Vers une cité végétale
Le nécessaire dialogue entre nature et architecture
Cette communication opte pour le langage de la bande dessinée, qui permet idéalement de représenter la ville du futur. Les images ont quelque chose de fulgurant, c’est un langage universel. Elles sont directes,intimement liées au vivant : on aime ou on n’aime pas. La bande dessinée permet de relier la ville à la vie. Mais on ne renonce pas pour autant à démontrer la pertinence des options proposées : celles-ci reposent sur des technologies dont la plupart sont déjà connues et ne demandent qu’à être développées par nos ingénieurs, soutenues par nos autorités politique de donner envie de demain.
La nature comme modèle : le biomimétisme
Il est évident aujourd’hui que les matières premières et les énergies fossiles viendront bientôt à manquer si l’on ne modifie pas nos habitudes de consommation, dans un contexte de croissance démographique et économique continue. Au rythme actuel, les ressources connues de cuivre seraient épuisées dans trente et un ans, celles de fer dans septante-neuf ans. Or des solutions à ces carences peuvent être cherchées dans des technologies inspirées de l’environnement : la nature est un laboratoire de recherche et développement qui a plus de trois milliards d’années, alors que notre société industrielle ne balbutie que depuis deux cents ans. Contrairement à nos usines qui prélèvent un lourd tribut sur l’environnement, et rejettent massivement leurs déchets et gaz à effet de serre, la nature a appris à faire beaucoup mieux avec beaucoup moins. L’homme devrait s’en inspirer pour développer des technologies plus propres, plus économes, plus saines. On parle de biomimétisme, une approche approfondie par Janine Benyus (Benyus, 2002), mais déjà explorée par Antonio Gaudi. Les exemples inspirants ne manquent pas : certains mollusques parviennent à synthétiser un bio-béton qui pourrait rendre nos murs auto-réparateurs ; la chitine des insectes pourrait être un modèle pour des membranes solides, élastiques, transparentes et... biodégradables ; telle araignée tisse un fil trois fois plus résistant que nos aciers à section égale ; des diatomées marines produisent un verre biologique grâce à une « chimie douce », sans température ni pression. Et tout ça « sans embêter personne » : sans hauts fourneaux, sans usines, sans dégagement de CO2, et en utilisant les matériaux disponibles sur place.
L’être humain lui-même, avec un passé de ressources et de technologies limitées, a depuis longtemps appris à tirer parti des enseignements de la nature pour construire son habitat : en Chine, des habitations communautaires réalisées avec des matériaux locaux et sans industrie ont plus de mille ans ; en Tunisie, les habitations troglodytiques sont auto-climatisées à 20°, alors que la température extérieure peut varier de plus de 40°. Ces architectures traditionnelles, à la fois belles et totalement intégrées à leur milieu naturel et humain, sont conçues à l’aide de technologies et de matériaux accessibles localement aux populations.
Associer les savoirs traditionnels, les technologies de la nature et la science contemporaine permettrait donc de construire une ville du futur plus respectueuse de l’homme et de l’environnement. Et aussi plus belle, plus agréable à vivre. Car il ne s’agit pas seulement d’opérer une révolution technologique, mais surtout de questionner plus fondamentalement notre rapport au monde et à l’habitat. Ce sont de nouvelles formes de relation à soi, aux autres et à la nature qui portent à concevoir de nouveaux modèles d’organisation urbaine. La civilisation de la consommation devrait passer le relais de celle de la créativité. Le goût retrouvé de la lenteur devrait permettre le temps du regard, de la réflexion, de l’action contextualisée. Pour dépasser les logiques d’une économie globalisée, volatile et asservissante, il s’agit de renforcer les interactions avec les écosystèmes locaux dans le sens de meilleures capacités d’auto-approvisionnement et d’une réduction des impacts environnementaux.
Les notions de continuité historique, de cohésion spatiale et de respect du lieu sont également centrales dans les visions de l’avenir urbain qui sont proposées ici. Ainsi les formes singulières de l’archiborescence (Schuiten et Loze, 2010) et l’organisation originale des cités végétales (Schuiten et Loze, 2010) ne se font pas fi du passé, n’imposent pas de tabula rasa, mais s’appuient au contraire sur les héritages de notre société hyperindustrielle, les remodèlent, les transforment, leur offrent une vie nouvelle.
Un dialogue entre nature et architecture
L’expérimentation sur une architecture inspirée de la nature a commencé en 1977 avec la conception de la maison familiale, baptisée Oréjona. Ce bâtiment de forme triangulaire, construit avec des amis dans une forêt à proximité de Bruxelles, fut créé à partir de matériaux de récupération, et visait déjà l’autonomie énergétique. Fonctionnant à l’énergie solaire et éolienne, récupérant l’eau de pluie, son orientation profite au maximum de la lumière naturelle et une cuve de 100 000 litres d’eau redistribue à la saison froide la chaleur accumulée le reste de l’année. Chaque élément, serrure, porte, escalier-bibliothèque, est une œuvre d’art à part entière qui tisse des liens sensibles entre le matériau d’origine et sa vocation finale.
Ont suivi de nombreux projets de maisons individuelles, mais l’intérêt s’est rapidement porté vers la conception imaginée de cités végétales. Des lieux abandonnés, des coins de ville délaissés peuvent, à partir de matériaux de chantier recyclés, devenir des éléments de poésie urbaine, des points de repère paysagers. Aux volumes bâtis répondent les élancements de jardins verticaux, dans un dialogue renouvelé entre le minéral et le végétal. Le vert devient structurant dans le « projet cascade » à Bruxelles, lorsqu’un parking sans attrait entre deux immeubles se transforme en un petit parc public avec une chute d’eau alimentée à l’énergie solaire ; la transformation de l’arrogante Tour des Finances à Bruxelles en monument végétal, resté au stade de projet, contribue aussi à un nouveau dialogue entre ville et nature.
Vers des cités végétales
Projeter nos villes dans le futur nécessite de penser en termes de continuité historique, de combinaison des techniques et d’harmonisation des formes naturelles et artificielles. Il est intéressant dans ce sens d’imaginer la transformation progressive de la ville pré-industrielle autour de 1800 à la cité végétale vers 2200. Alors que l’époque contemporaine est marquée par la dilatation des territoires urbains, la juxtaposition malencontreuse des fonctions et l’envahissement de l’automobile, les cités végétales devraient permettre de redonner une place centrale à l’homme et à la nature. Dans ce sens, des solutions sont à inventer aussi bien dans le domaine de l’architecture, de l’urbanisme ou de l’organisation des transports.
Les bâtiments existants seraient en général conservés afin de ne pas accroître inutilement les coûts énergétiques déjà consentis. Il s’agirait plutôt de constituer du nouveau avec l’ancien, d’innover, de revaloriser les différentes parties du bâtiment pour diversifier les fonctions et les usages. Ainsi la plus grande partie des toitures pourraient être végétalisées, offrant des plus-values en termes de pratiques sociales, de paysage, de climat urbain, de gestion de l’eau ou de biodiversité. Une autre idée phare serait d’offrir une nouvelle peau aux bâtiments : les parois inertes en béton pourraient en partie être remplacées par des membranes en bio-verre permettant de mieux réguler les échanges thermiques et lumineux entre l’intérieur et l’extérieur, et surtout de capter l’énergie solaire. Les nouveaux bâtiments pourraient être développés à partir de structures végétales comme le bambou qui offre un matériau vivant, résistant et oxygénant, à croissance rapide ; on pourrait aussi tirer profit des structures ramifiées du figuier étrangleur, valoriser ses étranges entrelacs de branches et de racines.
L’organisation urbaine devrait également être reconsidérée, comme dans le projet de « ville creuse » : cette agglomération, en forme de maille hexagonale, serait structurée le long d’un tram circulaire dont les haltes serviraient de points d’ancrage pour l’habitat et les services. Le tram, construit en surface, serait doublé d’une rocade souterraine pour les véhicules individuels, inversant ainsi la logique actuelle qui envoie les usagers des transports publics au sous-sol en laissant la rue aux automobilistes. Au centre de ce cercle, les vastes espaces verts à but récréatif ou agricole seraient protégés des nuisances et du trafic. Un « urbanisme solaire », avec des bâtiments en rangée orientés vers le midi, permettrait aussi de mieux capter la lumière naturelle, pour les êtres humains, pour les plantes et pour les apports énergétiques. Les toits des bâtiments pourraient progressivement être transformés en jardins, et reliés par des passerelles afin d’offrir des espaces de promenade et une ouverture renouvelée vers l’horizon. La rue quant à elle serait dédiée aux transports publics et à la mobilité douce, ainsi qu’à une pratique piétonne des espaces urbains.
Les modes de transport
Il n’y a pas besoin d’attendre la fin du pétrole pour modifier sa façon de se déplacer en ville : la Twike, sorte de véhicule hybride entre le vélo et la voiture électrique, permet déjà de rouler jusqu’à 90 km/h et dispose d’une autonomie de 100?km, même sans pédaler. De manière générale, les moyens de transport de demain devraient être plus légers, plus souples, plus autonomes et plus créatifs. Inutile de déplacer une tonne et demie de ferraille pour transporter 150 kilos de passagers. On peut imaginer des véhicules à mi-chemin entre le tram et la voiture individuelle, comme le « tramodulaire », composé d’éléments indépendants et articulés, avec une carrosserie en bois, fibre et résine végétales. Chaque module pourrait contenir jusqu’à sept personnes, et offrir une plus grande souplesse d’utilisation tout en évitant de déplacer de gros véhicules à vide. On pourrait s’inspirer, pour les piétons, des modes de déplacement des insectes : les « sauterailes » sont une sorte d’exosquelette composé de ressorts et permettant de récupérer l’énergie du ressaut. En ajoutant des ailes, on pourrait se déplacer par sauts planés. Ces technologies seraient rapidement accessibles. Quant à l’« ornithoplane », il s’agit d’une sorte de dirigeable à ailes battantes, qui grâce à un poids très léger permettrait de voler de manière plus sûre, plus économe en énergie, et de se poser en pleine ville.
Les cités végétales sont un appel au changement, elles veulent susciter l’envie d’une nouvelle qualité de ville. Ces visions refusent la morosité ambiante et l’angoisse des statistiques, et s’offrent en réponse au clin d’oeil de Francis Blanche : « Face au monde qui change, il vaut mieux penser le changement que changer le pansement. »
Luc Schuiten est architecte et dirige l'Atelier d'Architecture Schuiten.
Les propos ont été synthétisés par Jean-Philippe Dind