Un mu­sée for­ti­fié

Le nouveau pôle muséal à Lausanne

L’annonce du lauréat pour le nouveau pôle muséal à Lausanne n’est certainement pas le dernier chapitre de cet ambitieux projet. Les questions restées en suspens sont nombreuses.

Date de publication
14-06-2012
Revision
01-09-2015

Malgré certaines qualités indéniables, notamment dans sa façon de produire de l’espace public, la proposition fait preuve de faiblesses dans la symbolique dont elle fait usage. 
La proposition de Fabrizio Barozzi et Alberto Veiga repose sur un coup de force : celui d’une transformation radicale du site, peu envisagée par les autres concurrents, compte tenu du caractère classé des halles CFF. Contrairement à tous ceux qui se sont donné la peine de maintenir la halle ferroviaire ou son emprise, le duo n’a pas hésité : ils suggèrent purement et simplement la démolition du bâtiment de 1911 et son remplacement par un ensemble de nouvelles constructions.
Fabrizio Barozzi et Alberto Veiga semblent avoir compris l’enjeu principal de ce projet : concevoir un nouvel espace urbain. Proche de la gare, leur pôle muséal s’efforce d’établir un contrepoint culturel à la domination des infrastructures de transport dans cette partie de la ville. Sur ce point, la proposition fait preuve d’intelligence dans sa façon de libérer une partie du terrain actuellement bâti pour constituer une place.
C’est la même formule qui avait été employée en 1978 par deux jeunes architectes inconnus, pour la création du Centre Beaubourg à Paris. Renzo Piano et Richard Rogers avaient eu la brillante idée de construire sur la moitié du terrain disponible, pour offrir à la ville un nouvel espace public. 

Désenclaver le site

L’idée de relier cette nouvelle place à l’avenue Ruchonnet par un escalier confirme l’intention de désenclaver le pôle en créant non seulement des espaces conviviaux, mais aussi des axes de circulation indépendants de la fonction du lieu. Le traitement des sols, avec le maintien des voies et leur utilisation pour drainer les eaux de pluie, fait preuve d’une certaine sensibilité en ce qui concerne la qualité des matériaux et des surfaces de l’aménagement.
Quant à l’exploitation commerciale des arcades qui feront face au musée, il s’agit là d’une réponse astucieuse à la contrainte que tout nouveau projet culturel se doit de prendre en considération. La librairie, le café et les incontournables espaces de commerce, contribueront au caractère urbain de l’esplanade. Aussi bien les circulations que la volumétrie des bâtiments vont dans le sens souhaité : celui de créer une nouvelle portion de ville. Jusqu’ici tout va bien.
Le projet se montre cependant bien moins pertinent dans sa prise en compte de la dimension patrimoniale du site, ainsi que dans son rapport à la gare.  
L’hostilité de la proposition à l’environnement ferroviaire, s’établit tout d’abord dans des termes utilisés par les architectes dans la présentation de leur projet : ils font état de menace et de nécessité de protéger la nouvelle place des nuisances et des risques liés au passage des trains.
Ainsi, le corps principal du bâtiment est pensé comme une barrière : un ouvrage défensif digne des réalisations de Fritz Todt, puisqu’il est censé protéger le musée d’une hypothétique catastrophe ferroviaire.
Or, derrière ce mur-musée ne circuleront pas que des trains de marchandises, mais aussi et surtout des passagers. Le musée commence là où se terminent les quais d’où transitent des milliers de voyageurs. Le caractère paradoxal de la crainte d’une catastrophe s’accroît quand on sait qu’à moins de cinquante mètres de l’autre côté des voies, se déploie une zone densément peuplée : le quartier sous gare. 
A l’exception d’une seule verrière conservée, le nouvel espace public du pôle muséal tourne le dos aux quais, à la vue sur le lac, ainsi qu’au quartier mitoyen de la gare qui a appris avec le temps à ne plus considérer les grincements nocturnes des trains comme une nuisance mais comme un élément faisant partie de la poétique du lieu. Le MCBA adopte le repli. 
Pourquoi l’avoir placé dans l’enceinte d’une gare, si c’est pour redouter la proximité de l’activité ferroviaire ? Il y a là une incohérence, qui n’est pas du ressort des architectes mais plutôt du cahier des charges. 
L’explication sécuritaire d’une menace pour les œuvres en cas d’accident majeur ressemble fort à ces arguments dont abusent les assureurs pour gonfler les contrats qu’ils négocient. L’un des plus prestigieux musées dans le monde, celui de Pergame à Berlin n’est-il pas traversé par une ligne de chemin de fer ? Si le risque d’un désastre ferroviaire est toléré pour les milliers de Lausannois qui vivent à moins de cent mètres d’une voie ferrée, il doit l’être aussi pour des objets, aussi précieux soient-ils. 
Le projet compense ce défaut d’intégration dans son contexte ferroviaire et urbain par une mise en scène. Celle qui consiste à reconstituer un décor industriel. 
Dans les typologies des nouveaux musées du 21e siècle, Rem Koolhaas distingue deux grandes catégories : les gesti-culations du type Guggenheim et les préservations monumentales du type Tate Modern. Il va désormais falloir en ajouter une troisième : les nouvelles constructions qui adoptent le langage des friches reconverties. Le monolithe opaque en briques parvient à reconstituer l’effet monumental des ruines industrielles, son principal défaut étant de ne pas en être une. Toute l’audace de la reconfiguration se perd dans cette contradiction. Non satisfaits des possibilités offertes par la halle existante, EBV propose un ensemble sobre, qui évoque une usine de l’entre-deux-guerres. Si le fait de s’inspirer des typologies industrielles n’a rien de répréhensible en soi, il acquiert une toute autre dimension dans le cadre d’une démolition-reconstruction. 
C’est un choix qui nous oblige à questionner notre engouement pour les friches reconverties. 
Quel est le sens historique de la prolifération des reconversions d’édifices industriels en espaces culturels ? Quelle est la signification qui s’en dégage quant à notre façon de penser la ville ?
Quand elles ne sont pas trop lissées, les usines reconverties dégagent cette discrète mélancolie des lieux de labeur un jour férié, celle des périples désœuvrés des personnages d’Antonioni dans les quartiers industriels. Plus près de nous, les friches culturelles sont les indices d’une mutation harmonieuse : des exemples tangibles de nouveaux usages qui s’accommodent de ce qui existe déjà.

Décor de friche

Si la modernité a longtemps été partisane de la table rase, elle semble aujourd’hui acquise au bien fondé d’un développement qui trouve sa place dans l’existant. Les friches réhabilitées véhiculent cette vision d’une ville en phase avec son passé. La désindustrialisation a multiplié les occasions de mener à terme des régénérations de ce type.  L’effet de mode qui s’en est suivi, et surtout le fétichisme auquel il a donné lieu, eut pour effet de perdre de vue le véritable sens de ces reconversions. 
L’intérêt n’est pas tant dans la valeur patrimoniale des édifices, que dans l’éthique et l’enseignement qui émane de leur reconversion. Une société qui sait s’accommoder de ces espaces désaffectés est une société économe, dont la sagesse consiste à croître sans déborder de ses limites, à s’édifier sans pour autant effacer son passé.  
Détruire une halle ferroviaire pour construire un bâtiment à l’apparence d’une usine des années 30 est un geste qui rate incontestablement cette dimension. L’image est attrayante, mais il y a contresens. 
La différence est la même entre une rue commerçante d’un centre historique et les centres commerciaux qui en adoptent la volumétrie et la typologie. Manque l’authenticité qui fait de la première une portion de ville et de l’autre son décor. 
Dépourvu de cette justesse qui consiste à faire avec ce que l’on a, le projet s’engage sur la piste minée des préservations ornementales. En concédant le maintien de deux fragments de l’ancien bâtiment, il réduit la préservation à ce qu’elle a de plus anecdotique, évoquant les pires moments du postmodernisme des années 80. 
Le résultat est un ensemble qui dans les images de synthèse évoque fortement un funérarium.
Certes, les théoriciens des musées vous diront que la distance entre la monumentalité funéraire et la fonction muséale est étroite. Un musée n’est-il pas le cénotaphe des formes du passé ?  
L’apparence mortuaire des vues numériques serait-elle un éclat de paranoïa critique de la part des architectes ? Toute réjouissante qu’elle puisse être, cette hypothèse semble peu probable. Dans cette optique, une question persiste, exigeant une réponse : est-ce bien d’un musée dont Lausanne a besoin pour constituer son nouveau pôle culturel ? Un espace dédié à l’art, dépourvu de collection permanente ne serait-il pas plus à même de contourner les craintes des conservateurs ?
Le projet a l’audace d’envisager une reconfiguration intelligente du site. Qu’il ait aussi le cran de l’asseoir par une architecture volontaire, régénératrice et plus intégrée à son contexte urbain de gare centrale.  

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