Pélicans, nénuphars et carte Maestro
Ici et ailleurs
Eugène oublie sa carte Maestro dans un bancomat à Tulcea
Après un voyage en train de six heures depuis Bucarest, je débarque à Tulcea. Cette grosse bourgade ni belle ni moche, qui s’étale le long du Danube, constitue le point de départ naturel pour une escapade dans le delta. De là, le fleuve se divise en trois bras. Je me propose de suivre celui du milieu.
Mais au moment d’embarquer sur le ferry, je me rends compte que je n’ai pas assez d’argent cash avec moi (je suppose qu’on ne trouve pas des bancomats dans les villages paumés du delta). Je fonce dans une banque près du port pour retirer l’équivalent de 150 francs. En revenant au bateau, je réalise que dans ma précipitation, j’ai oublié ma carte Maestro dans le bancomat ! Je cours la récupérer. Moins d’une minute a dû passer. Mais la carte n’est plus là ! Je me précipite à l’intérieur de la banque pour expliquer la situation. L’employée me demande s’il s’agit d’une carte Maestro suisse. Je confirme. Ouf ! L’automat a avalé ma carte par mesure de sécurité et maintenant on va me la restituer.
Maintenant, ça va être compliqué, me prévient l’employée.
J’ai beau répéter qu’on est vendredi après-midi et que le dernier bateau part dans dix minutes, on m’explique que la procédure à suivre est d’appeler ma banque en Suisse qui enverra une attestation certifiant que je suis client chez eux. J’exhibe mon passeport pour prouver que le nom figurant en page trois est rigoureusement identique à celui inscrit sur la carte Maestro.
Appelez votre banque, s’il vous plaît.
Je fais remarquer que je ne connais pas par cœur le téléphone d’urgence du Credit Suisse. L’employée se rend alors dans un bureau attenant et revient avec
la photocopie de ma carte Maestro, où figure le numéro de téléphone. Là, j’explose : qu’elle me rende ma carte et qu’on n’en parle plus ! Non non.
Je compose le numéro. Une jeune femme à l’accent suisse allemand me prévient qu’avant de répondre à ma requête, elle doit procéder à une brève identification. Elle va donc me poser quelques questions concernant
Je boucle. Je fonce au débarcadère. Le dernier bateau est déjà parti. J’enrage. Un marin me propose de m’emmener sur sa petite embarcation jusqu’au village de Crisan. Son prix est assez astronomique, mais je n’ai pas le choix.
Une heure plus tard, me voilà chez les Lipovènes ! Des blonds aux yeux bleus. Des Russes qui ont fui les réformes religieuses de Pierre le Grand trois siècles plus tôt pour se cacher ici, en plein delta du Danube. Le village se réduit à deux rues en terre, parallèles au bras du fleuve. Au bistrot, les babouchkas et les pêcheurs passent allégrement du russe au roumain. Je loue une chambre dans une famille. Pension complète avec soupe de brochet, sandre grillée, truite au four.
Si je veux du poisson au petit-déj, je n’ai qu’à demander
Le chef de famille m’organise une virée sur les lacs. La barque emprunte les nombreux canaux et slalome entre les nénuphars. Le ciel immense se regarde dans l’eau. On débouche sur un lac ; une colonie de pélicans peuple la rive opposée.
Soudain, mon iPhone vibre. C’est ma banque !
Une conversation surréaliste s’engage entre le service client de Maestro quelque part à Oerlikon et moi, assis dans une barque, pilotée par un Lipovène, le long des roseaux du delta. J’apprends que l’attestation ne pourra pas être envoyée avant lundi matin. Tant pis, je me débrouillerai avec ce que j’ai en poche.
Le lendemain, dimanche, je pousse la porte de l’église bleue pour assister à une messe de Vieux Croyants. Le sol en carrelage est tapissé de sauge odorante. Les hommes sont vêtus d’une chemise de soie colorée et d’un pantalon blanc retenu par une ceinture en tissu. Les femmes, cantonnées à l’arrière de l’église, portent un fichu et une longue robe noire à fleurs mauves.
A midi, je prends le bateau jusqu’à Sulina, station balnéaire au bord de la Mer Noire. Je salive devant les bancomats, alignés près des restaurants. Je sympathise avec un éleveur de chevaux du delta. Je n’ai plus grand chose en poche, mais il accepte de m’emmener en jeep voir son troupeau. On pénètre dans la réserve naturelle de Letea. L’éleveur m’explique que près de trois mille chevaux sauvages parcourent les forêts et les dunes de sables. Au départ, ils appartenaient à des paysans, mais faute d’argent pour l’entretien, on a fini par les relâcher. Chaque hiver, beaucoup d’entre eux meurent de froid et de faim.
L’argent, toujours l’argent, résume mon guide. Au fait, d’où venez-vous ?
De Suisse.
Ah oui ? Ma sœur travaille près de Zurich. Chez Maestro, je crois.