Une ligne rouge sur le Rhône

Le viaduc de la H144

Réalisé dans le cadre de la H144, le Viaduc sur le Rhône est issu d’un projet élaboré dans le cadre d’un concours à deux degrés organisé en 2006, dont le résultat avait été présenté en son temps dans TRACES no 15-16, 2006 (1). Le 1er prix a été attribué à une variante en béton, la seule à introduire la notion de couleur pour répondre à la thématique de l’insertion de l’ouvrage dans le site. Compte tenu du peu de relief de la plaine, l’ouvrage est forcément visible de loin. Au lieu d’essayer de le cacher, les mandataires ont décidé de rendre son tablier bien visible en le colorant en rouge.

Date de publication
14-05-2012
Revision
19-08-2015

Le parti architectural qui a orienté le choix du type de pont était de rester linéaire et cohérent vis-à-vis des exigences statiques. Les obstacles à franchir imposaient des travées très différentes, ce qui impliquait pour les lauréats de renoncer à des systèmes de type «pont arc», «pont haubané», etc. Leur choix s’est dès lors naturellement porté sur un caisson béton teinté en rouge dans la masse qui repose sur des piles, elles aussi teintées dans la masse, mais en noir.

Une réalisation intercantonale

Le pont enjambe le Rhône à un endroit où le fleuve marque la frontière entre les cantons de Vaud et du Valais. Il se situe sur la RC 787a (numérotation VD) entre le km -0,272 (territoire valaisan) et le km +0,168 (portion vaudoise). Ses coûts sont pris en charge à hauteur de 64 % pour le Valais et de 36 % pour Vaud, une clé de répartition qui correspond approximativement aux longueurs de l’ouvrage situées sur chacun des deux cantons. La direction générale de l’ensemble du projet a été assurée par le service des routes du canton de Vaud, dans le cadre de la H144.
Long de 440 mètres, le viaduc franchit quatre obstacles majeurs, soit en partant de la culée côté Valais :
– la route cantonale RC 302 au sud des Evouettes,
– la ligne de chemin de fer du Tonkin,
– le canal Stockalper,
– le Rhône.
Sa hauteur varie de 4 à 10 m au-dessus du terrain naturel. Son tracé géométrique en plan est pratiquement en totalité sur un alignement unique. Depuis l’extrémité valaisanne, le profil en long épouse une pente régulière de 1 % sur ses 191 premiers mètres, puis un rayon vertical de 8 000 m jusqu’au km +130, pour s’achever selon une pente de 3,65 % sur ses 38 derniers mètres. Il affiche un dévers pratiquement constant de 3 % sur toute sa longueur, ce qui se traduit par une variation plus ou moins 16 cm de l’altitude des bords du tablier mesurée à ses extrémités gauche et droite. Les piles, dont l’implantation répond essentiellement à la position des obstacles à franchir, délimitent neuf travées irrégulières dont la portée varie de 31 mètres pour la plus petite (côté culée VS) à 74 mètres au-dessus du fleuve. Le pont comporte deux joints de dilatation du type peigne – un à chaque culée – qui autorisent une course de +/- 11 cm.

Fondations

Le viaduc va d’une zone forestière appartenant à la commune de Chessel sur la rive droite du Rhône, et traverse une zone agricole sur le territoire de Port-Valais à son autre extrémité. Géologiquement, on se situe dans la vallée du Rhône dont le sol se caractérise principalement par la présence de dépôts fluvio-glaciaires et d’alluvions perméables. Le tracé se situe au droit d’une géologie extrêmement complexe, avec des terrains hétérogènes présentant des propriétés géomécaniques souvent médiocres. D’un point de vue hydrologique, la nappe peut atteindre la surface du sol en de nombreux endroits lors des périodes de hautes eaux. Pour minimiser les tassements différentiels, probables dans ces mauvais terrains, il a été décidé de fonder l’ensemble de l’ouvrage sur des fondations profondes. Cette solution permet de limiter la sollicitation sur les terrains les plus médiocres et de s’affranchir d’un maximum d’incertitudes géologiques, tout en garantissant un comportement optimal de l’ouvrage au stade de service.
Les fondations sont dès lors constituées de semelles dont les plus grandes occupent une surface 12 mètres par 12. Chacune de ces semelles de fondation repose sur des pieux, dont le nombre varie de six à neuf selon les cas. Les pieux ont été espacés d’au minimum trois diamètres afin d’éviter l’effet de groupe.
Le niveau des semelles de fondation des piles 5, 6 et 7 – soit celles situées à proximité immédiate du Rhône – se situait bien au-dessous de celui de l’eau du Rhône ou de la nappe. Il a donc fallu les construire à l’intérieur de grandes enceintes de fouille, qui ont été réalisées à l’aide de palplanches fichées dans le sol (fiche maximale de dix mètres) et dont la stabilité était assurée par un ou plusieurs niveaux d’étayages horizontaux. Le fond des fouilles a été rendu étanche par la mise en place d’un « bouchon » de jetting. A noter que la fouille à proximité de la pile 6 a dû être injectée à deux reprises, en raison d’une importante venue d’eau due à la présence inattendue d’un très gros rocher. Finalement, le niveau supérieur de la fondation 7 a été volontairement abaissé pour respecter des impératifs liés à une éventuelle future troisième correction du lit du Rhône qui prévoyait le passage d’un canal entre les piles 6 et 7.

Pieux

Les efforts très importants à reprendre par les fondations de chaque pile ont conduit à la mise en place de pieux forés de très gros diamètre (1 500 mm) sous chacune des dix fondations, une solution qui accroît la surface de frottement le long du pieu ainsi que sa résistance en pointe. Ces pieux, dont la longueur varie de 22 à 33 mètres selon les sollicitations, ont ainsi été fichés dans les dépôts fluvio-glaciaires. La taille hors norme de ces pieux a imposé d’avoir recours à une imposante machine de forage qu’il a fallu faire venir spécialement depuis l’Allemagne. Dosés avec une teneur en ciment minimale de 375 kg/m?3 de béton, ces pieux ont été armés sur toute leur hauteur. L’enrobage initial des armatures est de 40 mm, auxquels vient s’ajouter une épaisseur de 50 mm due au bétonnage lors de l’extraction du tube de forage.
Les pieux ont subi différents contrôles après leur exécution. Tous les pieux ont ainsi été systématiquement soumis à des contrôles d’intégrité par ultrason (vitesse de propagation traversant le béton) et réflexion (méthode PIT qui mesure la réflexion d’une onde générée par un marteau instrumenté). On a de plus procédé, sur un pieu de chacune des dix fondations, à des contrôles de capacité portante par essai dynamique (méthode PDA avec un mouton de 8 t), ainsi qu’à des contrôles de verticalité (inclinomètre) pour un pieu de chacune des culées. La base de chaque pieu a en outre été munie d’une «pétufle» composée d’une plaque d’acier et d’une membrane PVC: injecté une fois le béton des pieux durci, ce dispositif a pour but de garantir leur bon fonctionnement en pointe.

Piles et culées

De section trapézoïdale, les double-piles en V sont articulées à leur sommet, alors qu’elles sont encastrées dans l’importante semelle de fondation à leur base. Toutes les piles sont équipées d’appuis glissants guidés dans le sens longitudinal, sauf celles des axes 4, 5 et 6 dont les appuis sont conçus pour reprendre aussi des efforts longitudinaux, en particulier ceux dus au séismes. Ce comportement est obtenu par l’utilisation de vingt appareils d’appui type «Pot». Tous ces dispositifs sont également équipés d’une plaque inférieure et supérieure pour permettre un éventuel remplacement.
La hauteur des piles par rapport au terrain fini va de 4,5 m pour les plus courtes à 9 m pour les plus hautes. Leur largeur est prévue pour permettre une éventuelle élévation (à l’aide de vérins) du tablier pour le remplacement d’un appui ou la compensation d’un tassement. Le dessin particulier des piles, dont la forme trapézoïdale varie avec la hauteur, s’est traduit par la mise en place d’un coffrage spécifique pour chacune d’entre elles. Leurs surfaces ont été protégées par des bâches jusqu’à l’application d’une peinture anti-graffiti. Le béton des piles comprend 300 kg/m?3 de ciment auxquels ont été ajoutés 100 kg/m?3 de cendres volantes. Il contient en outre 5 % du poids de ciment en pigment noir (15 kg/m?3). A noter que l’importance des efforts sismiques a nécessité l’utilisation d’aciers de type Top 700 pour les piles 4, 5, 6.
Les deux culées reposent chacune sur des semelles de fondation de grande surface, qui sont respectivement encastrées dans huit pieux pour la culée 0 et dans six pieux pour la 9. Toutes deux accessibles par un escalier préfabriqué, elles comportent chacune une chambre qui donne accès l’intérieur du caisson du tablier. Elles sont traversées par les conduites et canalisations d’écoulement alors que la bavette de collecte des eaux du joint de chaussée y est raccordée. Elles ont chacune été réalisées en deux phases : dans un premier temps jusqu’au niveau des appuis du tablier, puis dans un second temps, après la mise en tension définitive de la précontrainte, en construisant le mur arrière et le corbeau d’appui de la dalle de transition.

Caisson, tablier et parapets

Selon les travées, la hauteur du caisson varie de 2,2 à 3,76 m. En plan, sa dalle inférieure dessine un trapèze sur une demi travée, un dessin qui s’inverse sur la deuxième demi travée. La largeur extérieure de cette dalle varie de 6,7 m sur appui pour se réduire à 2,3 m à l’endroit où elle est la plus étroite. Son épaisseur, qui est en général de 22 cm, s’épaissit à 35 cm à proximité des âmes.
Contraintes par le dessin en double losange de la dalle inférieure de suivre un tracé rentrant à partir des piles, les âmes sont marquées par une arête qui relie le pied du caisson (au droit des appuis) au dessous de la dalle de roulement (au milieu des travées). Cette arrête, dont l’angle a été maintenu constant sur toute la longueur du pont, crée ainsi un effet visuel d’ombres particulièrement saisissant.
Si des raisons esthétiques sont à l’origine et justifient la présence de deux plans pour l’extérieur des âmes du caisson, il n’y avait aucune raison d’imposer un dessin symétrique à l’intérieur de celui-là. Bien au contraire, le tracé de précontrainte parabolique et le bétonnage parlaient tous deux en faveur d’une géométrie verticale intérieure des âmes suivant simplement une droite allant de la dalle inférieure à la dalle supérieure. Un choix qui a néanmoins abouti à la définition d’une surface gauche. Les âmes ont une largeur minimale de 46 cm.
Au droit de chaque pile se situe une entretoise qui est bétonnée en même temps que les âmes. Sa partie inférieure fonctionne comme un tirant qui relie les deux branches des piles et participe à leur stabilité. Les dimensions de l’entretoise ont été fixées en sorte que le pont puisse supporter un éventuel soulèvement par des vérins qui serait rendu nécessaire pour le remplacement d’un appareil d’appui ou pour la mise en place d’un fourreau en cas de tassement d’une fondation.
Fermant le caisson, la dalle de roulement présente quant à elle une largeur constante de 10,5 m qui se répartit entre deux bandes d’arrêt d’urgence (BAU) de 1,5 m et deux voies de circulation de 3,75 m. Son épaisseur varie transversalement de 24 cm au centre ainsi qu’aux extrémités des porte-à-faux pour s’épaissir à 43 cm à l’approche des âmes.
Afin de leur donner une forme qui se marie avec l’esthétique générale du pont, les parapets fixés aux extrémités de la dalle de roulement ont une forme en pyramide. Exécutés avec un béton GDS (résistant au gel et au sel de déverglaçage), ils ont une hauteur sur revêtement de 1,1 m et ont été réalisés avec deux chariots par côté se déplaçant sur des rails. Les étapes avaient une longueur de 12 m et leur ordre a été établi de façon à limiter les risques de fissuration : on a ainsi commencé par bétonner dans les travées afin que les parapets dans les zones d’appuis ne soient pas mis en charge par le poids de ceux des travées après leur bétonnage.

Précontrainte

Longitudinalement, les câbles de précontrainte suivent un tracé parabolique. Ils sont constitués de torons de 0,6 ” dont le nombre varie de 12 à 22 unités selon les portées. Leur mise en tension a été effectuée environ toutes les trois travées, grâce à des bossages situés à l’intérieur du caisson. La mise en tension des câbles se fait à partir de leurs deux extrémités. De la précontrainte a aussi été utilisée transversalement pour reprendre les porte à faux de la dalle de roulement. Des câbles transversaux ont ainsi été disposés dans des gaines plates espacées tous les 80 cm et contenant chacune quatre torons de 0,6 ”. Cette précontrainte transversale a été placée et mise en tension au fur et à mesure de l’avancement des travaux de bétonnage de la dalle supérieure.
La proximité de la ligne du Tonkin, qui se traduit par la présence de courants vagabonds susceptibles de générer des phénomènes d’oxydation des câbles, a imposé un contrôle sévère de leur résistance électrique. Les câbles qui présentaient des valeurs non conformes ont été mis à la terre.

Bétonnage

Le système de construction retenu pour l’exécution du tablier est une méthode sur des cintres. Cette solution, qui permet de s’affranchir des impératifs d’autres systèmes plus rigides (poussage, préfabriqué, etc.), nécessite en revanche de procéder à un étayage de l’ouvrage sur toute sa longueur (fig. 13). Celui-ci a été assuré par la mise en place de poutres métalliques d’une trentaine de mètres de longueur. Ces poutres ont été posées sur des tours-étais qui s’appuyaient sur des semelles qui reposaient quant à elles sur des pieux-bois d’un diamètre de 30 cm battus à une profondeur d’environ 10 à 13 mètres. Cette solution pour l’étayage satisfaisait à la fois les préoccupations écologiques du Maître de l’ouvrage tout en garantissant les impératifs techniques liés à la construction de l’ouvrage : à moyen terme, l’ensemble des pieux se dégradera naturellement, la présence de la nappe favorisant la putréfaction du bois.
Les étapes longitudinales de bétonnage ont été placées de façon à éviter que les arrêts de bétonnage se situent dans les zones de sollicitations maximum. Chaque étape du caisson a été bétonnée en deux phases : d’abord la dalle inférieure avec les âmes, suivie par la dalle de roulement. Le rythme d’avancement a été en moyenne de quatre semaines pour les étapes normales.
La forme particulière de la dalle inférieure en double trapèze a impliqué la mise en place d’un coffrage spécifique pour chaque travée. Les panneaux de coffrage ont été disposés sur la face extérieure des âmes du caisson de façon à ce que leur dessin suive des lignes parallèles à l’arête oblique qui relie le point bas situé à l’axe des piles au point haut situé au milieu des travées. Le coffrage de la dalle supérieure, d’épaisseur variable, n’a requis aucune disposition particulière.
La construction du pont au-dessus du Rhône (entre les piles 5 et 6) a été rendue possible par la pose d’un cintre métallique de 70 m de long. Ce dernier s’appuyait lors de son montage sur deux batardeaux construits dans le lit du Rhône et situés approximativement au tiers et au deux tiers de la portée. Un système de 4 x 2 vérins placés sur les batardeaux faisait office d’appui et permettait de suivre les déformations verticales pendant le bétonnage et d’effectuer les corrections nécessaires.
Le béton teinté utilisé pour le caisson et le tablier comprend 300 kg/m?3 de ciment, 100 kg/m?3 de cendres volantes et 4 % du poids de ciment de pigment rouge (12 kg/m?3). La fabrication de ce béton coloré a été l’objet de nombreux essais au cours de la préparation du dossier d’appel d’offres. On a notamment procédé à un comparatif entre le coût d’une simple peinture et celui du béton teinté dans la masse. Si le coût initial de cette seconde solution était supérieur à celui d’une peinture, la prise en compte de l’entretien à long terme était favorable au béton avec pigment. Le taux d’armature est de l’ordre de 146 kg/m?3, une valeur conforme en tous points aux taux minimum d’armature de fissuration pour exigences élevées selon la norme. La plus importante étape (n° 8) de bétonnage a vu la mise en place de 380 m?3 et a nécessité douze heures de travail continu.
Le passage sur le Tonkin a été effectué en collaboration étroite avec les CFF de manière à maintenir le trafic ferroviaire pendant toute la durée des travaux. En se contentant du maintien d’un gabarit de passage des trains minimal et en déplaçant légèrement la position des fils des caténaires, il a été possible d’utiliser un cintre « normal ». Ces travaux se sont bien sûr réalisés sous la garde permanente d’un protecteur.

Ramon Pinol est ingénieur civil et chef de projet.
Caroline de Weck est projeteuse et responsable projet.
Georges Favre est ingénieur civile et responsable DLT.
Ils travaillent pour l'entreprise Conus & Bignens SA à Lausanne.

 

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