Les pas­seurs d’Is­tan­bul

Ici est ailleurs

La découverte d'Istanbul par une journaliste et une photographe néerlandaises.

Date de publication
07-04-2014
Revision
14-10-2015

A la question «quelle est la plus grande ville d’Europe », il y a fort à parier que vous répondrez «Londres, bien sûr». Perdu! C’est Istanbul. Seize millions d’âmes se sont agglutinées des deux côtés du Bosphore. Et même si la Turquie ne fait pas (encore ) partie de l’Union européenne, la mégapole est géographiquement située sur le continent. Ou plutôt à moitié… Ce qui n’est pas le moindre de ses paradoxes.

La journaliste Irène van der Linde et la photographe Nicole Seghers, toutes deux hollandaises, ont eu l’idée lumineuse de se donner du temps pour comprendre les paradoxes du monstre. Quatre saisons. L’année 2007 vécue de l’intérieur. 

Mais si Les passeurs d’Istanbul ne parlait que de politique, nous n’aurions entre les mains qu’un essai classique. Alors que la journaliste et la photographe ne cessent de rencontrer des autochtones qui leur ouvrent leur cœur. Bonjour Kübra, toi la jeune femme ambitieuse qui porte le voile pour enfin être une femme! Salut Ozgür, toi le jeune militant écolo, tu emmènes les citadins renouer avec les sites naturels de leur propre pays ! Grâce aux exigences de l’Union européenne en matière d’environnement, le gouvernement turc est enfin obligé de te prendre au sérieux. Salut Server, toi le vieux loup de mer, tu finis ta carrière sur un ferry du Bosphore en souriant: «J’incarne les liens entre les deux continents», as-tu l’habitude de dire. Salut Zeynep, toi l’employée de banque, obligée de cacher ton homosexualité pour garder ta place. Vous parcourez chaque jour les rues d’Istanbul et vos destins se mêlent désormais dans les pages d’un livre géant.

Au printemps de cette année-là, lorsque les milliers de cigognes passaient d’est en ouest au-dessus du Bosphore pour rejoindre le continent européen, la Turquie menaçait d’imploser encore une fois. L’armée avait de véritables crises d’urticaire à l’idée que l’AKP gagne les élections. En automne, lorsque les mêmes cigognes traversèrent le détroit en sens inverse, un changement politique radical avait eu lieu. Abdullah Gül, un musulman modéré, ancien Ministre des Affaires étrangères, accédait à la présidence de la République turque. Sa femme pieuse portant le turban déambulait désormais dans le palais d’Atatürk. Lui qui s’était tant battu pour la laïcité! Vision de cauchemar pour des millions de kémalistes à travers le pays: ils ne comprenaient pas comment l’Europe laissait faire sans intervenir et soutenait le parti AKP.

De son côté, la photographe Nicole Seghers sait capturer le temps comme personne : une conversation chez le barbier sous le regard sourcilleux d’Atatürk, des drapeaux rouges suspendus dans une ruelle flottant au vent, un scooter qui transporte trois bombonnes d’eau potable, des clés à molettes suspendues à leurs clous qui dansent au rythme des vagues du Bosphore, les passagers des ferries au regard plongé dans la rive d’en face.

Le livre est sorti en 2010 à Rotterdam. Il n’a été traduit en français que l’année dernière, aux éditions Noir sur Blanc. Pourtant, chers Kübra, Ozgür, Server, Zeynep, la description de vos rêves et de vos colères m’ont mieux expliqué l’embrasement de la place Taksim en juin 2013 que n’auraient pu le faire tous les reportages d’euronews ou les journalistes du Monde. La foule était fatiguée des dérives autoritaires du premier ministre Erdogan, ancien maire d’Istanbul. Mais il s’agissait aussi de lutter contre la destruction du parc Gezi. Ces arbres que tu aimes tant, Ozgür: «Nous n’avons pas eu de glaciation en Turquie, ce qui fait que nous comptons beaucoup d’espèces qui ont disparu en Europe, expliques-tu. Il reste par exemple une soixantaine de variétés d’arbres feuillus chez nous.»

Irène van der Linde sonne chez les gens; dîne avec eux; prend le temps de les écouter ; déambule dans leur quartier; visite les sites historiques; assiste à des manifestations de gauche; se rend à un meeting d’Erdogan; découvre les réserves naturelles; observe aux jumelles les aigles des steppes, les busards, les faucons hobereaux, les martinets, les hirondelles; lit les journaux turcs ; discute avec les capitaines de ferries, les passagers; accompagne les pêcheurs au travail.

On se met à rêver de ce que ces deux Hollandaises pourraient tirer d’un séjour d’un an à Paris ou Zurich. Elles réaliseraient l’exploit de nous expliquer nos propres compatriotes.

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