Une ar­chi­tec­ture de la dé­fense pas­sive

Entretien avec Jean-Louis Cohen et Mirko Zardini

Présentée à Montréal en 2011, au Centre Canadien d’Architecture (CCA), l’exposition «Architecture en uniforme : Projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale» s’inscrit dans une démarche plus large visant à explorer les angles morts qui marquent, encore aujourd’hui, l’histoire de l’architecture moderne. Mirko Zardini, directeur et conservateur en chef du CCA, et Jean-Louis Cohen, commissaire, reviennent sur le contexte ayant mené à la création de cette exposition, les enjeux qu’elle soulève et les perspectives qu’elle ouvre.

Date de publication
31-01-2012
Revision
19-08-2015

Tracés : L’exposition « Architecture en uniforme : Projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale », tout comme le livre qui lui est associé, s’inscrivent dans le contexte plus large d’une réflexion sur les développements de l’architecture et l’apport des architectes en temps de guerre. Comment ce projet a-t-il pris forme ? 
Mirko Zardini : Comme Jean-Louis Cohen menait des recherches sur ce sujet depuis plusieurs années, il s’agissait en fait de rendre compte d’un travail de longue haleine, ce qui a facilité le processus de création de l’exposition et de l’ouvrage qui lui est associé. Les objets à présenter étaient déjà connus, les principales questions formulées. La Deuxième Guerre mondiale représente un moment précis de cristallisation d’une modernité qui continue d’influencer notre manière de vivre et de voir le monde. L’idée de remonter aux origines de ce phénomène me semblait très importante. Cette thématique interpelle par ailleurs des notions qui sont toujours d’actualité, comme la place de la technique, mais aussi de l’éthique et de la responsabilité de l’architecte dans l’exercice de sa profession.
Jean-Louis Cohen : En effet, ce sujet occupe mes pensées et mon travail de chercheur depuis les années 1980. Récemment, j’ai pris conscience de l’existence d’une vaste production savante autour de l’architecture dans le contexte post war, notamment aux Etats-Unis. Mais le champ d’investigation touchant aux années de la guerre restait peu abordé. Pour moi qui ai grandi dans le Paris d’après-guerre jouant au maquisard combattant les SS plutôt qu’au cowboy affrontant les indiens, cette thématique a toujours revêtu un intérêt particulier. 

T : Pouvez-vous décrire le contexte plus large et les ramifications de ce projet ? 
M. Z. : Au départ, nous avions imaginé une exposition itinérante, qui devait se déplacer à Rotterdam, au Netherlands Architectuurinstituut (NAI), puis au MAXXI de Rome. Nous avions alors imaginé d’augmenter chaque fois l’exposition d’éléments propres à chacun des lieux pour élargir son contexte. Il s’agissait aussi de pouvoir aborder des thématiques contemporaines en marge de l’exposition, avec le NAI la question de l’architecture pacifiante liée au travail des Nations Unies au sortir de certains conflits, avec le MAXXI celle des impacts sur la profession de la participation de l’Italie à la Deuxième Guerre. Au final, ces projets parallèles n’ont pas abouti pour des raisons essentiellement économiques. Mais une série d’événements publics a néanmoins accompagné l’exposition montréalaise. A titre d’exemple, nous avons travaillé en collaboration avec L’Office national du film du Canada (ONF) pour analyser et présenter plusieurs documents d’archive autour de la question de la diffusion pendant le conflit de l’information – et de la propagande – par le biais des services de presse canadiens.
J.-L. C. : J’ai toujours vu le projet d’exposition et celui de la publication d’un livre comme fonctionnant en symbiose. Pour moi, ce type d’intervention permet de réconcilier deux aspects de ma pratique, l’architecte et le chercheur. J’ai tenté de présenter le fruit de mes recherches de manière très factuelle, pour contrer la lourdeur inévitablement associée à cette thématique. Il fallait trouver un équilibre subtil, et laisser au spectateur la marge d’interprétation nécessaire pour qu’il puisse, dans une certaine mesure, élaborer une trame narrative personnelle, emporter avec lui certaines images sans qu’elles soient d’emblée chargées d’une connotation négative. Le recours aux extraits filmés montrant, par exemple, Auschwitz aujourd’hui et au quotidien, ou encore les affiches d’époque présentées en marge des documents d’archive sur l’architecture s’inscrivent dans cette logique.

T : La ville actuelle est de plus en plus dispersée. On observe depuis la seconde moitié du 20e siècle un mouvement des populations hors des centres urbains. Le phénomène de l’étalement sub- et périurbain, avec les conséquences désastreuses qu’on lui connaît, semble concourant d’une vision négative de la ville. Peut-on entrevoir des liens entre ce phénomène, ce rapport nouveau à la ville, et l’idée de la menace aérienne, et de la destruction, qui a marqué les centres urbains durant la Deuxième Guerre mondiale ?
M. Z. : Pour moi, le phénomène de l’étalement urbain représente une sorte d’extension de la vision optimiste du progrès : l’idée, soutenue dans les années 1950, de la modernité qui rend possible un tout nouveau style de vie. On mesure aujourd’hui les conséquences de cette foi en la modernité : les problèmes de ségrégation sociale, les coûts en énergie, les questions écologiques en témoignent.
J.-L. C. : Le caractère de « guerre totale » propre à la Deuxième Guerre mondiale est, du point de vue de l’histoire, relativement unique. On ne connaît plus aujourd’hui de conflits qui mobilisent de manière aussi radicale et extensive tous les membres de la société, du dentiste au plombier, de la femme au foyer à l’architecte. Quel aura été l’impact d’une telle mobilisation sur l’architecture ? C’est la question qui m’anime. Le fantasme d’un mode d’habitat nouveau existait déjà avant la guerre dans l’esprit des architectes. Les bombardements et la menace aérienne sont venus renforcer cette idée. Mais le phénomène que l’on peut observer dans les années d’après-guerre est essentiellement tributaire de facteurs économiques : que faire des immenses usines de production d’avions une fois le conflit résolu ? Leur taille se prêtait admirablement bien à un autre type de production industrielle, celui des éléments de construction préfabriqués, qui permettront de réaliser les suburbs américains des années 1950, concrétisant ainsi le rêve de toute une nation.  

T : On découvre, dans « Architecture en uniforme », la mise en œuvre, par les architectes, d’opérations de camouflage à grande échelle au travers desquelles la surface des bâtiments est abordée de manière cosmétique, recouverte d’un dispositif supplémentaire, maquillée en quelque sorte. Y aurait-il là les germes d’un certain post-modernisme avant l’heure ? 
J.-L. C. : Je suis obsédé par l’idée du camouflage en architecture, mes collègues peuvent en témoigner. Pour moi, cette notion tient de la redécouverte d’une certaine pudeur, qui permet entre autres de dépasser l’architecture blanche, de remettre en question la notion de vrai, de ramener au premier plan la perception et l’interprétation.
M. Z. : Le camouflage a été revisité sporadiquement et de manière très intéressante par les milieux de la mode, dans les années 1970 comme plus récemment. C’est, d’un point de vue conceptuel, une notion riche. Quel est le rapport entre le contenant et son contenu ? Comment, pourquoi vouloir masquer une enveloppe, la rendre, en quelque sorte, imperceptible ? Autant de questions qui se posent à l’architecte dans la pratique contemporaine.

T : La créativité exacerbée qui a marqué les années du conflit souligne un paradoxe : celui de la destruction qui stimule, en retour, une dynamique constructive et de production intense. Ne serait-il pas possible, en temps de paix, d’imaginer des stratégies pouvant stimuler une telle créativité ? 
M. Z. : D’une certaine manière, on fait aujourd’hui face à la fin de l’époque moderne. Mais il s’agit d’une mort lente, qui se profile en somme depuis les années 1970. Cette lenteur brouille la lecture et nous empêche d’identifier un changement de paradigme clair. Certains signes sont toutefois visibles. L’idée de la modernité en tant que gage de progrès est peu à peu remise en question, on évalue sous un jour nouveau plusieurs des clichés qui prévalent encore dans la pratique architecturale contemporaine. Qu’est-ce que l’environnement ? Comment la participation publique peut-elle intervenir dans le processus de conception architectural ? Une planification urbaine top down est-elle encore possible ? D’autres questions sont désormais abordées : les rapports croissance-décroissance, le poids des inégalités sociales, la prépondérance de l’économie dans la configuration de nos sociétés. Tout cela est porteur de potentiel et il en va de la responsabilité – éthique et professionnelle – des architectes, comme de tous les intervenants participant à la construction de notre cadre de vie, d’aborder ces problèmes. Dans le même esprit, le commissariat thématique que le CCA soutient vise la création d’une nouvelle plateforme de discussion et d’échange autour des ces questions, toujours dans un rapport critique à la situation contemporaine.

Mirko Zardini est directeur et commissaire en chef du Centre Canadien d'Architecture (CCA) à Montréal
Jean-Louis Cohen est professeur et titulaire de la chaire Sheldon H. Solow en histoire et théorie de l'architecture à New York University

 

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