Plus que ja­mais, le lo­ge­ment fait la ville

En second plan des aspects sanitaires, la pandémie à laquelle les villes du monde font face donne à lire l’importance de leurs structures foncières, drastiquement divisées entre lieux collectifs et espaces de la vie domestique. Par un effet de vases communicants, elle interroge aussi et en particulier la nature du logement comme dernier lieu possible du retrait et d’expression de la communauté, face aux risques de contaminations. Le repli physique de toute une société vers son élément premier, l’habitation, donne l’occasion d’y porter un regard d’autant plus critique qu’il en révèle l’importance.

 

Date de publication
03-06-2020

Face à la progression croissante du secteur privé sur les structures collectives au cours du 20e siècle, la notion de «commun» incarne pour Pierre Dardot et Christian Laval l’attente d’un nouvel horizon politique pour le siècle suivant1. Associée à la tradition rurale des commons (ces ressources partagées, gérées par communautés selon des règles admises), elle évoque notamment une plus grande horizontalité d’action, mais aussi – et c’est une hypothèse – la mise en commun locale ou massive d’espaces et de conditions. Son expression dans les formes de l’habitat est l’un des points abordés par la recherche en cours au Laboratoire de Construction et Conservation (LCC) de l’EPFL. Depuis longtemps engagé dans l’étude des récurrences liées au logement, qu’elles soient simultanées ou observées dans le temps long de l’histoire de l’habitation, le laboratoire LCC évalue l’adéquation du rapport entre ville et logement, ses potentiels et les perspectives qui lui sont associées.
Dans une trajectoire renseignée de l’altérité, la pandémie de 2020 constitue un nouveau point de référence, en tant que généralisation des rapports les plus distanciés (fig.1). Un tel retentissement engage des conséquences immédiates sur l’appréhension des architectures du logement, et en premier lieu sur leurs inadéquations et leurs insuffisances. La crise sanitaire que nous traversons guidera aussi très certainement des orientations au long cours sur l’évolution du rapport entre ville et logement; et à l’appui de formes architecturales et urbaines qu’il reste à définir. Quels modèles solliciter ou échafauder pour prolonger le logement tout en préservant la ville?

La ville comme bien commun

Dans le contexte du confinement, où chacun ne peut compter que sur ses propres biens, les inégalités sociales liées à l’habitat s’affichent de manière particulièrement brutale. Elles sont encore plus rudes dans le contexte de la ville dense, qui s’est construite, d’après nos hypothèses, sur un rapport de complémentarité entre compacité bâtie et compensations collectives. Un éventail de biens et de services urbains a rendu tolérable, voire profitable, la superposition de surfaces majoritairement réduites. Dès le 19e siècle, l’autonomie de l’appartement – dont l’étymologie rappelle précisément la mise à l’écart – est étroitement liée à sa précieuse contrepartie: l’animation des villes. Selon notre lecture, les équipements, les commerces, les parcs, les rues, les cafés, pourraient constituer les pendants mutualisés d’une habitation réduite au minimum: ce qu’on perd en espace, on le gagne en partage. Or, si l’isolement prive de la mise en commun, l’équilibre se rompt. La ville n’existe plus. Seule l’habitation subsiste, dans son état tristement fragmentaire. À l’étroit, le quotidien devient précaire, et l’exode urbain, quand il est possible, s’amorce. Ceux qu’on a vu rejoindre le périurbain ou les territoires ruraux marqués par la dominante du privatif, ont fui la ville et ses conditions collectives pour des logements détachés, plus autonomes, et surtout plus grands; vivre avec un jardin les conditions d’une autonomie traditionnellement rurale. D’autres, au contraire, se donnent à cœur de cultiver les traditions pastorales du commun – coopération locale, solidarité, échanges et cercles limités, jeu répété, autonomie collective – à l’intérieur de la ville démembrée. Elle s’offre pour sauver ce qui lui reste de commun.

Form combines functions

L’expérience collective du confinement domestique est l’objet d’une situation exceptionnelle, menée sous la contrainte. Elle se fait aussi le reflet d’une inclinaison latente et autrement plus naturelle des modes d’habiter à l’indifférenciation et au repli. Espaces professionnel, médiatique, commercial, culturel, intime et civique contenus dans un même lieu commun et indifférencié: le chez soi. L’appartement, ou la maison, comme support unique et transversal de toutes les facettes de la vie sociale. Soudainement mis en exergue, et de manière radicale, ces phénomènes nourrissaient déjà la recherche d’innovations dans le logement collectif. Le plan neutre dans l’architecture radicale des années 1960 est le support d’une condensation phénoménale des fonctions. Avant lui, le plan libre est l’ouverture à l’appropriation généreuse et rationnelle de l’espace domestique. L’Unité d’habitation de Le Corbusier en précédent mémorable des dernières générations de coopératives dans l’intégration à l’échelle de l’immeuble de services urbains : buanderie, garderie, jardin communautaire, chambres d’amis, salles de fêtes et de fitness intégrées. La période traversée pourrait accentuer, sinon réorienter, de telles initiatives architecturales.
On connaissait déjà, en marge de l’architecture, la capacité éloquente des réseaux sociaux à présenter dans un même environnement – du moins en apparence – un individu, un service public ou une société multinationale. L’équivalent architectural absorberait aussi les cadres sociaux traditionnels, pour dégager une homogénéité de vie à la fois décloisonnée, unitaire et ubiquitaire2. Aussi, l’affaiblissement des frontières entre domaine public et domaine privé, travail et vie personnelle, confinement physique et mise en réseau, pourrait réconcilier la culture collective avec une homogénéité urbaine que l’on pensait abandonnée à des connotations négatives.

Le logement prolongé

Une part non négligeable de l’architecture du logement affiche déjà l’expression d’ossatures structurelles homogènes, et tend à minimiser toute connotation domestique en façade. La production des architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal est de ce point de vue particulièrement parlante, par la déclinaison d’un même langage pour tous les programmes (fig.2). C’est principalement l’appropriation des habitants, par la présence du mobilier, qui révèle la nature du programme abrité. Dans le projet ZIN de réhabilitation de deux tours à Bruxelles, par le groupement Befimmo - 51N4E / l’AUC / Jaspers-Eyers & partners, ce sont principalement les rideaux qui donneront à lire en façade les plateaux attribués à l’habitation (fig.3). De façon manifeste, ce projet représente l’avènement d’une homogénéité décomplexée des catégories programmatiques, et même politiques, en regroupant le siège de la région flamande, un hôtel, des logements, bureaux, équipements sportifs, commerces et restaurants, sous les mêmes registres architecturaux. L’ouverture des standards du bureau à ceux de l’habitation conduit à l’accentuation de cet état d’indifférenciation. La même table et le même canapé utilisés indifféremment dans un séjour ou une salle de réunion. Même ces éléments secondaires participent à la dilution des programmes à l’intérieur de trames non distinctives. Véritable argument de vente dans la promotion immobilière, la réversibilité des programmes défie la possibilité d’une architecture indifférenciée. Plus radicale encore, l’expérience de leur simultanéité constitue une puissante injonction au changement, des modes d’habiter et de leur conception.
 L’émancipation du home office, du coworking, du e-commerce, de l’agriculture urbaine ou de l’artisanat appelaient déjà à une redistribution des surfaces, des volumes, et de leurs connotations architecturales. À travers le confinement, une grande partie des travailleurs expérimentent à grande échelle la disparition vraisemblable de la sectorisation des activités qui a marqué le siècle passé. Ces évolutions structurelles, couplées aux événements soudains, modifient l’appréhension des espaces habités hérités de la modernité. Elles accompagnent déjà, dans une partie de la production contemporaine, la construction d’un nouvel imaginaire architectural, que les perspectives intérieures des concours s’attachent à rendre lisible et désirable. L’expression devenue courante de milieux communs, harmonieux et indifférenciés, rend la nature de l’espace représenté plus difficile à définir. Les salles de réunion ressemblent à des cuisines partagées, et inversement. Les espaces de travail, cols bleus ou blancs, se confondent alternativement avec les images du garage domestique ou de l’espace du salon, telles qu’elles sont véhiculées dans la production courante. Le recours massif à la végétation, y compris en étages, ne fait qu’accentuer la perception d’une telle homogénéité. La célébration de l’indifférenciation est aujourd’hui mise à l’épreuve de l’expérience collective du confinement – instructive ou traumatisante – et de son impact sur la perception des futurs projets.
La disparition des limites associées aux fonctions traditionnellement distinctes de la ville, que les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM) avaient reconduite de la révolution industrielle, pourrait profiler l’obsolescence des catégories bâties correspondantes. L’ampleur de l’indifférenciation pourrait mettre en péril le logement en tant que programme architectural limité à la définition du foyer3, pour l’ouvrir vers des perspectives plus larges et plus diffuses, dans une extension de ses capacités, capable d’endosser d’autres attentes4. À l’image de l’expérience que nous donne à vivre le confinement, l’indifférenciation architecturale produirait paradoxalement une mono-fonctionnalité urbaine, dans laquelle le logement prolongé, à lui seul, constituerait la ville5.

Notes

 

1. Pierre Dardot et Christian Laval comptent parmi les principaux initiateurs du débat francophone autour du commun, en tant que large vecteur de changements politiques et sociaux. Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.

 


2. Alain Guiheux définit «le grand espace commun» comme la recherche d’abolition des grandes dualités qui ont toujours balisé la pensée architecturale. Alain Guiheux, Le grand espace commun, Genève, MētisPresses, 2017.

 


3. C’est le constat porté par Paul Landauer à propos de l’altération contemporaine des catégories bâties. Paul Landauer, «La fin du logement», dans Frédéric Lenne (éd.), Habiter. Imaginons l’évidence !, Paris, Dominique Carré, 2013, pp. 34-38.

 


4. Siegfried Giedion présentait dès 1958 sa conviction que le logement composé exclusivement d’unités d’habitation n’est pas suffisant, et qu’il lui faut penser des extensions. On lui doit l’expression de «logement prolongé». Siegfried Giedion, Architecture, You and Me, Cambridge, Harvard University Press, 1958.

 


5. Valentin Bourdon, Alessandro Porotto, «De l’Existenzminimum à l’existence commune», Actes de la Journée Bernardo Secchi du 24 septembre 2019, sous la direction de Panos Mantziaras et Paola Viganò, Fondation Braillard, août 2020 (à paraître aux Éditions MētisPresses).

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