Ré­tré­cir pour mieux gran­dir

Du déclin au renouveau

Démolition : sources de l’enseignement théorique de la construction. « Jamais circonstances n’ont été plus favorables pour ce genre d’étude, que l’époque où nous vivons. […...] une foule de bâtiments [...…] ont été démolis jusqu’aux premières assises de leur fondation; tous ont procuré...d’utiles instructions. » Charles-François Viel : De l’impuissance des mathématiques pour assurer la solidité des bâtiments, Paris,1805

Walter Benjamin, Livre des passages [C6a,2]

Date de publication
28-12-2011
Revision
22-11-2015

La notion de rétrécissement urbain, très discutée depuis une dizaine d’années en Allemagne, en Europe centrale et orientale puis aux Etats-Unis, semble à première vue ne pas faire partie des préoccupations urbanistiques qui agitent notre pays. Certes, Bâle, Berne et Zurich ont perdu chacune environ 20% de leur population au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, et figurent ainsi dans le registre des villes qui rétrécissent de l’Atlas of Shrinking Cities, un ouvrage de référence publié par un groupe de recherche du même nom (Atlas of Shrinking Cities). Mais on entend ici tant parler de l’étalement urbain, de bétonnage de mètres carrés par seconde qu’il est difficile de nous mettre à la place, par exemple, des grandes villes de l’ex-Allemagne de l’Est (notamment Leipzig et Dresde) qui ont subi des pertes brutales de population suite à la chute du Mur.

Pourtant, le projet Shrinking Cities – soutenu par la Fondation pour la culture du gouvernement allemand et dirigé à partir de 2002 par l’architecte berlinois Philipp Oswalt, en collaboration avec la Galerie d’art contemporain de Leipzig, la Fondation Bauhaus Dessau et la revue Archplus – met l’accent dès le début sur le caractère global du phénomène. Surtout, le groupe essaie de profiler l’idée de considérer le déclin urbain comme une opportunité et comme un état de fait à partir duquel imaginer de nouvelles manières de planification et d’usage urbains. Il a lancé en 2004 un concours d’idées portant sur la revitalisation de quatre sites (Halle/Leipzig, Manchester/Liverpool, Détroit et Ivanovo, voir www.shrinkingcities.com). Il n’est donc pas totalement absurde de penser que la problématique peut aussi intéresser le débat helvétique, d’autant plus qu’il semble peu à peu se dessiner un consensus quant au fait d’aborder le territoire suisse comme un phénomène urbain dans son ensemble (Roger Diener et al., 2006).

En mettant entre parenthèses les déclins historiques (dus à des guerres, des catastrophes, des épidémies, etc.), les chercheurs évoquent trois facteurs qui seraient en cause, séparément ou ensemble et à des degrés différents, lors d’un déclin urbain «moderne»: la désindustrialisation, une suburbanisation croissante et un profond changement démographique, avec une chute de la fécondité couplée au vieillissement de la population. D’ailleurs, la métaphore du «rétrécissement» – qui trouve ses origines dans le verbe allemand «schrumpfen» – répond avant tout à ce dernier critère: pour les chercheurs allemands, il ne s’agit pas tant d’une diminution des périmètres urbains, qui se dégonfleraient comme des ballons les lendemains de fête, mais d’un abandon des villes par la population, ce qui dans de nombreux cas engendre même une extension des agglomérations urbaines.

S’il est certain que les villes connaissent leurs périodes de croissance et de déclin depuis qu’elles existent, la question se pose alors de savoir ce qu’il y a de véritablement nouveau dans le déclin urbain tel qu’il se présente aujourd’hui. Un deuxième réseau de recherche, le Shrinking Cities International Research Network (voir www.shrinkingcities.com) , qui inclut une quarantaine de chercheurs originaires d’une douzaine de pays et qui continue en quelque sorte ce qui a été initié en Allemagne (où le projet a pris fin en 2008), a le mérite de placer les recherches sur le déclin urbain dans un contexte global et historique précis. 

Ainsi, deux de ses membres, Sylvie Fol et Emmanuèle Cunningham-Sabot, ont récemment proposé une évaluation critique des approches du rétrécissement, avec un éclairant survol de la littérature scientifique consacrée aux cycles de croissance urbaine (Sylvie Fol et Emmanuèle Cunningham-Sabot, 2010). Les auteurs pensent que «le déclin urbain tel qu’il se manifeste actuellement (…) ne peut être dissocié du processus de globalisation qui d’une part, déplace les investissements d’un territoire à un autre de manière accélérée et d’autre part délaisse les espaces situés à l’écart des réseaux d’information et de communication.» Elles arrivent à la conclusion que le déclin, «conçu jusque-là comme une parenthèse, la plus courte possible, dans une évolution où la reprise serait nécessairement au rendez-vous», doit aujourd’hui être envisagé comme étant « à la base d’une réflexion sur les conditions de mise en œuvre d’une ville durable dont la croissance ne serait plus le principal objectif ». Quelles seraient alors ces conditions? Comment planifier la ville s’il s’agit désormais de faire face non seulement à une urbanisation grandissante, mais également à un probable déclin?

«Notre culture du bâti, notre planification urbaine reposent historiquement sur le paradigme de la croissance», assure Tim Rieniets, maître de conférence à l’Institut d’urbanisme de l’EPFZ et ancien collaborateur du projet Shrinking Cities dans sa version allemande. «Nous n’allons pas aller très loin avec les processus et les outils traditionnels. Il faut repenser nos disciplines, mais ce sera tout sauf évident: il s’agit d’abandonner les réflexes, les vieilles habitudes, de changer carrément le regard que nous portons sur nos espaces urbains.» Et le chercheur de préciser que la notion de «rétrécissement» renvoie également à une diminution de l’attention de la population, des professionnels, des investisseurs, etc. Une ville sur le déclin dispose rarement des ressources nécessaires pour planifier son futur. «Il est plus facile de répartir des bénéfices que de partager les effets négatifs d’une décroissance», ajoute-t-il. Pour lui, il s’agit d’apprendre à calculer avec l’horizon temporel d’un projet urbain et à prévoir son potentiel de développement et son adaptabilité à un éventuel déclin. Il faut imaginer comment équiper l’espace urbain afin qu’il puisse, au pire, «se développer en arrière», «sich zurück entwickeln», verbe allemand qui n’a pas d’équivalent en français et dont toutes les périphrases imaginables (régresser, rétrograder, revenir en arrière, etc.) ont forcément une connotation péjorative. Pourquoi? Car même un espace urbain où tout projet fait défaut, une friche à l’abandon ou un morceau de ville «hors d’usage» réinvesti par la nature, ne sont pas forcément synonymes de déchéance. «C’est une question d’interprétation», conclut le chercheur.

Thierry Paquot, philosophe et spécialiste de l’urbain, éditeur de la revue française Urbanisme, fait une analyse légèrement différente du phénomène. « Historiquement, l’urbanisme vise à rendre la vie du citadin plus agréable, à lui offrir un certain confort, d’où l’éclairage public, les trottoirs, les squares et les parcs, les passages couverts et les bancs publics, le métropolitain et le tramway, etc. Pour moi, ce n’est pas un hasard si les premiers théoriciens français de l’urbanisme, au début du 20e siècle, sont des poètes : Gustave Kahn et son Esthétique de la rue (1900) par exemple, L’esthétique des villes (1908) d’Emile Magne et Nice, capitale d’hiver (1913) de Robert de Souza. Ils rêvent d’une ville pédestre, amène, joyeuse ! » Le début de toute réflexion sur l’édification en milieu urbain serait ainsi esthétique.

Quant à la notion de rétrécissement, le philosophe en dessine des contours plus précis et la place dans un contexte exclusivement américain. «Le déclin des villes suite à une désindustrialisation, en Lorraine par exemple, relève de l’appauvrissement ou d’une désurbanisation. Je réserve le terme de rétrécissement pour les Etats-Unis, où certaines villes décident de restreindre leur périmètre, car elles ne peuvent plus couvrir les dépenses induites par l’urban sprawl. Elles ont commencé par accompagner la désindustrialisation en favorisant une agriculture urbaine, comme à Détroit, ainsi la délocalisation est induite plus que subie. D’ailleurs, pourquoi toujours aller vers le plus grand ? Avec le pic pétrolier, il nous faudra repenser nos déplacements, stimuler le cybertravail et miser sur ce que j’appellerais des « unités territoriales urbaines», qui rassembleront des villes, des villages et de l’urbain diffus tout en assurant à chacun des services en matière de santé et de formation. Dans son ouvrageTaille des villes, Paul Bairoch – qui a d’ailleurs enseigné à Genève – chiffre la «bonne taille» d’une agglomération à 300 000 - 500 000, des calculs plus récents tablent sur un ensemble urbain d’un million d’habitants, avec des quartiers plus denses que d’autres et une meilleure relation avec la nature cultivée...» (Paul Bairoch, 1977)

Comme Tim Rieniets, Thierry Paquot pense qu’il faut dorénavant imaginer la « réversibilité » d’un projet urbain, son «phasage» (concevoir en plusieurs phases d’aménagement, indépendantes les unes des autres), son éventuelle «reconversion». «Ce ne sont pas vraiment des termes que j’utiliserais moi-même, mais ils font à présent partie du vocabulaire des urbanistes, il n’y a pas de doute», continue-t-il. Est-ce à dire que l’on aurait enfin commencé à penser un urbanisme qui ne serait pas forcément lié à la croissance? Pas vraiment: «Cela reste de l’ordre de l’incantation», ajoute le philosophe français. «Après chaque catastrophe qui se passe hors de France, Fukushima par exemple, on est sûr que ça y est, on va changer. En réalité, on continue comme si de rien n’était… Il convient inlassablement d’informer le public et de former les élus à un urbanisme comme art de vivre ensemble, comme multiplicateur d’urbanité.»

Et en Suisse, où l’on n’a pas eu à affronter d’événement grave et récent non plus, le réflexe qui veut qu’une friche industrielle se mue tôt ou tard en «éco-quartier», peu importe si ce dernier n’est guère plus qu’un label, court toujours. L’exception, bien sûr, confirme la règle.

 

Documenter la ruine d’une ville

 

Cela fait bientôt dix ans qu’Yves Marchand et Romain Meffre photographient des ruines. D’abord en région parisienne, puis en Belgique, en Espagne et en Allemagne. En 2005, ils posent leur trépied à Détroit. Ils vont y retourner à plusieurs reprises. De toutes les Shrinking Cities, Détroit est certainement l’agglomération qui a le plus rétréci dans la seconde moitié du 20e siècle. Elle passe de 2 000 000 à 700 000 habitants. Plusieurs facteurs sont responsables de cette désaffection massive : à la désindustrialisation s’ajoute la fuite des populations blanches vers les banlieues éloignées, suite à l’arrivé des afro-américains. Le drame de Détroit est avant tout racial. Yves Marchand et Romain Meffre ont trouvé dans cette ville une multitude de bâtiments désaffectés. Pas uniquement des usines, mais aussi des hôtels, des théâtres, des gares, des écoles, des administrations. « L’état de ruine est une situation éphémère, le fragile résultat des changements d’ère et de la chute des empires. A nos yeux, il n’y a aucun endroit au monde qui symbolise plus cet état de choses que la ville de Détroit. » Véritable capitale du 20e siècle, Détroit a littéralement produit l’outil qui va servir à la dévaster : c’est la culture automobile qui a fait sa gloire, c’est elle qui va rendre possible sa désaffection par une partie de la population. 
(Les images sont issues de l’ouvrage Détroit, vestiges du rêve américain, paru en 2010 aux éditions Steidl). 
Christophe Catsaros 

Sur ce sujet