Pieux éner­gé­tiques

Une technologie en devenir

On sait aujourd’hui que les géo-structures en contact avec le sol (ancrages des tunnels, dalles de fondation, fondations profondes, murs de soutènement, etc.) peuvent être utilisées pour échanger de la chaleur avec le sol (Adam et Markiewicz, 2009). L’utilisation de ces structures à des fins énergétiques induit cependant des sollicitations thermiques additionnelles (contraintes et déformations) qui peuvent être importantes et doivent être prises en compte lors de la conception, notamment dans le cas de pieux de fondation.

Date de publication
14-02-2012
Revision
19-08-2015

L’utilisation de géo-structures énergétiques peut conduire à une forte réduction des émissions de CO2 d’un bâtiment. Selon les besoins d’exploitation, il est en effet possible soit d’extraire de la chaleur du sol pour chauffer un bâtiment pendant l’hiver (pompe à chaleur), soit au contraire de la réinjecter dans le sol pendant l’été pour assurer sa climatisation.
En matière de production de chaleur, il est possible d’extraire de 20 à 100 W par mètre
de pieu, des valeurs qui varient en fonction des propriétés du sol, de la géométrie de la fondation et des conditions d’exploitation du système. A titre d’exemple, une sonde géothermique peut produire à long terme entre 75 et 150 kWh/m par an (Boennec, 2009). 
L’échange de chaleur entre le sol et la structure en béton est assuré par un système de tubes disposés à l’intérieur de cette dernière et au sein duquel circule un fluide caloporteur. Si le sol est suffisamment perméable (écoulement de l’eau souterraine supérieur à 0,5-1 m par jour), le stockage saisonnier de chaleur n’est pas réalisable et l’extraction est découplée de l’injection. Dans ce cas, la température du sol, qui aurait tendance à diminuer lors de l’extraction (hiver), se rééquilibre grâce à l’écoulement souterrain. Il est aussi possible d’utiliser le système pour la climatisation en injectant de la chaleur pendant l’été. Néanmoins, celle-ci risque d’être transportée par convection. Dans ce cas de figure, elle ne restera pas stockée dans le sol et n’est plus réutilisable pour chauffer pendant l’hiver. Si l’écoulement est très faible, une recharge thermique du sol est nécessaire afin de garder la température du sol constante sur le long terme et le système doit donc être utilisé en refroidissement aussi (SIA, 2005).
Le principal avantage de la mise en place de géo-structures énergétiques par rapport à d’autres systèmes géothermiques tient au fait qu’on utilise des éléments structuraux qui sont nécessaires pour des raisons statiques et doivent par conséquent être réalisés indépendamment de toutes considérations énergétiques.

Exemples d’application

Les géo-structures énergétiques se sont développées en Europe et dans le reste du monde à partir des années 1980 (Brandl, 2006). En Suisse, plus d’une quarantaine de projets ont déjà été réalisés dans des écoles, des bâtiments privés ou des constructions publiques. Le plus connu d’entre eux est sans doute le terminal E de l’aéroport de Kloten, mis en service en 2003. Conçu par Amstein et Walthert SA, en partenariat avec ARGE ZAYETA, il repose sur un terrain argileux-limoneux et ses fondations sont constituées de 350 pieux forés de 27 m de longueur avec un diamètre compris entre 90 et 150 cm. Parmi eux, 306 sont équipés comme pieux énergétiques et fournissent 85 % du besoin de chaleur annuel. Le refroidissement du bâtiment est aussi réalisé à l’aide des pieux échangeurs (SIA, 2005). 
On trouve de nombreux autres exemples de géo-structures énergétiques : le Lainzer Tunnel à Vienne, la Main Tower à Frankfurt ou encore le One New Change Building à Londres. 
Dans le cas du Lainzer Tunnel, la chaleur est échangée avec le sol à l’aide de murs latéraux, faits de pieux de 20 m de longueur et 120 cm de diamètre. Un pieu sur trois étant équipé, le système comprend 59 pieux échangeurs utilisés pour du chauffage (Brandl, 2006).
La Main Tower est un bâtiment de 198 m de hauteur qui repose sur 302 pieux forés, dont 262 sont équipés comme pieux échangeurs. La construction inclut en outre 130 pieux énergétiques intégrés dans les murs latéraux de soutien. Le système géothermique a une puissance de chauffage et de refroidissement de 1000 kW. L’énergie disponible pour le chauffage est d’environ 2350 MWh/an et celle de refroidissement de 2410 MWh/an (Katzenbach, Ramm et Waberseck, 2009).
Le One New Change Building a été inauguré en 2010. Cette construction repose sur 219 pieux énergétiques forés, qui fournissent, combinés avec des puits géothermiques, une puissance de 1638 kW en chauffage et 1742 kW en refroidissement.
Cette technologie commence aussi à se s’implanter aux Etats Unis et en Asie, à l’instar de ce qui se fait pour la Shanghai Tower, actuellement en construction. Cette tour, qui sera la plus haute de Chine avec ses 630 m, reposera sur 2000 pieux de 86 m de long et 1 m de diamètre, dont une centaine seront des pieux énergétiques.

Des effets peu connus

Malgré le nombre croissant de géo-structures énergétiques déjà opérationnelles, leur conception reste principalement basée sur des recommandations. Il n’existe pas encore de normes permettant un véritable dimensionnement géotechnique ; cette carence est principalement imputable aux connaissances encore limitées du comportement thermomécanique de ce type de structures.
L’utilisation de fondations pour garantir l’échange de chaleur avec le sol engendre une modification des variations de température du sol et de la structure, un phénomène qui n’est pas sans conséquence sur le fonctionnement global du système. Les pieux énergétiques sont ainsi soumis à un chargement thermomécanique qui se traduit par des déformations supplémentaires. En s’opposant partiellement à ces déformations, le sol de fondation génère alors des contraintes additionnelles dans les pieux. De plus, les variations cycliques de température, imposées par les pieux sur le sol, ont aussi un effet sur le comportement thermomécanique du sol, en termes de déformation et résistance au cisaillement. 
Finalement, il convient de signaler le rôle important joués par les effets de groupe dans la conception de fondations énergétiques. Si on imagine par exemple de chauffer un seul pieu situé au sein d’un groupe, sa dilatation thermique sera contrariée par la présence des autres pieux qui, du fait de leur température constante, ne se dilateront pas avec lui ; un phénomène qui sera à l’origine de contraintes thermiques encore plus élevées dans le pieu en question.

Sollicitations supplémentaires

Lorsqu’elle est libre de se déformer, une barre en béton se dilate sous l’effet d’une augmentation de sa température ou se contracte en cas de refroidissement. Les fondations profondes de type pieux ne sont toutefois pas à même d’accepter librement de tels mouvements. Prisonnières qu’elles sont du sol dans lequel elles sont construites (efforts de frottement le long des pieux), leurs extrémités sont en outre partiellement bloquées, par la présence du bâtiment à la tête du pieu et, parfois, par une couche rigide située à leur base (effet de pointe). Leur déformation thermique est par conséquent partiellement empêchée, une situation qui se traduit par une contrainte additionnelle qui doit être considérée comme une charge supplémentaire appliquée au pieu. De plus, la part de déformation thermique qui n’est pas empêchée se traduit par des déplacements additionnels qui concernent aussi bien la fondation que la structure qui repose sur elle.
L’ordre de grandeur et la distribution des contraintes et déformations thermiques des pieux dépendent ainsi à la fois du type de sol (angle de frottement) dans lequel ils sont réalisés et des conditions de déplacement qui sont imposées à leurs extrémités (Knellwolf, Peron et Laloui, 2011). Dans des conditions normales, un pieu soumis à une sollicitation verticale subit des contraintes normales de compression qui l’amènent à subir un tassement qui dépend essentiellement de l’intensité de la charge imposée. Si un tel pieu est soumis à une diminution de température, il se contracte et toute forme d’opposition à cette contraction (sol, structure, ...) se traduit par une contrainte additionnelle de traction. Dans ce cas, la répartition des déformations du pieu sur sa longueur montrent que sa partie supérieure a tendance à s’enfoncer vers le bas alors que la partie inférieure tend à bouger vers le haut. Il existe donc un point sur la longueur du pieu qui ne bouge pas : c’est le point nul. En outre, dans la partie supérieure du pieu, le frottement d’interface généré par les mouvements thermiques est mobilisé dans la même direction que celui pour la charge mécanique alors que, dans sa partie inférieure, le frottement s’exerce dans la direction inverse. Symétriquement, lorsque le pieu se réchauffe, la dilatation empêchée se traduit par une contrainte additionnelle de compression. Dans ce cas, la déformation du pieu est telle que sa partie supérieure bouge vers le haut, alors que sa partie inférieure tend à s’enfoncer vers le bas.
En conclusion, on constate que le chargement thermique des pieux induit des contraintes et des déformations additionnelles qui influencent diversement la stabilité et les tassements de la structure.

Comportement thermomécanique des sols

La réponse des sols à une charge thermique joue elle aussi un rôle important dans le comportement des géo-structures énergétiques. Selon l’historique de chargement des matériaux qui le composent, la réponse du sol à des variations de température peut être contractante ou dilatante. En particulier, on différencie un sol normalement consolidé, pour lequel la charge mécanique actuelle correspond à la charge maximale à laquelle il a été soumis, d’un sol sur-consolidé, qui a été soumis à une charge supérieure à l’actuelle. C’est ainsi que, en cas d’échauffement, des sols normalement consolidés montrent une contraction quasiment irréversible en cas de refroidissement. A l’opposé, toujours en cas de réchauffement, les sols sur-consolidés montrent une dilatation quasi réversible lors du refroidissement (Cekerevac et Laloui, 2004).
En outre, la dépendance de l’angle de frottement vis-à-vis de la température (Hueckel, François et Laloui, 2011) et l’augmentation du module élastique initial (Burghignoli, Desideri et Milizaino, 2000) sont des aspects à considérer dans un dimensionnement. Il a ainsi été montré que la température peut avoir un effet sur l’angle de frottement de pic, tandis que l’angle de frottement à l’état critique reste constant même pour des températures très élevées. Concernant le module élastique, un certain nombre d’études expérimentales ont montré que l’échauffement produit une augmentation de la rigidité initiale du sol, qui est moins importante pour des états de contraintes supérieures. 

Evaluation in situ du comportement de pieux énergétiques

Les essais expérimentaux in situ sur des pieux équipés pour des échanges de chaleur constituent un moyen très intéressant pour étudier le comportement thermomécanique des pieux énergétiques. C’est ainsi qu’un essai in-situ a été réalisé sur le campus de l’EPFL en 1998 (Laloui, Moreni et Vulliet, 2003). Le pieu-testé a un diamètre de 88 cm et une longueur de 25,8 m. Le pieu a été soumis à des cycles d’échauffement et refroidissement, avec des variations de température entre 10 et 35° C, sous des charges mécaniques correspondant à différentes phases de la construction du bâtiment. 
Parmi les résultats de ce test, on soulignera le fait que le degré de liberté du pieu (ratio entre la déformation thermique mesurée et celle qu’on aurait si le pieu était libre de se déformer thermiquement) diminue avec l’augmentation de la charge mécanique et que la déformation mesurée était thermo-élastique. De plus, on a observé que les déplacements dus à la température étaient du même ordre de grandeur de ceux induits par la charge mécanique. Enfin, les contraintes thermiques induites étaient importantes au regard des contraintes mécaniques. 
Cependant, il faut noter que le pieu-testé était le seul à être chauffé parmi les autres pieux de la fondation. En raison de l’effet de groupe évoqué plus haut, sa déformation thermique était probablement plus contrariée que dans un cas réel, avec comme conséquence que ses contraintes thermiques additionnelles étaient accrues.

Thermo-Pile : un outil pour le dimensionnement des pieux énergétiques

L’expertise acquise au Laboratoire de mécanique des sols de l’EPFL a permis de développer un outil informatique de dimensionnement des pieux énergétiques, Thermo-Pile (Knellwolf, Peron et Laloui, 2011).  A partir des paramètres standards du sol (angle de frottement et cohésion), il permet de calculer les effets induits par la température sur un pieu isolé, en terme de contraintes et de déformations. 
Thermo-Pile repose sur la discrétisation d’un pieu en un certain nombre d’éléments, ce qui permet de tenir compte de plusieurs couches de sol qui présentent des différentes propriétés. L’interaction entre la structure et le sol est modélisée par des ressorts qui ont un comportement elasto-plastique. La déformation du pieu est considérée comme thermo-réversible. Différentes lois de transfert de charge sont disponibles pour décrire à la fois la relation entre le déplacement latéral et le frottement latéral ainsi que celle entre le déplacement à la base du pieu et la charge transmise à la base du pieu (Frank et Zhao, 1982). Le logiciel a été validé sur la base de tests in situ. La figure 9 illustre la comparaison entre les mesures expérimentales et les résultats numériques en termes de contraintes pour le pieu-testé à l’EPFL, pour une variation de température de 17,4° C allant de 16,6° C à 34° C.

Une technologie en devenir

L’exploitation énergétique des géo-structures représente une nouvelle technologie en plein développement, en Suisse et à l’étranger. Le nombre de structures qui reposent sur des pieux échangeurs augmente exponentiellement et ne semble pas s’arrêter. De nombreux nouveaux projets de géo-structures énergétiques sont en cours de réalisation. Comme il s’agit d’une nouvelle technologie de construction, les connaissances scientifiques nécessaires doivent être acquises. Dans ce sens, de nombreux projets de recherche et d’autres tests in situ sont aujourd’hui en cours. Le Laboratoire de mécanique des sols de l’EPFL continue à s’engager dans ce domaine. Récemment, un nouveau site expérimental a été conçu dans les fondations du nouveau centre des congrès de l’EPFL. Il inclut quatre pieux-test, entièrement équipés et instrumentés, qui permettront d’investiguer la réponse de ce type de fondation sous différentes configurations et d’acquérir des connaissances majeures sur leur comportement.

 

Alice Di Donna est ingénieur civil, diplômée du civil Politecnico di Torino et doctorante à l'EPFL.
Lyesse Laloui est ing. civil, professeur à l'EPFL au Laboratoire de mécanique des sols. 

 

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