Ro­se­mary’s Baby

Roman Polanski, 1968

Le Silo dissèque ici l'un des films phare de Roman Polanski, Rosemary’s Baby, sorti sur les écrans en 1968. Le drame qui façonne ce long métrage lie de façon irrémédiable l’intérieur, l’appartement, et la physiologie.

Date de publication
26-02-2013
Revision
01-09-2015

Après avoir fait l’acquisition, sur un coup de tête, d’un appartement dans le fameux Dakota Building – immeuble construit à New York à la toute fin du 21e, sur un modèle « Renaissance allemande », destiné à accueillir une population fortunée capable d’apprécier la nouveauté des infrastructures proposées par le bâtiment –, Rosemary Woodehouse, mariée à un jeune acteur ambitieux, entreprend d’en modifier l’apparence, afin qu’il ressemble le plus possible aux rêves d’une jeune femme américaine, moderne, mais néanmoins « au foyer ». Rosemary, incarnée à l’écran par Mia Farrow, et telle que Roman Polanski l’imagine lorsqu’il réalise Rosemary’s Baby en 1968, doit en effet rendre possible un paradoxe : celui d’être de son temps (le film est censé se dérouler en 1965), et souscrire aux attendus les plus conventionnels relatifs à la constitution d’une cellule familiale solide, dans un intérieur résolument dédié à cet objectif. 
Le drame qui va graduellement s’emparer du film, traité jusqu’au bout comme s’il s’agissait d’une crise de démence féminine, lie de façon irrémédiable l’intérieur, l’appartement, et la physiologie. La grossesse de Rosemary est en effet raccordée de façon constante au « home sweet home » qu’elle constitue en repeignant de blanc les murs de son appartement, en tapissant ses fauteuils, en installant des rideaux : en substituant au modèle initial de la fin du 21e les idéaux purs et hygiénistes de la modernité. 
L’absence de hors-champ (la ville de New York est quasiment absente du film) signale à quel point c’est tout le contraire qui se joue : plutôt qu’un intérieur cosy, Rosemary construit et installe les conditions de son emprisonnement. Plus elle insiste sur la fonctionnalité de son appartement (la façon dont chambre, cuisine, couloir sont censés mener les uns aux autres), plus elle perd la maîtrise de cet espace. 
Selon le cinéaste, dans Rosemary’s Baby, « l’étrange arrive lentement. Tout commence de façon très ordinaire, pedestrian, quotidienne. » Effectivement, la mise en scène, les mouvements de caméra, le cadrage : tout est pensé pour accentuer la stabilité nécessaire aux premiers moments du film ; l’aspect lisse, transparent, des enjeux affectifs et psychiques. C’est par l’ordinaire que l’étrange doit entrer en scène, leçon que L’inquiétante étrangeté freudienne avait déjà placée au centre de ses hypothèses sur l’envers de notre quotidien. A travers d’inframinces modifications, que le film distille dans un ordinaire a priori sans histoires, Polanski aborde la question paranoïaque, qui est au centre du film. Levier tant formel que psychique, la paranoïa sera placée au cœur d’une partie de la production cinématographique américaine, plus frontalement politique, à la fin des années 1970. Dans Rosemary’s Baby, elle est entre autres incarnée par l’invraisemblance de l’espace de l’appartement, a priori pourtant simple à imaginer1, mais que la caméra de Polanski s’acharne à rendre improbable. Là où le film était censé se « contenter » d’un espace intérieur anesthésié et sans âme, ce dernier contribue au contraire à l’embrasement progressif du scénario.

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Note

1 A ce propos, je renvoie au texte de Patrice Maniglier, La Perspective du diable, p.85.  

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