Space is the mes­sage: nou­velle am­bas­sade de Suisse à Mos­cou

«The medium is the message», écrivait Marshall McLuhan en 1964. Par-delà les signes, les symboles et les analogies, l’architecture de la nouvelle ambassade de Suisse à Moscou, achevée récemment par Brauen Wälchli Architectes, délivre un message inscrit dans l’espace.

Date de publication
16-09-2019

L’architecture d’une ambassade est un travail de communication diplomatique. Elle opère sur plusieurs échelles, sur plusieurs plans, aussi bien dans sa réalité concrète que dans l’espace médiatique. Pour les ambassadeurs suisses, l’enjeu prioritaire est de faire une démonstration de la précision helvétique, que l’on doit pouvoir apprécier dans la mise en œuvre soignée des matériaux (si possible locaux). Les médias s’approprient rapidement quelques analogies qu’elle contient nécessairement. Botschaft, pour les alémaniques, signifie littéralement «message» – un sens que les francophones ont un peu oublié dans le mot «ambassade».

À Moscou, l’image qui s’impose est la vue aérienne de l’ensemble diplomatique, avec la forme de sa cour, qui évoque vaguement la carte de la Suisse. Quand les architectes et l’architecte-paysagiste s’en aperçoivent, ils tracent des cercles à l’emplacement de chaque chef-lieu sur cette Suisse géométrisée, puis plantent sur la capitale un pommier de la variété Rose de Berne. L’ambassade devient ce qu’elle représente : une reproduction du pays. Dans le cadre du concours artistique, ce jeu de translation se poursuit par une performance d’Anne-Julie Raccoursier. L’artiste multiplie par greffage l’arbre moscovite et plante des pommiers Rose de Berne dans les chefs-lieux de chaque canton, là où des Russes reconnus vivent et où des Suisses entretiennent des liens particuliers avec la Russie. Comme un écho, les photographies de ces arbres ornent désormais le couloir d’entrée de l’ambassade.

Les architectes l’expliquent très clairement1: construire une ambassade, c’est d’abord opérer un transfert culturel, délicat, car orienté vers une communication à plusieurs niveaux. Dans le projet récemment remporté pour l’ambassade de Beijing, Brauen Wälchli Architectes proposent de faire tenir l’édifice sur des blocs de pierre importés des glaciers alpins, soit un petit morceau emblématique du territoire.

Espace et significations

Ce langage-là est fait de symboles. Mais celui qui traduit le mieux la réalité d’un pays est inscrit dans le plan. À Moscou, l’organisation planimétrique de l’ambassade renseigne très exactement sur certains modes de fonctionnement propres à la Suisse. Fermé, discret, presque effacé de l’extérieur, l’ensemble se montre totalement ouvert et transparent à celui ou celle qui trouvera le moyen d’y pénétrer. C’est bien une Suisse miniature – qui invite aux déambulations: le couloir lumineux qui zigzague autour du patio construit une relation engageante, espérons vertueuse, entre les différents services qui se côtoient au quotidien (diplomatie, chancellerie, économie, tourisme, culture). Le plan de l’ensemble diplomatique de Moscou traduit une forme d’organisation, de transparence, mais également de représentativité collective, sans hiérarchies. La cour minérale distribue les regards, unit les usagers par une même lumière, qu’elle dispense de manière bien démocratique. On y rencontre généralement son unique habitant: l’imposant bouvier bernois de l’ambassadeur, dont la niche évoque un mazot valaisan.

Par-delà la sémiotique du plan, l’architecture d’une ambassade confronte les architectes à des problèmes plus complexes, plus théoriques. Il force à aborder un contexte dédoublé, entrecroisé : le bâtiment exprimera la rencontre entre deux cultures constructives. Brauen Wälchli Architectes sont désormais aguerris à cet exercice, après avoir réalisé l’extension de l’ambassade de Prague (1997-2005) et conçu l’ambassade de La Paz (2000-2003). Dans la capitale bolivienne, ils tâchaient d’utiliser sans les détourner quelques caractéristiques locales: compacité du volume, couleurs, fenêtres adaptées au climat, et même des moucharabieh (un élément arabisant importé via l’Espagne en Bolivie). On ne peut ni imiter l’architecture locale, prétendent les architectes, ni imposer une architecture helvétique. C’est l’approche qui doit être helvétique. Une ambassade de Suisse veut s’inscrire dans un lieu, dans le temps long du lieu.

Approcher Moscou

S’il y a une approche helvétique, elle commence par le concours – une politique dont l’Office fédéral des constructions et de la logistique (OFCL) tire aujourd’hui bénéfice. En 2007, il lançait un concours sur présélection pour construire une extension comprenant différents services diplomatiques et consulaires, la résidence de l’ambassadeur et des offices de représentation de l’économie et de la culture.

L’ambassade Suisse de Moscou est logée dans une maison de maître de deux niveaux, érigée en 1892 et protégée. Non pas en raison de son caractère exceptionnel, mais plutôt parce qu’elle représente un témoignage admirable et relativement bien conservé du néoclassicisme moscovite. Elle est située à Zemlianoï Gorod, entre la « ceinture des boulevards » et la « ceinture des jardins », à l’emplacement d’un ancien verger-potager exploité par les maraîchers qui livraient à la cour du tsar. Le tissu urbain de ce quartier éloigné du centre est ouvert, perméable. L’urbanisation, lente, forme peu à peu des îlots semi-ouverts avec de grands espaces à l’arrière des maisons. Même si les rues sont tenues par des façades, le vent et les sons circulent. Alors que Moscou se transforme aujourd’hui en un village Potemkine, appliquant à ses espaces publics les mêmes formules génériques que la plupart des villes globalisées, sa spécificité ne réside plus pour le promeneur que dans l’appréciation de cette particularité morphologique qui le fait déambuler de grands boulevards en espaces verts introvertis.

Là où la plupart des concurrents mettaient en valeur la maison de maître en se tenant à une distance respectueuse de ce petit morceau de patrimoine2, Brauen Wälchli Architectes suggèrent au contraire d’inscrire l’intervention dans le processus d’urbanisation propre au faubourg moscovite. L’implantation qu’ils proposent ferme la parcelle par deux bâtiments en équerre et fabrique avec le troisième un petit ensemble organisé autour d’une cour lumineuse. Ce faisant, les architectes affirment comme objectif prioritaire de poursuivre la construction de la rue.

Double contexte, double façade

Pour répondre à un double contexte, il faut un bâtiment double. Brauen Wälchli Architectes ne travaillent pas par addition, mais par une « recherche patiente », aboutissant à une esquisse synthétique, qui concrétise plusieurs paramètres : tout ce qui est privé – bureaux, espaces servants, circulations secondaires – est en périphérie, orienté vers les rues. Les murs sont perpendiculaires aux façades maçonnées, les fenêtres disposées sur un rythme régulier, celui des bâtiments adjacents. Les éléments qui donnent à la rue sa vibration sont traduits par un traitement graphique minimal de l’enduit de façade : socle, cadres de fenêtres, entablement abstrait.

Tout ce qui est collectif – salles de conférence, bureaux partagés, espaces de réunion – est déployé vers l’intérieur de l’îlot, le long d’une façade entièrement vitrée. Le dispositif répond au contexte climatique, en se concentrant sur la captation de la lumière, rare en hiver. La façade sud de la maison de maître, ainsi que la neige recouvrant le patio en hiver, servent de réflecteurs. La géométrie souple du patio fait pénétrer cette lumière dans la profondeur du plan.

Pour éviter les ponts froids sans faire usage de consoles isolantes, les dalles sont emballées d’isolation, prennent une épaisseur qui dote la façade d’une expression robuste. Mais est-ce un hasard si le capitonnage métallique, avec son ourlet, finit par prendre un profil presque classicisant, si ses proportions dialoguent avec celles de la maison de maître?

Le temps longs

Depuis quelques temps, l’architecture moscovite oscille entre deux époques. Elle privilégie ici la restauration factice d’un passé idéalisé, là l’ancrage dans une époque résolument globalisée, sans épaisseur historique. Dans les deux cas, elle exploite des effets qui seront vite périmés. L’ambassade de Suisse, elle, poursuit ce qui est là.

Après la rue, la maison de maître et le climat, un autre élément de contexte vient donner au projet une signification. À quelques rues de là se tient le Centrosoyuz, l’un des bâtiments emblématiques que Le Corbusier réalise entre 1928 et 1936. C’est bien un Corbu, avec ses volumes clairs, ses fenêtres en bandeau, mais dans une variante rouge : la façade est revêtue de tuf artik importé, à grands frais dit-on, du Caucase, malgré les protestations des commanditaires3.

C’est peut-être cet autre élément de contexte qui donne aux auteurs de l’ambassade de Suisse cette confiance, malgré le nombre d’années nécessaires à sa réalisation. En effet, peu avant le dépôt de la mise à l’enquête, le nouveau maire de la ville, à peine en fonction, bloquait toutes les ­procédures de démolition en cours, contraignant les architectes à reprendre entièrement le dossier. Parce qu’il ne représentait aucune tendance particulière, si ce n’est celle du bon sens, le projet lauréat a tenu bon. Douze années après le concours, il a été respecté et poursuivi. Surtout, il n’a pas pris une ride: ­l’esquisse se plie aux contingences du lieu, pas à celles du temps. C’est le message qu’elle porte à Moscou.

Notes

 

1. Voir Martin Tschanz, Ulrich Brauen, Doris Wälchli, « Botschaften bauen: ein Gespräch mit Doris Wälchli und Ueli Brauen», Werk, Bauen + Wohnen 93/2006

2. Christoph Elsener, « Die Insel Schweiz : Projektwettbewerb für die neue Schweizer Botschaft in Moskau », Werk, Bauen + Wohnen 95/2008.

3. Sur le Centrosoyuz, voir Jean-Louis Cohen, Le Corbusier et la mystique de l’URSS : théories et projets pour Moscou 1928-1936, Liège, Pierre Mardaga Éditeur, 1987.

Ambassade de Suisse, Moscou

 

Concours : 2007, construction : 2015-2018

Maître de l’ouvrage : Département fédéral des finances, Office fédéral des constructions et de la logistique, OFCL

Architecture et planification générale: Brauen Wälchli Architectes, Lausanne

Ingénieur civil: CSD Ingénieurs, Lausanne

Ingénieur CVSE: Weinmann Energies SA, Échallens

Architecte paysagiste: L’Atelier du Paysage, ­Lausanne

Intervention artistique: Anne-Julie Raccoursier, Lausanne

Sur ce sujet