six pieds sous terre
Ici est ailleurs
La nuit d'Eugène à "l'iPod de l'hôtellerie" de l'aéroport de Gatewick.
Cher Tracés,
Je t’écris depuis Gatwick, dans la banlieue sud de Londres. Mon avion pour Genève décolle à 6 h 10 demain matin. Seule solution : dormir sur place. Et quand je dis «sur place», je n’exagère pas. Le Yotel n’est pas à deux cent mètres de l’aéroport, relié par une rampe d’accès. Non, le Yotel est sous l’aéroport. Depuis le grand hall bordé de boutiques et de restaurants, on prend un ascenseur et on se retrouve dans un hôtel au sous-sol.
Assis sur le vaste sofa, j’ouvre mon ordinateur portable. Le Wi-Fi gratuit me permet d’en apprendre plus sur le concept de cet hôtel. En 2002, l’entrepreneur Simon Woodroffe a l’idée d’imaginer des chambres d’hôtel en
oubliant la notion de chambre. Son point de départ a été le lit First Class sur un vol British Airways. Ce qui compte, ce ne sont pas les murs ou les fenêtres, mais le lit! Woodroffe s’est associé à Gerard Greene. Ensemble, ils ont ouvert en 2007 l’hôtel où je m’apprête à passer la nuit.
Je t’écris depuis le «iPod de l’hôtellerie». Je ne sais pas quel journaliste a inventé cette dénomination, toujours est-il que ça convient pile-poil à la boîte de sardine premium où je suis couché en ce moment. Imagine une chambre grande comme un lit où on se sent bien. Pas serré. Pas coincé. Tout a été étudié. La grande trouvaille a été d’installer un sofa qui se transforme en lit d’une simple pression sur un bouton. J’appuie: en vingt secondes, je suis alité.
Et je me mets à réfléchir. A quel moment nous sommes-nous fait avoir? Parler de «l’iPod de l’hôtellerie»: quelle blague ! Depuis quand l’iPod est-il devenu le parangon du design? Après l’odieux «indice Big Mac», inventé en 1986 pour mesurer le pouvoir d’achat du consommateur lambda d’un pays, voici le nouvel indice: celui du beau, du simple et du fonctionnel: le iPod. Désormais, quand on inventera une nouvelle brosse à dent, si elle est belle, simple et fonctionnel, parlera-t-on du «iPod de la brosse à dents» !
Je vais prendre ma douche que les designers du Yotel ont réussi à caler dans un espace d’un mètre carré, puis je passe à la réception chercher un chocolat chaud gratuit. J’en profite pour discuter avec le réceptionniste. Un Sénégalais qui vit à Londres depuis trois ans. Il m’apprend qu’à Moscou, en août 2013, à l’aéroport de Sheremetyevo, le cabinet d’architecture Arch Group a installé la première Sleepbox.
- Cette «boîte à sommeil» n’est qu’une pâle imitation de notre Yotel, ricane-t-il. De toute façon, Gerard Greene, notre boss, a une longueur d’avance! Il a ouvert un méga hôtel au cœur de New York, juste à côté de Times Square. Juste dément.
- Ah bon? Quand ça?
- C’est très récent. En été 2011.
Il attrape son iPad et y fait passer une vidéo de promotion: on voit un immense building, avec terrasse. A l’intérieur, un spectaculaire bras mécanique attrape votre valise et la dépose dans un casier. Des bars, des restaurants à profusion et des centaines de chambres. Pardon, des «iPod de l’hôtellerie».
- J’ignorais que les touristes ont désormais si soif de cercueils, dis-je.
- Mais non, les cercueils, c’est à Tokyo, mec. C’est là-bas que tu loues une chambre de la taille d’un cercueil.
- C’est vrai, c’est vrai.
Je retourne dans ma chambre. Regarde CNN sur la TV à écran plat. Puis je remonte à la surface, acheter un yogourt dans un shop ouvert nuit et jour. Il est 1 heure du matin. L’aéroport s’est vidé. Quelques voyageurs paumés dorment sur leur valise. Un nettoyeur juché sur son petit tracteur silencieux laisse une trace luisante de propreté derrière lui.
Sur ma carte magnétique qui fait office de clé, les chiffres «24/7» me sautent aux yeux. C’est vrai que le Yotel propose un service vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Le client loue la chambre par mail pour autant d’heures qu’il le souhaite. Pas une de plus pas une de moins. Il y a donc des nettoyeuses prêtes à intervenir en permanence. Et un réceptionniste pour accueillir un voyageur à 3 h 30 du matin et lui offrir un cappuccino. La nuit, le jour, à l’aube et à midi: nous sommes devenus des consommateurs perpétuels. C’est peut-être la leçon la plus effrayante du Yotel.
Le lendemain, je me lève à 5 h, attrape ma valise, monte d’un étage, passe le check-in et monte dans mon Airbus Easyjet.
- Bonjour, dit l’hôtesse de l’air. Désirez-vous consommez une boisson?
Il n’est que 6 h 22.