Les vil­les en mou­ve­ment

propos recueillis par Cedric van der Poel

Entretien avec Yvette Jaggi sur le rôle politique des villes dans l’aménagement du territoire

Data di pubblicazione
20-04-2017
Revision
26-04-2017

Tracés: La SIA a lancé en 2015 le grand projet «La Suisse 2050». Vous êtes intervenue lors de la Biennale «permanenze e metamorfosi del territorio: meglio comprendere una Svizzera in via di urbanizzazione» organisée en avril dernier par i2a1 qui dressait un bilan intermédiaire de la phase pilote de ce projet. Pouvez-vous nous dire quels sont, selon vous, les grands défis à relever dans l’aménagement territorial suisse des années à venir? Et qu’attendez-vous d’un tel projet de recherche?
Yvette Jaggi: Le développement territorial continuera de faire face aux mêmes défis. Comment assumer le fait que la Suisse compte seulement 41 300 km2 dont 31 % de surfaces boisées protégées ainsi que 25 % de lacs, cours d’eau et autres espaces naturels inconstructibles? Comment préserver les 23 % de surfaces agricoles? Comment faire face à l’augmentation de la population d’un million de personnes entre 2000 et 2015, dont 900 000 établies dans les régions urbaines ? Tous avancent la même réponse: il faut densifier l’occupation du territoire pour en éviter le mitage.
Sauf que la mise en œuvre de cet objectif raisonnable dépend d’acteurs qui le partagent davantage en théorie qu’en pratique. Il reste difficile de surmonter les résistances aux projets de densification et plus encore de combattre l’anxiété suscitée par le fameux m2 qui disparaîtrait chaque seconde du seul fait de l’urbanisation dévorante. A ces facteurs d’ordre psychologique s’ajoutent évidemment les questions économiques, du type valorisation immobilière et plus-value foncière, ainsi que les envies d’habiter sous son propre toit – si possible «à la campagne» – du moins pendant la phase centrale du cycle de vie des ménages.
Un projet de recherche à long terme comme celui de la SIA couvre une période correspondant à deux générations. Une bonne échelle pour penser et infléchir une évolution aussi vitale pour l’environnement et la population résidente que le type d’habitat. Que les professionnels de la construction s’interrogent sur le sens et le rythme de leurs activités me paraît un complément très utile aux réflexions des chercheurs universitaires qui, de leur côté, ont livré des études marquantes dans le cadre des PNR 25 et 54 notamment, dans les années 1980 et 1990. Il y a tout juste dix ans paraissait le «Portrait urbain» de la Suisse2, un ouvrage original qui aurait amplement mérité une meilleure réception de la part des publics directement concernés, tant professionnels et universitaires que politiques et administratifs.

Une thèse de l’EPFL qui vient d’être soutenue dresse une nouvelle polarisation géographique de la Suisse3. Basée sur une analyse des votes des 30 dernières années, elle démontre que le fameux Röstigraben est lentement remplacé par une division centres urbains vs campagnes et régions périurbaines. Les conclusions militent pour une nouvelle analyse géographique de l’action politique collective, afin de donner plus de poids aux centres urbains. En un mot, cette thèse interroge la pertinence du système de la double majorité. Qu’en pensez-vous et est-ce que cela rejoint votre long combat pour donner plus de poids politique aux villes?
C’est tout le problème de la différence entre espaces fonctionnels, qui se développent au gré des habitations et activités, et territoires institutionnels, aux limites fixées durablement. Les frontières extérieures de la Suisse n’ont pas bougé depuis 1815, tandis que celles des cantons n’ont connu dans le même temps qu’une seule modification, avec la création du Jura en 1978. Les fusions de communes, célébrées comme les cellules de base de la démocratie, demeurent des opérations que l’histoire et la fiscalité rendent difficiles et qui ne créent pas toujours les économies d’échelle attendues – les communes ne sont pas des entreprises. Il n’empêche, l’effectif des communes de Suisse a diminué de 641 unités depuis le début du siècle, s’établissant à 2255 au 1er janvier 2017. Dans le même temps, les espaces fonctionnels que forment notamment les agglomérations et les régions métropolitaines se développaient fortement et se densifiaient aussi tout naturellement.
A noter que les villes ne sont pas reconnues comme telles. Leur inscription dans la Constitution fédérale de 1999 a nécessité un long combat. L’article 50, intitulé « communes », cite certes les villes mais au même titre que d’autres territoires qui n’ont pas plus qu’elles d’existence institutionnelle, à savoir les agglomérations urbaines et les régions de montagne.

En 2011, à l’occasion de la consultation lancée par l’Office fédéral du développement territorial (ARE) sur le Projet de territoire Suisse (PTS) le «Mouvement pour les villes», auquel vous aviez collaboré dans les années 1990, prenait une position catégorique. Il condamnait le système de développement libéral-productiviste sur lequel reposait le PTS et proposait un nouveau projet de territoire basé sur une Suisse réorganisée en trois métropoles: Zurich, Bâle et Genève et reposant sur des droits démocratiques fondamentaux: droit à la ville, au travail et à sa juste rémunération, au logement, à l’éducation et à la santé. Soutenez-vous toujours cette position? 
Comme vous le dites, j’ai travaillé au sein du «Mouvement pour les villes» au temps de la réflexion, inspirée par André Corboz, sur le rôle des villes dans le pays et leur place dans la société – ainsi que dans les têtes et les cœurs des citadins eux-mêmes. Par la suite, j’ai plutôt mis l’accent sur l’Union des villes suisses, que j’ai eu l’honneur de présider notamment pendant l’année de son centenaire (1997). Année qui fut aussi celle où l’inscription des villes dans la future Constitution fédérale devint enfin possible malgré toutes les résistances d’ordre juridique et idéologique. De son côté, le « Mouvement pour les villes » a préparé un projet en vue de l’Expo.02, qui n’a pas davantage été retenu que l’idée présentée au milieu des années 1950 par Max Frisch, Lucius Burckhardt et Markus Kutter. Ce trio proposait de remplacer l’Expo nationale prévue par l’aménagement d’une ville bien pensée.

L’entrée de la culture du bâti dans le Message culture 2016-2020 de la Confédération, le Pavillon Sicli à Genève, le projet de Théâtre de l’architecture au Tessin, l’i2a à Lugano et enfin la nouvelle CUB, sont-ils pour vous le signe d’un changement d’attitude et d’une reconnaissance du rôle culturel joué par l’architecture, l’urbanisme, l’ingénierie en Suisse et dans les villes? Si oui, pourquoi un tel changement d’attitude?
Le Message culture 2016-2020 innove fondamentalement par rapport aux documents correspondants présentés pour les législatures précédentes. En clair, il ose parler d’une politique fédérale d’encouragement de la culture – jusqu’alors domaine de compétence réservé des cantons souverains – au temps de la société urbaine, de la digitalisation et des frontières assouplies entre l’art et l’économie. Le tout procède d’une appréciation réaliste de la réalité contemporaine et reconnaît tout naturellement le rôle culturel de la ville et de ceux qui la construisent.

L’Urban Think Tank de l’EPFZ a énoncé que «l’urbanisme, c’est de la politique pétrifiée». En temps qu’ancienne syndique de Lausanne et responsable du développement d’une grande ville suisse, que pensez-vous de cette formulation pour le moins radicale?
Cette assertion est trop catégorique pour s’avérer utile et pertinente dans la pratique politique, où la pureté de la théorie se combine le plus souvent avec la prise en compte des aspects les plus incontournables de la réalité vécue sur le terrain. Un «think tank» peut se contenter de produire des idées, des modèles, des représentations, des projets, des études – sans se soucier de la mise en œuvre ni des formalités.
Même dans notre pays, qui pousse la réglementation jusqu’aux extrêmes de la minutie, l’urbanisme, tel que formulé en plans d’affectation toujours sujets à révision, me semble moins de la «politique pétrifiée» que l’expression d’une volonté de maîtrise et d’encadrement des processus de développement du précieux territoire urbain.

Yvette Jaggi a été syndique de la commune de Lausanne de 1990 à 1997 et conseillère aux Etats de 1987 à 1991. De 1998 à 2005, elle a également présidé la fondation Pro Helvetia.

 

 

Notes

1. Istituto internazionale di architettura de Lugano    

2. La Suisse - portrait urbain. Roger Diener, Jacques Herzog, Pierre de Meuron, Marcel Meili, Christian Schmid, ETH Studio Basel, Birkhäuser 2006

3. Shin Alexandre Koseki, « Moral Matrices : Space Through the Unfolding of Direct Democracy in Switzerland », sous la supervision de D. Dietz et J. Lévy, 2017

 

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