion de polis est plus large et recouvre d’autres réalités que celle d’une simple Cité-Etat. En effet si la polis peut être comprise comme une entité politique, elle est plus que cela. Elle est aussi une entité sociologique, une communauté d’ayants droit libres et autonomes, fortement organisée et structurée, et elle est avant tout une entité spatiale, un site qui noue de manière insécable une urbanité à son territoire et à un écosystème, et intègre ainsi fortement la notion d’un rapport spécifique au paysage.
Si ces trois notions s’appliquent sans restrictions dans le cas de la Métropole Léman, il nous paraît important d’approfondir les aspects contextuels propres à une approche de l’identité de la métropole par le paysage, car tout développement urbain, même s’il est généré par des processus plus globaux, se concrétise et ne s’applique in fine qu’à un territoire et une constellation spatiale spécifique. Gagnant ainsi en signification, il crée son identité propre, en symbiose avec l’élément structurant et identitaire qui le constitue.

Une identité entre monuments naturels et paysages construits


L’identité forte de ce paysage lémanique et la valeur qu’on lui alloue encore aujourd’hui trouvent des multiples ancrages dans l’histoire car, depuis des siècles il attire artistes, écrivains et scientifiques qui en ont fait leur sujet fétiche. Pour exemple, les nombreux paysages lémaniques captivants de Ferdinand Hodler qui sont pour lui à la fois champs d’expérimentations et supports de réflexion ; ou les multiples publications et livres de Charles Ferdinand Ramuz sur le «pays» lémanique et la force de son paysage, qu’il nomme dans ses écrits tour à tour «monuments» ou «place publique»; ou encore, les recherches pluridisciplinaires du limnologue François-Alphonse Forel qui consacre au lac Léman une «monographie»: Le Léman (1892-1901), où il met en avant l’identité forte et autonome du Léman, et son influence sur le territoire que nous nommons son «paysage enveloppant».
Si la force et la présence des monuments paysagers et naturels décrits par C. F. Ramuz3 placent au premier rang les montagnes et le lac comme éléments identitaires de cet espace lémanique, l’urbanité des artefacts qui le ponctuent constitue dans une sorte de symbiose ou d’équilibre spécifique, l’identité et le caractère propre de cet espace métropolitain assemblant nature et urbanité.
Relayons ce point de vue par l’analyse de l’œuvre de Konrad Witz La pêche miraculeuse4. Présentée par les historiens de l’art comme la première œuvre picturale montrant un paysage réaliste, elle compose selon nous un point de vue archétypique de la Métropole Léman en devenir, en faisant coexister dans cette œuvre précurtrice, l’urbanité naissante de la Genève moyenâgeuse, avec la présence incontournable de ses monuments naturels : Lac et Montagnes, dans un équilibre toujours actuel et présent dans la perception que nous pouvons avoir encore aujourd’hui de cet espace métropolitain. Ainsi, et c’est là sans doute une vision symptomatique et spécifique de ce territoire, si la question de la dualité nature vs artefact n’est pas spécifique à cette œuvre et au territoire lémanique, elle trouve toutefois dans ce contexte, par la force du paysage enveloppant constitutif de ce territoire, une spécificité et un équilibre particulier, que nous nommerons sa mémoire identitaire.
A ce titre, il est intéressant de noter qu’historiquement et en faisant abstraction des développements urbains et infrastructurels récents, outre les villes neuves médiévales qui ont ponctué et urbanisé ses rives, et la régulation au 19e de ses eaux qui a permis la conquête de certains de ses rivages, le Léman est constitué de paysages artificiels d’intensités variées, mêlant urbanités et paysages «exploités», comme le Lavaux, ce paysage de vignes en terrasses, pur artefact gagné sur la forêt et construit par l’homme qui a été classé en 2007 au Patrimoine mondial de l’Unesco.
L’accélération depuis le début du 20e siècle du développement de cette région et son statut maintenant confirmé d’aire métropolitaine, créant une situation schizophrène entre le puissant développement urbain actuel et la bouleversante identité paysagère qui la caractérise. Cette double identité entre naturel et artificiel est toutefois une opportunité extraordinaire pour développer un nouveau «type», sous la forme d’une urbanité paysagère constitutive d’un paysage métropolitain en devenir.
Ainsi au-delà d’un simple nouveau patronyme, le nom Métropole Léman que nous proposons compose consciemment, dans une équivalence voulue et assumée entre sa définition urbanistique (Métropole), et l’identité du paysage qui la constitue (le Léman), la réalité de ce territoire.
Unifiés et réunis dans cette terminologie nouvelle donnant la même importance à l’urbanité qui la constitue qu’au paysage qui a fondé son identité, la Métropole Léman assume ainsi sa singularité en étant bien plus que simplement lémanique.

Construire la Métropole Léman


La Métropole Léman apparaît ainsi offrir avec ses intensités urbaines diversifiées et le fort développement des polarités qui la composent, un terrain d’observation et un champ d’application idéal à nos pratiques d’architectes et d’urbanistes.
La spécificité du Léman, cœur du fort développement urbain présent et à venir, est tout à la fois: son potentiel, son enjeu principal, et son élément structurant et identitaire. «Centre vide»5, offrant les conditions d’une nouvelle urbanité propre à la nature polycentrique du développement préexistant, il est le territoire possible pour de nouvelles approches de la densité, mais pose la question fondamentale de savoir comment intervenir dans ce paysage urbain spécifique, avec des projets concrets. 
Il nous semble donc important d’approfondir ces aspects dans le contexte quotidien de notre espace physique d’évolution et de travail, paysage de réflexion de notre pratique d’architectes et d’urbanistes, car tout développement urbain et architectural ne se concrétise et ne s’applique in fine qu’à un territoire et une constellation spatiale spécifique et locale.
Cette question reste complexe et impossible à clarifier à l’échelle de quelques projets, mais nous nous devons architectes et urbanistes travaillant dans ce contexte urbain et paysager, de l’approcher constamment dans une recherche patiente, obstinée et continue, par nos projets et réalisations, comme autant de réponses concrètes à la question posée: comment construire la Métropole Léman.

Architectes et urbanistes, Stephanie Bender et Philippe Béboux sont fondateurs du bureau 2b / stratégies urbaines concrètes (www.2barchitectes.ch).

Ce présent article fut publié une première fois en anglais dans une version plus longue sous le nom de « Building the Métropole Léman », dans AproximAciones 2014, Embajada de Suiza en España, Madrid E, publication éditée dans le cadre d’une exposition itinérante et d’un cycle de conférences : Paisaje y Sostenibilidad en la Arquitectura Contemporanea Suiza, au Musée des beaux-arts de La Corogne.

 

 

Notes

1. Les auteurs proposent ce néologisme dans une version antérieure de cet article, publié sous le titre «Building the Métropole Léman», in AproximAciones 2014, Embajada de Suiza en España, Madrid, en nommant Métropole Léman© le phénomène d’urbanisation que d’autres appellent communément Métropole Lémanique.

2. Charles Ferdinand Ramuz, La Suisse romande, Grenoble, 1936, p. 86 

3. Charles Ferdinand Ramuz, Paris, notes d’un vaudois, Lausanne, 1938, pp. 77-78

4. Konrad Witz, La pêche miraculeuse, 1444, Musée d’art et d’histoire, Genève

5. Voir Stephanie Bender et Philippe Béboux, « Regard sur une Métropole en devenir. Manifeste pour une urbanité lémanique par le vide », dans La Cité, n°23, 2012, pp. 18-19.