Trois ques­tions à Tony Fret­ton et Ma­thias Heinz, membres du jury de la DRA 4

Propos recueillis par Marc Frochaux

Tony Fretton et Mathias Heinz s'expriment sur l'importance des distinctions d'architecture basées sur une logique régionale et sur la responsabilité qu'elles assument dans le développement d'une architecture de qualité dans les zones péri-urbaines et rurales. 

Date de publication
17-10-2018
Revision
22-10-2018

TRACÉS: Il semble que cette édition de la DRA récompense plutôt des équipements publics, des parcs et des logements collectifs – pas de maisons individuelles. Ces critères ont-ils été discutés par les membres du jury?

Tony Fretton: Un jury doit concentrer ses choix pour faire passer un message. Nous avons décidé collectivement de nous focaliser sur des projets qui avaient un certain effet social. Cela ne devait pas exclure des maisons privées mais cette approche a effectivement mené à une sélection de projets dont les qualités reposent sur l’interrelation des décisions du maître d’ouvrage et de l’architecte.

Mathias Heinz: Je suis content qu’on s’en aperçoive! Cela a été une discussion importante et doit être interprété comme un message : la maison individuelle ne peut pas représenter l’avenir de l’architecture en Suisse. Il nous faut mettre maintenant l’accent sur des transformations, des restructurations, sur l’habitat collectif plutôt que sur de belles maisons individuelles. Nous devons absolument valoriser l’impact que peut avoir un objet d’un point de vue sociétal et avons décidé de distinguer les objets qui s’inscrivent dans la durabilité au sens large. L’engagement du maître d’ouvrage était donc également décisif dans nos choix, qu’il s’agisse d’une collectivité publique, d’un privé qui a fait preuve d’initiative d’intérêt collectif ou d’une coopérative.

Par exemple?
T. F.:
J’ai en tête trois projets dans lesquelles la générosité sociale du maître d’ouvrage a été déterminante. Le premier est une transformation et une extension dans le village de Cressier (FR). Lorsque j’ai dit au syndic qu’il devrait être félicité pour avoir permis aux architectes de faire ce projet, il m’a répondu: « Mais non, ce sont les architectes qui ont fait ça !» Mais c’était très clair pour moi que lui et les autres habitants du village avaient pleinement compris tout le potentiel du projet. Le second est une salle communale avec un local pour pompiers à Léchelles (FR). La combinaison programmatique du projet est surprenante d’intelligence, d’autant plus que vous ne la sentez même pas dans le volume. Enfin, un autre projet a provoqué des discussions particulièrement intenses : une maison pour l’accueil des réfugiés, située à Vers-chez-les-Blanc (VD). Un des membres du jury a argumenté passionnément pour le nominer, puisqu’il représente une démonstration évidente de l’adaptation de l’architecture à des problématiques globales, permises grâce à un maître d’ouvrage privé.
Chaque projet a sa particularité. Je devrais mentionner également l’extension d’un immeuble de logement social des années 1960  situé à Chavannes-près-Renens. C’est un très bel ouvrage, mais le jury voulait surtout comprendre l’intelligence du projet derrière l’ouvrage – en l’occurrence le point de vue économique mis en regard du confort des habitants.

M. H. :  L’enjeu était de ne pas distinguer uniquement des interventions importantes, des grands bâtiments publics qui sont de toute manière reconnus. Aussi avons-nous tâché de tenir compte de plusieurs catégories afin de favoriser des projets plus modestes. Le jury, dont les membres couvrent le pays et même l’international, s’est donc beaucoup interrogé sur le rôle de l’architecte en Suisse, sur ses missions et les valeurs qu’il véhicule.
La restauration de la Maison Farel, à Bienne, a fait l’objet de longues discussions, car il ne s’agissait pas d’une construction neuve mais d’une opération strictement patrimoniale. Nous avons tout de même décidé de lui décerner la Distinction, parce qu’elle est née d’une initiative personnelle des architectes et qu’elle est orientée vers la population: la Maison offre un bistrot, des bureaux, une salle pour des événements. En travaillant en équipe et en assumant eux-mêmes le risque financier de l’opération, les architectes ont pu rendre à cette maison sa vocation originale, imaginée par Max Schlup.

Que représente pour vous une distinction basée sur une logique régionale?
T. F. :
C’est extrêmement sain. En Angleterre, nous n’avons rien de tel. Il y a bien le Royal Institute of British Architects (RIBA) qui délivre des prix régionaux, mais ils n’ont pas une importance comparable à la DRA. Or, cette approche est vitale, car elle permet de contrebalancer la prééminence des praticiens de Londres, qui dominent la scène nationale. J’ai été très surpris par la qualité des projets sélectionnés par la DRA, même modestes, comme ces écoles qui sont particulièrement adaptées au site qu’elles occupent.

M. H. : Je trouve cela très important. Ce genre de prix pourrait être décerné plus souvent – à condition de réduire les tâches du jury, parce qu’il est très difficile de prendre autant d’objets en considération. Plusieurs cantons ont leur prix d’architecture: Zurich, Bâle, Berne, les Grisons, etc. Je trouve très positif que les cantons romands soient parvenus à s’associer et à peser ensemble leurs intérêts.

Après cette expérience, diriez-vous qu’il y a une «architecture romande»?
T. F. :
J’ai enseigné deux fois en Suisse: à l’EPFL il y a une vingtaine d’années puis à l’EPFZ, il y a cinq ans. Entre-temps, les réalisations alémaniques étaient devenues l’emblème de l’architecture suisse à l’étranger. Cette fois, j’ai vu des qualités bien spécifiques à l’architecture suisse romande : elle est plus pragmatique qu’à Zurich, plus gentle peut-être. Elle est parfois plus surprenante, car elle mélange différentes tendances. Mais ce qui m’a le plus intéressé en découvrant ces projets, c’était la richesse produite par la rencontre de différents acteurs dans leur conception.

M. H. : Je dirais qu’il n’y a pas une «architecture romande», mais plutôt une architecture suisse. J’ai le sentiment que nous travaillons aujourd’hui à l’échelle du pays tout entier et que nous partageons des thèmes similaires.
Je constate plutôt une distinction entre des objets en zone urbaine ou dans la campagne. C’est d’ailleurs un critère que nous avons également tenu à prendre en compte. Quand une petite commune fait un effort pour produire une école particulièrement réussie ou un objet intéressant, nous avons tâché de le relever plutôt que de distinguer encore un bâtiment  construit en ville de Genève ou de Lausanne, où la qualité est mieux contrôlée par les autorités. Cette problématique ville-campagne est évidemment également présente dans le reste du territoire suisse. Il est crucial de valoriser les bonnes réalisations des zones péri-urbaines et campagnardes.

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